Recueil annuel des études 2022 (II. LE REGIME DES CLAUSES ABUSIVES A L’EPREUVE DU DROIT EUROPEEN)

Étude

  • Contentieux des clauses abusives : illustration d'un dialogue des juges
  • Les enjeux juridiques des locations de courte durée
  • Retour sur un bris de jurisprudence : la réforme de l'article 1843-4 du code civil
  • Restructuration des sociétés : quelle responsabilité pénale pour les personnes morales

  • Contrat
  • Europe
  • Economie
  • Grands principes du droit
  • Immobilier
  • Institution judiciaire
  • Pénal
  • droit européen
  • prescription
  • bail d'habitation
  • contrats et obligations conventionnelles
  • copropriété
  • société
  • droit des sociétés
  • personne morale
  • responsabilité pénale
  • fraude
  • preuve

Étude

Recueil annuel des études 2022 (II. LE REGIME DES CLAUSES ABUSIVES A L’EPREUVE DU DROIT EUROPEEN)

II. LE REGIME DES CLAUSES ABUSIVES A L’EPREUVE DU DROIT EUROPEEN

Usant de sa compétence d’interprétation du droit de l’Union et faisant application des grands principes qui gouvernent sa jurisprudence, la Cour de justice a précisé, au gré des renvois préjudiciels, le régime applicable aux clauses abusives, s’agissant de la prescription (A), de la qualité des parties (B), de l’étendue du contrôle (C), du déséquilibre significatif (D) et du sort des dispositions contractuelles (E).

A. La prescription

Si l’article 6, § 1, de la directive 93/13 dispose que « les États membres prévoient que les clauses abusives figurant dans un contrat conclu avec un consommateur par un professionnel ne lient pas les consommateurs », ceux-ci peuvent-ils, pour autant, opposer l’existence d’une clause abusive sans limite de temps ?

La question n’a pas manqué de diviser la doctrine, scindée entre les partisans d’une théorie de l’inexistence, exclusive de toute prescription, et les défenseurs d’une application universelle de la prescription.

En vue de surmonter cette opposition, le tribunal de grande instance de Paris a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle aux fins de savoir si la directive 93/13 s’opposait à l’application des règles de la prescription pour la déclaration du caractère abusif d’une clause contractuelle insérée dans un contrat de prêt.

Dans sa réponse [22], après avoir rappelé que les modalités de mise en œuvre de la protection des consommateurs prévue par la directive 93/13 relevaient en principe de l’ordre juridique interne des États membres en vertu du principe de l’autonomie procédurale de ces derniers, la Cour de justice énonce que ces modalités ne doivent pas rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union, sous peine de porter atteinte au principe d’effectivité. Elle ajoute que la directive précitée impose aux États membres de prévoir des moyens adéquats et efficaces afin de faire cesser l’utilisation d’une clause abusive et que celle-ci doit être considérée, en principe, comme n’ayant jamais existé, de sorte qu’elle ne saurait avoir d’effet à l’égard du consommateur. Elle déduit de ce qui précède qu’« il y a lieu de considérer que, afin notamment d’assurer une protection effective des droits que le consommateur tire de la directive 93/13, celui-ci doit pouvoir soulever, à tout moment, le caractère abusif d’une clause contractuelle non seulement en tant que moyen de défense, mais également aux fins de faire déclarer par le juge le caractère abusif d’une clause contractuelle, de sorte qu’une demande introduite par le consommateur aux fins de la constatation du caractère abusif d’une clause figurant dans un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur ne saurait être soumise à un quelconque délai de prescription » (point 38).

Une telle solution était en germe dans l’arrêt Cofidis (cf. supra, note 10, I.A, dont on a vu qu’il permet au juge national de relever d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle, nonobstant l’acquisition du délai biennal de forclusion prévu en droit interne.

Si l’écoulement du temps ne peut donc faire échec à une demande fondée sur l’existence d’une clause abusive, encore faut-il que celle-ci figure dans un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur, d’où l’importance de la qualité des parties.

 


 [22]. CJUE, arrêt du 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance, C-776/19 à C-782/19.

