Recueil annuel des études 2022 (B. Perspectives ouvertes par le nouveau texte et réception du bris de jurisprudence par la Cour de cassation)

Étude

  • Contentieux des clauses abusives : illustration d'un dialogue des juges
  • Les enjeux juridiques des locations de courte durée
  • Retour sur un bris de jurisprudence : la réforme de l'article 1843-4 du code civil
  • Restructuration des sociétés : quelle responsabilité pénale pour les personnes morales

  • Contrat
  • Europe
  • Economie
  • Grands principes du droit
  • Immobilier
  • Institution judiciaire
  • Pénal
  • droit européen
  • prescription
  • bail d'habitation
  • contrats et obligations conventionnelles
  • copropriété
  • société
  • droit des sociétés
  • personne morale
  • responsabilité pénale
  • fraude
  • preuve

Étude

Recueil annuel des études 2022 (B. Perspectives ouvertes par le nouveau texte et réception du bris de jurisprudence par la Cour de cassation)

B. Perspectives ouvertes par le nouveau texte et réception du bris de jurisprudence par la Cour de cassation

a. Persistance de certaines interrogations

La première porte, à nouveau, sur le champ d’application du texte, en ce que les rachats et cessions prévus hors statuts en seraient exclus, l’article 1843-4 s’en désintéressant à tort, laissant ainsi un éventuel blocage sur un prix de cession sans solution [112].

La deuxième concerne le pouvoir résiduel laissé à l’expert de fixer librement le prix si les statuts n’ont rien prévu, l’obligation de se conformer aux prévisions des parties se limitant aux conventions autres que le pacte social (les statuts). Selon un auteur [113], mieux eût valu laisser la possibilité pour les associés de revoir le pacte statutaire.

D’autres auteurs estiment que l’article 1843-4 du code civil nouveau est disponible, avant comme après la réforme [114].

Est par ailleurs réemployée, en sens contraire, la critique de « l’absolutisme majoritaire » que révélerait le nouveau texte, « c’est-à-dire, en l’occurrence, le pouvoir de la majorité, d’imposer dans les statuts ou un règlement intérieur la cession des titres d’un associé pour un certain prix, sans que l’associé concerné n’ait pu consentir personnellement ni à cette cession, ni à ce prix » [115].

Et d’ouvrir cette interrogation selon laquelle « Il n’est pas sûr […] que la jurisprudence laisse cet augure se réaliser sans réagir. Dans le souci de protéger le cédant, les tribunaux pourraient soit interpréter largement la condition de “contestation” […], soit considérer que les clauses statutaires relatives à la détermination du prix en cas de cession ou de rachat forcés doivent, pour être valables, avoir été expressément acceptées par ceux auxquels on prétend les opposer. »

La même préoccupation sur l’accroissement de la domination de la partie en position de force était exprimée par un auteur [116], voyant dans l’invocation de l’abus une possible voie contentieuse, non sans relever qu’à côté de sociétés fondées sur une vision traditionnelle de rapport d’égalité entre les associés, coexiste une nouvelle conception de la société, aux termes de laquelle « l’idée d’une association entre égaux laisse la place à un rapport de forces gravé dans le marbre des statuts ».

Ces analyses font apparaître une tension persistante entre deux conceptions des rapports entre associés que le législateur paraît toutefois avoir tranché en son principe.

Néanmoins, l’intervention du texte a été saluée par un auteur relevant que malgré la « complexité » du texte, « La réforme, tant souhaitée, de l’article 1843-4 du code civil est, finalement, la… bienvenue. » [117]

Au vu des différents commentaires ayant accompagné l’entrée en vigueur du nouvel article 1843-4 du code civil, et dont l’analyse exhaustive dépasse l’objet de la présente étude, on se convaincra de la difficulté de l’œuvre normative, quelle qu’en soit la source.

On relèvera seulement qu’au plan de l’intervention du législateur, celle-ci a déjà été complétée. En effet, la réforme de 2014 n’avait pas atteint la procédure de désignation du tiers évaluateur, laquelle faisait, là encore en forme de paradoxe eu égard aux enjeux d’une évaluation rapide et définitive, l’objet un contentieux non négligeable, sur la nature de la procédure.

Ainsi la Cour de cassation avait-elle accueilli [118], dans le cadre de l’excès de pouvoir [119], les pourvois qui critiquaient des choix procéduraux erronés et validés à tort par certaines cours d’appel, comme, par exemple, le recours au juge des référés statuant en référé, alors que l’ordonnance de désignation relève du président (du tribunal de grande instance aujourd’hui tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce), statuant en la forme des référés. Le défaut d’accueil du recours pour excès de pouvoir du premier juge, aux motifs que l’ordonnance ne peut être frappée de recours, était ainsi censuré, comme l’était la désignation, par la cour d’appel accueillant un tel recours, d’un expert [120].

