Recueil annuel des études 2022 (I. L’OFFICE DU JUGE NATIONAL EN MATIÈRE DE CLAUSES ABUSIVES SOUS LE REGARD DU JUGE EUROPEEN)

Étude

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Étude

Recueil annuel des études 2022 (I. L’OFFICE DU JUGE NATIONAL EN MATIÈRE DE CLAUSES ABUSIVES SOUS LE REGARD DU JUGE EUROPEEN)

I. L’OFFICE DU JUGE NATIONAL EN MATIÈRE DE CLAUSES ABUSIVES SOUS LE REGARD DU JUGE EUROPEEN

Le droit de la consommation a pour but de protéger le consommateur, réputé en situation de faiblesse face au professionnel.

D’emblée, on perçoit que le juge peut avoir son importance pour assurer l’effectivité de ce droit protecteur. Il en est d’autant plus ainsi que l’éventuelle absence de représentation obligatoire est susceptible de priver le consommateur du concours d’un conseil, dans une matière technique et mouvante. Aussi l’office du juge peut-il s’avérer crucial si l’on veut éviter que le droit de la consommation ne reste lettre morte.

La matière des clauses abusives a constitué la porte d’entrée du développement de l’office du juge en droit de la consommation.

Au fil d’un processus somme toute rapide, marqué par une série de renvois préjudiciels déterminants, le juge national s’est vu attribuer le pouvoir (A), puis le devoir (B), de relever d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle, non sans être également tenu d’ordonner d’office des mesures d’instruction (C).

A. Le pouvoir de relever d’office

C’est une juridiction espagnole qui a saisi la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) d’une question préjudicielle aux fins de savoir si la directive 93/13 permettait au juge national d’apprécier d’office le caractère abusif d’une clause attributive de compétence insérée dans un contrat portant sur l’achat à crédit d’une encyclopédie, la clause litigieuse imposant au consommateur de comparaître devant le tribunal dans le ressort duquel se trouvait le siège social du vendeur.

Dans un arrêt fondateur [9], après avoir rappelé que « le système de protection mis en œuvre par la directive repose sur l’idée que le consommateur se trouve dans une situation d’infériorité à l’égard du professionnel, en ce qui concerne tant le pouvoir de négociation que le niveau d’information » (point 25), la CJCE indique que l’objectif poursuivi par la directive 93/13 ne pourrait être atteint si les consommateurs devaient se trouver dans l’obligation de soulever eux-mêmes le caractère abusif d’une clause contractuelle, de sorte « qu’une protection effective du consommateur ne peut être atteinte que si le juge national se voit reconnaître la faculté d’apprécier d’office une telle clause » (point 26).

Une telle jurisprudence a été complétée à la faveur d’un renvoi préjudiciel du tribunal d’instance de Vienne, qui s’interrogeait sur la possibilité de relever d’office, nonobstant l’acquisition de la forclusion biennale, le caractère abusif des clauses financières d’un contrat de crédit manquant de clarté. Le juge français s’enquérait donc de l’existence d’une limite temporelle au pouvoir de relever d’office le caractère abusif d’une clause.

Dans sa réponse [10], la Cour de justice indique qu’une telle limite temporelle ne saurait être admise, sauf à permettre aux professionnels, aux fins de priver les consommateurs du bénéfice de la directive 93/13, d’attendre l’expiration du délai fixé par le législateur national pour demander l’exécution d’une clause abusive.

La Cour de cassation s’est appropriée cette jurisprudence [11], dès lors qu’elle a retenu que la méconnaissance des dispositions d’ordre public du code de la consommation pouvait être relevée d’office par le juge, dans un litige pourtant non soumis à la loi no 2008-3 du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs, qui a précisément attribué au juge français un tel pouvoir.

Les deux arrêts précités de la Cour de justice, emblématiques du pouvoir reconnu au juge national de relever d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle afin de permettre une protection effective du consommateur, témoignent de l’importance du renvoi préjudiciel pour dessiner l’office du juge en matière de clauses abusives, lequel va rapidement se trouver renforcé sous l’effet du même mécanisme.

 


 [9]. CJCE, arrêt du 27 juin 2000, Océano Grupo Editorial et Salvat Editores, C-240/98 à C-244/98.

 [10]. CJCE, arrêt du 21 novembre 2002, Cofidis, C-473/00.

 [11]. 1re Civ., 22 janvier 2009, pourvoi n° 05-20.176, Bull. 2009, I, n° 9.

B. Le devoir de relever d’office

C’est une nouvelle question préjudicielle, posée par une juridiction espagnole, qui a conduit la Cour de justice à sauter le pas du caractère obligatoire du relevé d’office en matière de clauses abusives.