 

B. La qualité des parties

Est ici en cause l’interprétation de l’article 2 de la directive 93/13, qui définit les notions de consommateur et de professionnel, soit les parties aux contrats relevant de la directive, étant rappelé que notre droit interne étend le régime protecteur des clauses abusives aux non-professionnels [23], conséquence d’une directive d’harmonisation minimale.

Pour mémoire, l’article 2, sous b), définit le consommateur comme « toute personne physique qui, dans les contrats relevant de la présente directive, agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité professionnelle », tandis que l’article 2, sous c), définit le professionnel comme « toute personne physique ou morale qui, dans les contrats relevant de la présente directive, agit dans le cadre de son activité professionnelle, qu’elle soit publique ou privée ».

Ces définitions n’ont pas suffi à lever tout doute sur les notions de « professionnel » et de « consommateur », si bien que divers renvois préjudiciels sont intervenus sur ce thème, dont certains seront évoqués ci-après.

S’agissant de la notion de « professionnel », une juridiction belge a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle aux fins de savoir si un établissement d’enseignement libre subventionné, qui, par contrat, était convenu avec l’une de ses étudiantes de facilités de paiement de sommes dues au titre de droits d’inscription et de frais liés à un voyage d’études, devait être considéré, aux termes de ce contrat, comme un « professionnel » au sens de la directive 93/13.

Dans sa réponse, la Cour de justice [24] indique que l’article 2, sous c), « n’exclut de son champ d’application ni les entités poursuivant une mission d’intérêt général ni celles qui revêtent un statut de droit public » (point 51), avant de préciser que la notion de « professionnel » est une « notion fonctionnelle impliquant d’apprécier si le rapport contractuel s’inscrit dans le cadre des activités auxquelles une personne se livre à titre professionnel » (point 55), ce dont elle déduit que, dans l’affaire en examen, l’établissement scolaire, qui a fourni à l’une de ses étudiantes, au demeurant en situation d’infériorité à l’égard de son cocontractant, une prestation complémentaire et accessoire à son activité d’enseignement subventionné, doit être considéré comme un « professionnel » au sens de la directive 93/13.

S’agissant cette fois de la notion de « consommateur », une juridiction hongroise a saisi la Cour de justice aux fins de savoir si l’article 2, sous b), devait être interprété comme incluant ou excluant de la définition de « consommateur » une personne physique exerçant la profession d’avocat qui conclut un contrat de crédit avec une banque, sans que le but du crédit soit précisé dans ce contrat, celui-ci mentionnant toutefois la qualité de caution hypothécaire du cabinet d’avocat de cette personne physique.

Dans sa réponse, la Cour de justice [25] rappelle que, pour apprécier la qualité de consommateur, « le juge national doit tenir compte de toutes les circonstances de l’espèce, et notamment de la nature du bien ou du service faisant l’objet du contrat considéré, susceptibles de démontrer à quelle fin ce bien ou ce service est acquis » (point 23). Elle précise que la notion de consommateur, au sens de l’article 2, sous b), a un caractère objectif et est indépendante des connaissances concrètes que la personne concernée peut avoir. Elle ajoute qu’un avocat qui conclut, avec une personne physique ou morale agissant dans le cadre de son activité professionnelle, un contrat qui, faute d’avoir trait à l’activité de son cabinet, n’est pas lié à l’exercice de sa profession d’avocat, se trouve, à l’égard de cette personne, en situation d’infériorité concernant tant son pouvoir d’information que de négociation. Elle en déduit que, nonobstant le niveau élevé de compétences techniques de l’avocat, celui-ci peut être regardé comme un consommateur au titre du contrat principal de crédit, peu important les circonstances de conclusion du contrat accessoire souscrit par ce même avocat aux fins de garantir la créance née du contrat principal.

S’interrogeant tant sur la qualité de « consommateur » que de « professionnel » des parties à un contrat litigieux, la Cour de cassation a, par arrêt du 4 octobre 2017 [26], saisi la Cour de justice aux fins de savoir si l’article 2, sous b) et c), de la directive 93/13 devait être interprété en ce sens que, d’une part, le salarié d’une entreprise et son conjoint, qui concluent avec cette entreprise, en l’occurrence la société EDF, un contrat de crédit, réservé, à titre principal, aux membres du personnel de ladite entreprise, destiné à financer l’acquisition d’un bien immobilier à des fins privées, doivent être considérés comme des « consommateurs », au sens de cet article 2, sous b), et, d’autre part, si, en ce qui concerne l’octroi de ce crédit, cette même entreprise doit être considérée comme un « professionnel », au sens dudit article 2, sous c).