L’habilitation sollicitée par le gouvernement dans l’article 28 de la loi no 2019-222 du 23 mars 2019 pour prendre par voie d’ordonnance [121], « les mesures relevant du domaine de la loi nécessaires pour modifier les dispositions régissant les procédures en la forme des référés devant les juridictions judiciaires aux fins de les unifier et d’harmoniser le traitement des procédures au fond à bref délai », a permis de traiter l’aspect procédural de l’article 1843-4 du code civil, demeuré inchangé par la réforme de 2014, tant il avait pu être constaté qu’il était sur ce point et pour employer les termes de l’exposé des motifs du projet de loi, source « d’interrogations et d’erreurs trop fréquentes des praticiens » [122]. C’est désormais la nouvelle procédure accélérée au fond et sans recours possible qui doit permettre la désignation de l’expert. L’avenir dira si le tarissement espéré d’un contentieux artificiel est au rendez-vous.

 


 [112]. Étude par R. Mortier sur la réforme législative : « Le nouvel article 1843-4 du code civil issu de l’ordonnance no 2014-863 du 31 juillet 2014 », loc. cit.

 [113]. R. Mortier, ibid., qui estime qu’une « concession » aurait été faite à la position de la Cour de cassation telle que résultant de son arrêt du 11 mars 2014, pourvoi n° 11-26.915, ce qui entacherait le texte du gouvernement de contradictions.

 [114]. A. Couret et A. Reygrobellet, « La disponibilité de l’article 1843-4 du code civil », D. 2014, p. 2005 ; dans le même sens avec A. Couret et J. Moury, « Le nouvel article 1843-4 du code civil : tombeau ou cénotaphe ? », D. 2015, p. 1328.

 [115]. A. Constantin, « Réforme de l’article 1843-4 du code civil par l’ordonnance no 2014-863 du 31 juillet 2014 : faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter? », RTD com. 2014, p. 633.

 [116]. J.-C. Hallouin, « La notion de société altérée par l’article 1843-4 du code civil », in Mélanges en l’honneur de Jean-Jacques Daigre, op. cit., spéc. p. 190.

 [117]. H. Le Nabasque, « Dispositions relatives à la valorisation des droits sociaux en cas de cession : réforme de l’article 1843-4 du code civil », Rev. sociétés 2014, p. 647.

 [118]. Com., 15 mai 2012, pourvoi n° 11-12.999, Bull. 2012, IV, n° 103.

 [119]. Comme le rappelle la jurisprudence, l’absence de recours contre la décision par laquelle le président du tribunal de grande instance, statuant en application de l’article 1843-4 du code civil, procède à la désignation d’un expert chargé de déterminer la valeur de droits sociaux, fût-ce en remplacement d’un premier expert ayant renoncé à sa mission, est sans recours possible, cette disposition s’appliquant, par sa généralité, au pourvoi en cassation comme à toute autre voie de recours et il n’y est dérogé qu’en cas d’excès de pouvoir.

 [120]. Pour un exemple récent sur la première hypothèse : Com., 7 mars 2018, pourvoi n° 16-25.197, et pour la fréquence du rappel de la règle, dans la seconde hypothèse : Com., 30 novembre 2004, pourvoi n° 03-15.278, Bull. 2004, IV, n° 211 ; 1re Civ., 7 octobre 2015, pourvoi n° 14-20.696, Bull. 2015, I, n° 241, qui énonce que « le pouvoir de désigner un expert chargé de l'évaluation de droits sociaux en vertu de l'article 1843-4 du code civil appartient au seul président du tribunal, de sorte que la cour d'appel ne pouvait elle-même y procéder », solution à laquelle s’est ralliée la troisième chambre civile, 3e Civ., 28 mars 2012, pourvoi n° 10-26.531, Bull. 2012, III, n° 53.

 [121]. Ordonnance no 2019-738 du 17 juillet 2019 prise en application de l’article 28 de la loi no 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, dont les dispositions s’appliquent aux demandes introduites à compter du 1er janvier 2020 (article 30).

 [122]. Exposé des motifs du projet de loi no 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

b. Première réponse jurisprudentielle

Par ailleurs, la jurisprudence a dû rapidement œuvrer sur la question de l’application des nouvelles dispositions dans le temps [123]. Le législateur n’a, en effet, pas prévu de dispositions de droit transitoire [124]. Il est donc revenu à la Cour de cassation de trancher cette question, toujours délicate, « [sans] directives légales » [125].

La Cour de cassation n’a pas fait d’application anticipée de la loi nouvelle, contrairement aux préconisations de certains auteurs [126]. Il a pu ainsi être relevé que la chambre commerciale avait maintenu « ne varietur » sa jurisprudence, sans la « modifier d’un iota » [127], dans un arrêt du 13 septembre 2017 [128], étant observé que, dans cette affaire, le litige concernait un associé, exclu d’une société civile en 2005, qui avait obtenu la nomination d’un expert pour évaluer le montant de ses droits sociaux, et dont le rapport avait été annulé pour avoir retenu une valeur autre que celle fixée par les statuts, la censure intervenant, au visa de l’article 1843-4 alors applicable, au regard du pouvoir de l’expert de déterminer lui-même « selon les critères […] appropriés à l’espèce, et sans être lié par la convention ou les directives des parties, la valeur des droits sociaux litigieux ». Cette décision était rendue presque dans les mêmes termes qu’un précédent arrêt [129], jugeant, pour un mécanisme d’évaluation des parts sociales à dire d’expert prévu par un pacte d’actionnaires, que « l’expert désigné en application de l’article 1843-4 du code civil a toute latitude pour déterminer la valeur des actions selon les critères qu’il juge opportuns » [130].