Dans l’affaire considérée, l’objet du litige portait sur un contrat de téléphonie mobile qui comportait une clause compromissoire soumettant tout différend à un arbitre. Une sentence arbitrale ayant été rendue au détriment du consommateur, celui-ci a contesté cette décision devant un tribunal, en soutenant le caractère abusif de la clause compromissoire et la nullité subséquente de la convention d’arbitrage. Le tribunal a formé un renvoi préjudiciel afin de savoir si la directive 93/13 lui permettait d’annuler la convention d’arbitrage au motif qu’elle contenait une clause abusive, alors même que le consommateur n’avait pas invoqué la nullité de la convention au cours de la procédure arbitrale.

Dans sa réponse [12], la Cour de justice indique incidemment que « la nature et l’importance de l’intérêt public sur lequel repose la protection que la directive assure aux consommateurs justifient […] que le juge national soit tenu d’apprécier d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle et, ce faisant, de suppléer au déséquilibre qui existe entre le consommateur et le professionnel » (point 38).

Cette obligation pour le juge de relever d’office le caractère abusif d’une clause a été confirmée et précisée dans un arrêt couramment cité, rendu sur renvoi préjudiciel d’une juridiction hongroise, qui s’interrogeait expressément sur le fait de savoir si la protection conférée par la directive 93/13 imposait au juge national de se prononcer d’office sur le caractère abusif d’une clause dont la non-écriture était de nature à remettre en cause sa compétence territoriale.

Dans sa réponse [13], la Cour de justice indique que « le juge national est tenu d’examiner d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle dès qu’il dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet » (point 35).

L’arrêt en question confirme donc l’obligation du relevé d’office, mais précise également qu’une telle obligation s’impose dès que le juge national dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet, non sans laisser planer un doute sur l’étendue des « faits » devant être pris en considération, un auteur ayant pu estimer que le juge se trouvait confronté à « une tâche incommensurable » [14].

À cet égard, poursuivant le dialogue des juges, une juridiction hongroise a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle destinée à déterminer plus finement les éléments du contrat soumis au relevé d’office. Dans cette affaire, qui concernait un contrat de prêt libellé en devise étrangère et assorti de clauses attribuant au prêteur le droit de modifier unilatéralement le contrat, l’auteur du renvoi préjudiciel se demandait si le juge national, saisi d’un recours tendant à faire constater le caractère abusif de certaines clauses du contrat, était tenu d’examiner d’office et individuellement l’ensemble des autres clauses de ce contrat, afin de vérifier si elles pouvaient être considérées comme abusives.

Dans sa réponse [15], la Cour de justice précise que l’examen d’office auquel le juge national doit procéder en vertu de la directive 93/13 doit « respecter les limites de l’objet du litige, compris comme étant le résultat qu’une partie poursuit par ses prétentions, lues à la lumière des conclusions et des moyens présentés à cette fin » (point 28), de sorte que « seules les clauses contractuelles qui, bien qu’elles ne soient pas visées par le recours du consommateur, sont liées à l’objet du litige […], relèvent de l’obligation d’examen d’office incombant au juge national saisi » (point 34).

Si, comme nous le verrons plus loin, le juge national est tenu de prendre en considération l’ensemble des clauses du contrat pour apprécier, dans son contexte, le caractère abusif de la clause litigieuse, il n’est donc pas tenu d’apprécier individuellement toutes les autres clauses du contrat afin d’y déceler un éventuel abus.

Ce bornage de l’office du juge au regard du principe dispositif n’est pas sans rappeler un arrêt antérieur de la Cour de cassation [16], qui avait tiré les conséquences de l’arrêt Pannon (cf. supra, note 13), tout en cantonnant le champ d’investigation du juge aux seuls éléments de fait et de droit débattus devant lui. D’aucuns ont pu y voir une manifestation du principe de l’autonomie procédurale, principe selon lequel, « en l’absence de réglementation communautaire en la matière, les modalités procédurales visant à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire relèvent de l’ordre juridique interne de chaque État membre » [17].

À noter que le dialogue transnational sur l’office du juge en matière de clauses abusives se double parfois d’un dialogue purement national.

C’est ainsi qu’en application de l’article 1015-1 du code de procédure civile, qui permet à une chambre de la Cour de cassation de solliciter l’avis d’une autre chambre sur un point de droit qui relève de la compétence de celle-ci, la deuxième chambre civile a consulté la première chambre civile sur l’obligation, pour le juge de cassation, de relever d’office un moyen tiré du caractère abusif d’une clause contractuelle, lorsque celui-ci estime disposer de tous les éléments de fait nécessaires à cet effet.

Dans son avis en réponse, émis le 26 mai 2021, la première chambre civile considère que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne doit être conciliée avec l’office spécifique du juge de cassation, de sorte qu’il ne peut incomber à la Cour de cassation de relever d’office un moyen tiré du caractère abusif d’une clause contractuelle, même si elle estime disposer de tous les éléments de fait nécessaires à cet effet, compte tenu de la discussion de fait que ce moyen serait susceptible d’entraîner, en l’absence de débat préalable devant les juges du fond sur ce point et des mesures d’instruction que cet examen pourrait nécessiter.