En réponse, la Cour de justice [27] indique que « le fait qu’une personne physique conclut un contrat, autre qu’un contrat de travail, avec son employeur, ne fait pas, en tant que tel, obstacle à ce que cette personne soit qualifiée de “consommateur” » (point 29). Elle précise que, tout comme la notion de consommateur, celle de professionnel « présente un caractère objectif et ne dépend pas de ce que le professionnel décide de traiter comme son activité principale ou secondaire et accessoire » (point 41). Elle ajoute que, « même si l’activité principale d’un employeur tel qu’EDF consiste non pas à offrir des instruments financiers, mais à fournir de l’énergie, cet employeur dispose des informations et des compétences techniques, des ressources humaines et matérielles qu’une personne physique, à savoir l’autre partie au contrat, n’est pas censée avoir » (point 40). Elle termine en indiquant que l’interprétation large de la notion de professionnel, au sens de la directive 93/13, « sert à mettre en œuvre l’objectif de cette directive consistant à protéger le consommateur en tant que partie faible au contrat conclu avec un professionnel et à rétablir l’équilibre entre les parties » (point 42). Elle en déduit que, s’agissant du contrat de prêt litigieux, les coemprunteurs solidaires doivent être regardés comme des consommateurs, et le prêteur comme un professionnel, peu important que ce dernier n’ait pas pour activité principale de consentir des crédits.

À supposer que la clause litigieuse soit insérée dans un contrat liant un professionnel à un consommateur, encore faut-il qu’elle soit éligible au contrôle du juge.

 


 [23]. 1re Civ., 15 mars 2005, pourvoi n° 02-13.285, Bull. 2005, I, n° 136.

 [24]. CJUE, arrêt du 17 mai 2018, Karel de Grote - Hogeschool Katholieke Hogeschool Antwerpen, C-147/16.

 [25]. CJUE, arrêt du 3 septembre 2015, Costea, C-110/14.

 [26]. 1re Civ., 4 octobre 2017, pourvoi n° 16-12.519.

 [27]. CJUE, arrêt du 21 mars 2019, Pouvin et Dijoux, C-590/17.

 

C. L’étendue du contrôle

Est ici en cause l’interprétation de l’article 4, § 2, de la directive 93/13, qui dispose que « l’appréciation du caractère abusif des clauses ne porte ni sur la définition de l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation entre le prix et la rémunération, d’une part, et les services ou les biens à fournir en contrepartie, d’autre part, pour autant que ces clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible ».

La directive 93/13 étant d’harmonisation minimale, les États membres dont la législation garantit un niveau de protection plus élevé au consommateur peuvent prévoir que le juge national pourra procéder à un contrôle plus étendu.

C’est ainsi que, saisie par une décision d’une juridiction espagnole, qui s’interrogeait sur la possibilité pour un État membre de prévoir, dans son ordre juridique, un contrôle du caractère abusif des clauses portant sur la définition de l’objet principal du contrat ou sur l’adéquation du prix, même si lesdites clauses sont rédigées de façon claire et compréhensible, la Cour de justice  [28], après avoir précisé que l’article 4, § 2, précité, ne fait pas partie des dispositions qui fixent de manière impérative le champ d’application matériel de la directive 93/13, énonce que l’article 8 de cette directive, qui prévoit formellement la possibilité pour les États membres d’adopter ou de maintenir, dans le domaine régi par la directive, des dispositions plus strictes, compatibles avec le traité, pour assurer un niveau de protection plus élevé au consommateur, s’applique à l’article 4, § 2. Elle en déduit qu’une réglementation nationale peut parfaitement autoriser un contrôle juridictionnel du caractère abusif des clauses contractuelles portant sur la définition de l’objet principal du contrat ou sur l’adéquation du prix, quand bien même ces clauses seraient rédigées de façon claire et compréhensible.

Lorsqu’un État membre a transposé l’article 4, § 2, de la directive 93/13 sans ménager un degré de protection plus élevé au consommateur, le juge national ne peut contrôler le caractère abusif de la clause portant sur le prix ou l’objet principal du contrat que lorsque celle-ci n’est pas rédigée de manière claire et compréhensible, l’objectif de transparence poursuivi par le législateur européen n’étant alors pas atteint.

Aussi, dans une telle hypothèse, la définition des clauses portant sur le prix et l’objet principal du contrat s’avère déterminante, de même que celle du manque de clarté et de compréhensibilité.

À cet égard, la Cour de justice a été saisie par une juridiction hongroise, qui s’interrogeait, d’une part, sur le fait de savoir si la clause contractuelle déterminant le taux de change d’un emprunt libellé en devise étrangère relevait de l’objet principal du contrat, d’autre part, sur le sens qu’il convenait de donner à l’exigence de clarté et de compréhensibilité d’une clause contractuelle.

Dans sa réponse, la Cour de justice  [29] précise que, « compte tenu [...] du caractère dérogatoire de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 93/13 et de l’exigence d’une interprétation stricte de cette disposition qui en découle, les clauses du contrat qui relèvent de la notion d’ “objet principal du contrat”, au sens de cette disposition, doivent s’entendre comme étant celles qui fixent les prestations essentielles de ce contrat et qui, comme telles, caractérisent celui-ci » (point 49). Quant à l’exclusion du contrôle des clauses de prix ou de rémunération, au sens de l’article 4, § 2, de la directive, la Cour de justice indique qu’elle « a une portée réduite, dès lors que cette exclusion ne porte que sur l’adéquation entre le prix ou la rémunération prévu et les services ou les biens à fournir en contrepartie » (point 54), autrement dit sur le rapport qualité/prix de la prestation ou du produit offerts au consommateur.

Dans ce même arrêt, la Cour de justice ajoute, s’agissant de l’impératif de clarté de la clause, que « l’exigence de transparence des clauses contractuelles posée par la directive 93/13 ne saurait donc être réduite au seul caractère compréhensible sur les plans formel et grammatical de celles-ci » (point 71) et que l’exigence de transparence qui s’impose au professionnel doit être entendue de manière extensive. C’est ainsi que, dans l’affaire ayant motivé le renvoi préjudiciel, le contrat de prêt litigieux devait exposer de manière transparente le fonctionnement concret du mécanisme de conversion de la devise étrangère auquel se réfère la clause concernée, ainsi que la relation entre ce mécanisme et celui prescrit par d’autres clauses relatives au déblocage du prêt, de sorte que ce consommateur soit mis en mesure d’évaluer, sur le fondement de critères précis et intelligibles, les conséquences économiques qui en découlent pour lui.

Ainsi qu’indiqué précédemment, l’arrêt précité a été rendu dans un litige relatif à un prêt libellé en devise étrangère. Ce type de prêt a suscité un abondant contentieux au sein de l’Union, ce qui a entraîné une série de renvois préjudiciels qui ont donné l’occasion à la Cour de justice de conforter et de préciser son interprétation de l’article 4, § 2, précité, en ce qu’il exige que la clause soit rédigée de façon claire et compréhensible.

C’est ainsi, par exemple, que, saisie par une juridiction roumaine, la Cour de justice  [30] précise « qu’une clause selon laquelle le prêt doit être remboursé dans la même devise étrangère que celle dans laquelle il a été contracté [doit être] comprise par le consommateur à la fois sur le plan formel et grammatical, mais également quant à sa portée concrète, en ce sens qu’un consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, puisse non seulement connaître la possibilité de hausse ou de dépréciation de la devise étrangère dans laquelle le prêt a été contracté, mais aussi évaluer les conséquences économiques, potentiellement significatives, d’une telle clause sur ses obligations financières » (point 51).

Saisie par une juridiction hongroise, la Cour de justice  [31] confirme cette position en indiquant que l’exigence de clarté « implique qu’une clause relative au risque de change soit comprise par le consommateur à la fois sur les plans formel et grammatical, mais également quant à sa portée concrète, en ce sens qu’un consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, puisse non seulement avoir conscience de la possibilité de dépréciation de la monnaie nationale par rapport à la devise étrangère dans laquelle le prêt a été libellé, mais aussi évaluer les conséquences économiques, potentiellement significatives, d’une telle clause sur ses obligations financières » (point 78).