Ce même avis ajoute toutefois que la Cour de cassation doit relever d’office le moyen tiré du défaut d’examen d’office du caractère abusif d’une clause, dès lors qu’elle constate que des éléments de fait et de droit en faveur du caractère abusif de ladite clause ont été débattus devant les juges du fond, la juridiction de renvoi étant alors amenée à en débattre et à procéder à d’éventuelles mesures d’instruction, lesquelles seront précisément évoquées ci-après.

 


 [12]. CJCE, arrêt du 26 octobre 2006, Mostaza Claro, C-168/05.

 [13]. CJCE, arrêt du 4 juin 2009, Pannon GSM, C-243/08.

 [14]. H. Aubry, « L’office du magistrat judiciaire en droit de la consommation. Avant-propos », Revue Justice Actualités, ENM, 2017, p. 11.

 [15]. CJUE, arrêt du 11 mars 2020, Lintner, C-511/17.

 [16]1re Civ., 29 mars 2017, pourvoi n° 16-13.050, Bull. 2017, I, n° 78, publié au Rapport annuel.

 [17]. CJCE, arrêt du 26 octobre 2006, Mostaza Claro, C-168/05, point 24.

C. Les mesures d’instruction

C’est un juge hongrois qui a saisi la Cour de justice afin de savoir si le juge national peut d’office procéder à une mesure d’instruction en vue d’établir des éléments de fait et de droit nécessaires à l’appréciation du caractère éventuellement abusif d’une clause, alors même que son droit interne n’autorise une telle instruction que si les parties le demandent.

Dans sa réponse, la Cour de justice [18] indique que « le juge national doit prendre d’office des mesures d’instruction afin d’établir si [la clause litigieuse] entre dans le champ d’application de la directive et, dans l’affirmative, apprécier d’office le caractère éventuellement abusif d’une telle clause » (point 56).

Cette décision confère un rôle accru au juge national, qui ne peut donc se contenter des éléments à sa disposition pour déterminer si une clause relève du champ d’application de la directive 93/13, mais doit, au besoin, faute de pouvoir procéder à une appréciation définitive au regard des éléments produits, demander aux parties de lui fournir les éclaircissements nécessaires.

Ce devoir d’investigation s’impose également en l’absence de comparution du consommateur. En effet, saisie par une juridiction polonaise, qui lui demandait si la directive 93/13 imposait au juge national, en cas de défaillance du consommateur et nonobstant une législation interne lui imposant de statuer sur la base des allégations du professionnel tenues pour vraies, de prendre des mesures d’instruction nécessaires pour apprécier d’office le caractère abusif des clauses contractuelles sur lesquelles le professionnel fondait sa demande, la Cour de justice [19] indique que la directive 93/13 « s’oppose à l’interprétation d’une disposition nationale qui empêcherait le juge saisi d’un recours, introduit par un professionnel contre un consommateur et qui relève du champ d’application de cette directive, et statuant par défaut […], de prendre les mesures d’instruction nécessaires pour apprécier d’office le caractère abusif des clauses contractuelles sur lesquelles le professionnel a fondé sa demande, lorsque ce juge éprouve des doutes sur le caractère abusif de ces clauses » (point 52).

Soulignant l’audace de la Cour de justice, une partie de la doctrine considère que sa jurisprudence « pourrait […] être à l’origine de difficultés d’intégration de la règle […] au sein des droits nationaux, en général, et du droit français, en particulier [dès lors que] l’obligation faite au juge [...] d’ordonner d’office des mesures d’instruction en matière de clauses abusives apparaît […] nettement dérogatoire par rapport au droit commun de la procédure civile » [20].

Il convient en tout état de cause de souligner que l’office du juge national, qu’il s’accompagne ou non de mesures d’instruction, ne se conçoit évidemment que dans le strict respect du principe de la contradiction [21].

Si le mécanisme du renvoi préjudiciel a donc permis de façonner progressivement l’office du juge national en matière de clauses abusives, il a également permis de dégager le régime applicable à celles-ci.

 


 [18]. CJUE, arrêt du 9 novembre 2010, VB Pénzügyi Lízing, C-137/08, point 37.

 [19]. CJUE, arrêt du 4 juin 2020, Kancelaria Medius, C-495/19.

 [20]. N. Sauphanor-Brouillaud, C. Aubert de Vincelles, G. Brunaux, L. Usunier, Les contrats de consommation. Règles communes, LGDJ, 2e éd., 2018, nos 1268 et 1269.

 [21]. CJUE, arrêt du 21 février 2013, Banif Plus Bank, C-472/11, point 31.

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