De même encore, saisie par le tribunal de grande instance de Paris, la Cour de justice  [32] précise que l’exigence de transparence des clauses du contrat de prêt « qui prévoient que la devise étrangère est la monnaie de compte et que l’euro est la monnaie de paiement et qui ont pour effet de faire porter le risque de change sur l’emprunteur, est satisfaite lorsque le professionnel a fourni au consommateur des informations suffisantes et exactes permettant à un consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, de comprendre le fonctionnement concret du mécanisme financier en cause et d’évaluer ainsi le risque des conséquences économiques négatives, potentiellement significatives, de telles clauses sur ses obligations financières pendant toute la durée de ce même contrat » (point 78).

La Cour de cassation s’est appropriée cette jurisprudence pour juger que violait l’article L. 132-1 du code de la consommation, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance no 2016-301 du 14 mars 2016, la cour d’appel qui excluait le caractère abusif d’une clause de monnaie de compte stipulée dans un contrat de prêt libellé en devise étrangère, après avoir pourtant retenu que les documents remis au consommateur ne lui permettaient pas d’évaluer les conséquences économiques, potentiellement significatives, de la clause, autorisant le tirage du prêt dans une autre devise, sur ses obligations financières, en l’absence de tout exemple chiffré, de toute simulation et de toute explication sur la distinction entre la monnaie de compte et la devise initiale, ce dont il résultait que la banque n’avait pas satisfait à l’exigence de transparence à l’égard du consommateur [33].

De même a-t-elle jugé qu’au regard d’une telle exigence de transparence, violait le texte précité, la cour d’appel qui, pour dire que la clause de monnaie de compte insérée à un contrat de prêt libellé en devise étrangère ne présentait pas un caractère abusif, se bornait à retenir, d’une part, que les variations du taux de change avaient pour conséquence soit d’allonger soit de réduire la durée du crédit, de sorte que la clause litigieuse n’était pas stipulée au seul détriment des emprunteurs, les variations étant subies réciproquement par les deux parties, d’autre part, que, si les emprunteurs ne voulaient plus être soumis aux variations du taux de change, ils pouvaient demander, tous les trois ans, la conversion de leur prêt en euros [34].

À supposer la clause litigieuse éligible au contrôle du juge, reste à déterminer si elle crée un déséquilibre significatif au détriment du consommateur.

 


 [28]. CJUE, arrêt du 3 juin 2010, Caja de Ahorros y Monte de Piedad de Madrid, C-484/08.

 [29]. CJUE, arrêt du 30 avril 2014, Kásler et Káslerné Rábai, C-26/13.

 [30]. CJUE, arrêt du 20 septembre 2017, Andriciuc e.a., C-186/16.

 [31]. CJUE, arrêt du 20 septembre 2018, OTP Bank et OTP Faktoring, C-51/17.

 [32]. CJUE, arrêt du 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance, C-776/19 à C-782/19.

 [33]. 1re Civ., 20 avril 2022, pourvoi n° 20-16.316, publié au Bulletin.

 [34]. 1re Civ., 20 avril 2022, pourvoi n° 19-11.599, publié au Bulletin.

D. Le déséquilibre significatif

Est ici en cause l’interprétation de l’article 3, § 1, de la directive 93/13, qui dispose qu’« une clause d’un contrat n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle est considérée comme abusive lorsque, en dépit de l’exigence de bonne foi, elle crée au détriment du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat ».

Cette disposition relève des critères généraux utilisés par le législateur européen pour définir la notion de clause abusive. L’interprétation de ces critères relève de la compétence de la Cour de justice, à la différence de leur application à une clause particulière, qui doit être examinée par le juge national en fonction des circonstances propres au cas d’espèce, ainsi qu’il résulte d’un arrêt de la Cour de justice [35], rendu sur renvoi préjudiciel d’une juridiction allemande, qui s’interrogeait sur le caractère abusif d’une clause d’exigibilité du prix contenue dans les conditions générales d’un contrat de vente.

Saisie par une juridiction hongroise, qui s’interrogeait sur le caractère abusif de plein droit d’une clause des conditions générales similaire à l’une de celles visées à l’annexe de la directive 93/13, la Cour de justice [36] indique que le caractère éventuellement abusif d’une telle clause doit être apprécié au regard de toutes les autres clauses des conditions générales du contrat concerné, ce qui rejoint au demeurant les dispositions de l’article 4, § 1, de la directive 93/13, dont il résulte que le caractère abusif d’une clause contractuelle s’apprécie au regard de toutes les circonstances qui entourent la conclusion du contrat et de toutes les autres clauses du contrat, ou d’un autre contrat dont il dépend.

L’appréciation de l’abus doit également s’opérer par référence aux règles supplétives nationales. C’est ainsi que, saisie par une juridiction espagnole, qui s’interrogeait sur le caractère abusif de certaines clauses de déchéance du terme, de fixation d’intérêts moratoires et d’exécution de la créance, la Cour de justice [37] précise que « la notion de “déséquilibre significatif”, au détriment du consommateur, doit être appréciée à travers une analyse des règles nationales applicables en l’absence d’accord entre les parties, afin d’évaluer si, et, le cas échéant, dans quelle mesure, le contrat place le consommateur dans une situation juridique moins favorable par rapport à celle prévue par le droit national en vigueur » (point 76).

Une telle approche a été rapidement complétée par une autre décision, rendue sur renvoi préjudiciel également formé par une juridiction espagnole, aux termes de laquelle la Cour de justice [38] précise que « l’existence d’un “déséquilibre significatif” ne requiert pas nécessairement que les coûts mis à la charge du consommateur par une clause contractuelle aient à l’égard de celui-ci une incidence économique significative au regard du montant de l’opération en cause, mais peut résulter du seul fait d’une atteinte suffisamment grave à la situation juridique dans laquelle ce consommateur, en tant que partie au contrat, est placé en vertu des dispositions nationales applicables, que ce soit sous la forme d’une restriction au contenu des droits que, selon ces dispositions, il tire de ce contrat ou d’une entrave à l’exercice de ceux-ci ou encore de la mise à sa charge d’une obligation supplémentaire, non prévue par les règles nationales » (point 30). Il s’ensuit qu’en principe le déséquilibre significatif ne s’apprécie pas au regard d’une mise en balance économique entre les droits et obligations des parties au contrat. Il suffit que la clause litigieuse s’éloigne à un point tel des règles supplétives nationales que la situation du consommateur s’en trouve altérée, indépendamment de toute considération économique.

Saisie par une juridiction polonaise, qui s’interrogeait sur le fait de savoir si la directive 93/13 s’opposait à une réglementation nationale qui permet de garantir le paiement d’une créance issue d’un contrat de crédit à la consommation, conclu entre un professionnel et un consommateur, au moyen d’un billet à ordre émis en blanc, la Cour de justice [39] indique encore qu’« afin de savoir si une clause est susceptible d’être qualifiée d’“abusive”, la juridiction nationale doit vérifier si le professionnel, en traitant de façon loyale et équitable avec le consommateur, pouvait raisonnablement s’attendre à ce que ce dernier accepte une telle clause à la suite d’une négociation » (point 55).

À noter que le dialogue transnational sur la notion de déséquilibre significatif se double parfois d’un dialogue purement national.

C’est ainsi qu’aux termes d’une demande d’avis formée en application de l’article 1031-1 du code de procédure civile, le tribunal d’instance de Villefranche-sur-Saône a saisi la Cour de cassation afin qu’elle se prononce sur le caractère abusif des clauses d’un contrat de crédit accessoire à la vente d’un véhicule automobile prévoyant :

1o) une subrogation par acte sous seing privé du prêteur dans la réserve de propriété du vendeur, par application des dispositions de l’article 1250, 1o, du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 ;

2o) un cumul de ladite garantie avec un gage sans dépossession ;

3o) une valeur du bien repris déterminée par son seul prix de revente.

Dans son avis du 28 novembre 2016 [40], la Cour de cassation considère :

1o) qu’est abusive la clause prévoyant la subrogation du prêteur dans la réserve de propriété du vendeur, dès lors qu’elle laisse faussement croire à l’emprunteur, devenu propriétaire du bien dès le paiement du prix au vendeur, que la sûreté réelle a été valablement transmise, ce qui entrave l’exercice de son droit de propriété et a pour effet de créer un déséquilibre significatif à son détriment ;

2o) qu’est présumée abusive, sauf preuve contraire, par l’article R. 132-2, 6o, du code de la consommation, dans sa rédaction antérieure à celle issue du décret no 2016-884 du 29 juin 2016, la clause prévoyant la renonciation du prêteur au bénéfice de la réserve de propriété grevant le bien financé et la faculté d’y substituer unilatéralement un gage portant sur le même bien, outre qu’une telle clause est abusive en ce qu’elle laisse l’emprunteur, s’il n’est pas tenu informé d’une telle renonciation, dans l’ignorance de l’évolution de sa situation juridique, ce qui est de nature à entraver l’exercice de son droit de propriété ;

3o) qu’est abusive la clause ne prévoyant pas, en cas de revente par le prêteur du bien financé grevé d’une réserve de propriété, la possibilité pour l’emprunteur de présenter lui-même un acheteur faisant une offre, dès lors que le prix obtenu par le prêteur à l’occasion de cette revente est généralement inférieur à celui qui pouvait être escompté, de sorte que la situation financière du débiteur s’en trouve aggravée.

À supposer l’existence d’un déséquilibre significatif au détriment du consommateur, reste à déterminer le sort des dispositions contractuelles concernées.

 


 [35]. CJCE, arrêt du 1er avril 2004, Freiburger Kommunalbauten, C-237/02.

 [36]. CJUE, arrêt du 26 avril 2012, Invitel, C-472/10.

 [37]. CJUE, arrêt du 14 mars 2013, Aziz, C-415/11.

 [38]. CJUE, arrêt du 16 janvier 2014, Constructora Principado, C-226/12.

 [39]. CJUE, arrêt du 7 novembre 2019, Profi Credit Polska, C-419/18 et C-483/18.

 [40]. Avis de la Cour de cassation, 28 novembre 2016, n° 16-70.009, Bull. 2016, Avis, n° 9, publié au Rapport annuel.

E. Le sort des dispositions contractuelles

L’article 6, § 1, de la directive 93/13 dispose que « les États membres prévoient que les clauses abusives figurant dans un contrat conclu avec un consommateur par un professionnel ne lient pas les consommateurs, dans les conditions fixées par leurs droits nationaux, et que le contrat restera contraignant pour les parties selon les mêmes termes, s’il peut subsister sans les clauses abusives ».

Une telle disposition incline à distinguer le sort de la clause abusive de celui du contrat qui la renferme.

S’agissant de la clause abusive, il revient aux États membres de déterminer les conditions dans lesquelles celle-ci devient inopposable au consommateur, étant rappelé que notre droit interne ne déclare pas la clause nulle, mais la répute non écrite, conformément à l’article L. 132-1, devenu L. 241-1, du code de la consommation (« Les clauses abusives sont réputées non écrites. »).

Saisie par une juridiction néerlandaise, qui s’interrogeait sur le fait de savoir si l’article 6 de la directive 93/13 pouvait être interprété en ce sens qu’il permet à un juge national de se borner à modérer le montant d’une clause pénale jugée abusive, dès lors que son droit national l’y autorise et que le consommateur l’a demandé, la Cour de justice [41] indique que « les juges nationaux sont tenus d’écarter l’application d’une clause contractuelle abusive afin qu’elle ne produise pas d’effets contraignants à l’égard du consommateur, sans être habilités à réviser le contenu de celle-ci » (point 57).

C’est qu’une solution contraire serait de nature à compromettre l’effet dissuasif de l’inapplication des clauses abusives, dans la mesure où, comme l’a relevé la Cour de justice [42], saisie par une juridiction espagnole, « les professionnels […] demeureraient tentés d’utiliser lesdites clauses, en sachant que, même si celles-ci devaient être invalidées, le contrat pourrait néanmoins être complété, dans la mesure nécessaire, par le juge national, de sorte à garantir ainsi l’intérêt desdits professionnels » (point 69).

De nouveau saisie par une juridiction espagnole, qui s’interrogeait sur le fait de savoir si, lorsqu’une clause d’échéance anticipée d’un contrat de prêt hypothécaire est jugée abusive, elle peut néanmoins être maintenue en partie, moyennant la suppression des éléments qui la rendent abusive, la Cour de justice [43] considère que la survie partielle d’une clause abusive, moyennant la suppression des éléments qui la rendent abusive, n’est pas concevable, lorsqu’une telle suppression revient à réviser le contenu de ladite clause en affectant sa substance.

Il se déduit d’une telle jurisprudence qu’une survie partielle est possible, dès lors que la suppression des éléments qui rendent la clause abusive n’affecte pas sa substance. C’est par un tel raisonnement a contrario que la Cour de cassation a maintenu en partie une clause de déchéance du terme, dont seules certaines des causes étaient abusives, dès lors qu’en raison de sa divisibilité la suppression des éléments qui la rendaient abusive n’affectait pas sa substance [44].

Si la clause abusive doit donc cesser de produire ses effets, il n’en va pas de même du contrat qui la renferme, lequel, doit, en principe, rester contraignant pour les parties. Comme l’a indiqué la Cour de justice, saisie par une juridiction slovaque, l’objectif de la directive 93/13 « consiste à rétablir l’équilibre entre les parties, tout en maintenant, en principe, la validité de l’ensemble d’un contrat, et non pas à annuler tous les contrats contenant des clauses abusives » [45].

Cette logique de survie doit conduire le juge national à vérifier que le contrat privé de la clause abusive peut éventuellement subsister par l’application d’une disposition nationale à caractère supplétif. À cet égard, saisie par une juridiction hongroise, qui s’interrogeait sur le fait de savoir si la directive 93/13 s’opposait à une réglementation nationale permettant au juge national de remédier à la nullité de la clause abusive en substituant à celle-ci une disposition de droit national à caractère supplétif, la Cour de justice [46] indique que « la substitution à une clause abusive d’une disposition nationale à caractère supplétif est conforme à l’objectif de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13, dès lors que, selon une jurisprudence constante, cette disposition tend à substituer à l’équilibre formel que le contrat établit entre les droits et obligations des cocontractants un équilibre réel de nature à rétablir l’égalité entre ces derniers et non pas à annuler tous les contrats contenant des clauses abusives » (point 82). L’arrêt précise toutefois qu’une telle substitution ne peut intervenir que si elle permet d’éviter une annulation dont les conséquences seraient à ce point préjudiciables au consommateur que celui-ci serait dissuadé de dénoncer l’existence des clauses abusives insérées au contrat (points 83 et 84).

Cette approche a été confortée par un arrêt de la Cour de justice [47], qui, sur saisine d’une juridiction espagnole, indique que « la possibilité pour le juge national de substituer à une clause abusive une disposition de droit national à caractère supplétif […] est limitée aux hypothèses dans lesquelles l’invalidation de la clause abusive obligerait le juge à annuler le contrat dans son ensemble, exposant par là le consommateur à des conséquences telles que ce dernier en serait pénalisé » (point 33).

S’appropriant une telle jurisprudence, la Cour de cassation [48] a approuvé une cour d’appel d’avoir substitué le taux de l’intérêt légal à celui de l’intérêt conventionnel, en tant que disposition de droit national à caractère supplétif, sous peine d’entraîner l’annulation du contrat et ainsi d’imposer au consommateur la restitution immédiate du capital emprunté.

 


 [41]. CJUE, arrêt du 30 mai 2013, Asbeek Brusse et de Man Garabito, C-488/11.

 [42]. CJUE, arrêt du 14 juin 2012, Banco Español de Crédito, C-618/10

 [43]. CJUE, arrêt du 26 mars 2019, Abanca Corporaciόn Bancaria, C-70/17 et C-179/17.

 [44]. 1re Civ., 2 juin 2021, pourvoi n° 19-22.455, publié au Bulletin.

 [45]. CJUE, arrêt du 15 mars 2012, Pereničová et Perenič, C-453/10, point 31.

 [46]. CJUE, arrêt du 30 avril 2014, Kásler et Káslerné Rábai, C-26/13.

 [47]. CJUE, arrêt du 21 janvier 2015, Unicaja Banco et Caixabank, C-482/13, C-484/13, C-485/13 et C-487/13.

 [48]. 1re Civ., 13 mars 2019, pourvoi n° 17-23.169, publié au Bulletin.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.