Cette solution puise, non pas aux sources d’une « volonté […] de maintenir son interprétation de l’ancien article 1843-4, sans l’aligner ni même la rapprocher de la nouvelle version, [qui] semble intacte » [131] et donc d’une « résistance à la loi », « illégitime », comme le rappelait le doyen Carbonnier [132], mais au constat que le texte nouveau n’appartient pas à un dispositif interprétatif, qu’il ne comprend pas de dispositions transitoires et que n’ont pas été invoqués, au soutien de son adoption, d’impérieux motifs d’intérêt général, de sorte que l’application rétroactive du nouveau texte aux instances en cours au moment de son adoption, pour conférer au « bris de jurisprudence » en cause une immédiate efficacité, paraissait se heurter aux garanties légales et conventionnelles relatives à la non-rétroactivité de la loi et au procès équitable.

Telle est l’analyse suivie à l’occasion de l’examen d’un second pourvoi formé dans ce litige, qui a conduit la chambre commerciale à prendre parti explicitement, par un arrêt du 18 novembre 2020 [133], sur la question de l’application dans le temps du nouvel article 1843-4 du code civil.

Faisant application des règles classiques de résolution des conflits de lois dans le temps, la Cour de cassation a jugé que l’article 1843-4 du code civil, dans sa nouvelle rédaction, est applicable aux expertises ordonnées à la date de son entrée en vigueur [134].

La chambre commerciale a explicité le raisonnement tenu dans cet arrêt en rappelant les règles fondamentales qui gouvernent l’application dans le temps de la loi nouvelle.

La première question à résoudre était celle de l’éventuelle rétroactivité de la loi, non expressément édictée par l’ordonnance no 2014-863 du 31 juillet 2014 précitée.

On sait qu’il est admis que le législateur déroge au principe fixé par l’article 2 du code civil [135] et prévoie expressément la rétroactivité de la loi nouvelle, lorsque d’impérieux motifs d’intérêt général le justifient. Il est de même admis qu’une loi interprétative déroge également au principe de la non-rétroactivité de la loi, mais parce qu’elle n’a pour objet que la clarification de l’état du droit préexistant à son entrée en vigueur. La Cour de cassation contrôle la qualification de loi interprétative par le législateur [136] et juge qu’un texte n’a pas un caractère interprétatif dès lors qu’il tend à substituer de nouvelles conditions d’imposition à celles résultant du texte prétendument interprété [137]. Un arrêt d’assemblée plénière [138] jugeant que « si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la Justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litiges », a été interprété par certains auteurs comme alignant le régime des lois interprétatives sur celui des lois de validation, de sorte que cette règle générale s’applique, quelle que soit la qualification formelle donnée à la loi, et notamment celle de loi interprétative.

Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 18 novembre 2020 précité, la cour d’appel avait considéré que l’ordonnance no 2014-863 du 31 juillet 2014 était une loi interprétative, au motif que le législateur avait entendu revenir sur l’interprétation extensive que la Cour de cassation avait faite de l’article 1843-4 du code civil, afin de faire prévaloir les dispositions statutaires permettant de déterminer la valeur des droits sociaux litigieux. Elle avait également considéré qu’il souhaitait répondre à un motif impérieux d’intérêt général de sécurité juridique et rendre le nouveau texte applicable aux litiges en cours.

Ce raisonnement faisait référence à une volonté du législateur qui n’avait en réalité pas été exprimée. Tout d’abord, ni l’ordonnance ni même le rapport au Président de la République qui l’accompagne ne contiennent une telle précision. Le législateur n’a pas non plus indiqué son intention de donner à l’ordonnance nouvelle une portée rétroactive dans le but d’influer sur le dénouement des litiges en cours. Ensuite, la recherche de la volonté du législateur qui a créé l’article 1843-4 du code civil pouvait paraître hasardeuse. S’il était avancé [139] que l’intention du législateur de 1978 était claire, s’agissant du champ d’application, on pouvait pourtant s’interroger sur la possibilité d’un retour, en 2014, à l’intention du législateur de 1978, alors que la situation à laquelle l’article 1843-4 a été étendue (application à des hypothèses de clauses d’exclusion statutaires non expressément autorisées par la loi) n’était pas une situation envisagée voire envisageable, au regard du contexte ci-dessus rappelé lors de l’adoption de ce texte [140]. S’agissant de l’intention du législateur sur le caractère d’ordre public de ce texte et l’étendue des pouvoirs de l’expert qui en résulte, on pouvait faire valoir que « l’ancêtre » de cet article, l’ancien article 1868 du code civil, prévoyait expressément son caractère d’ordre public, et que le législateur a parfois prévu la possibilité de déroger à ce texte [141], ce dont on pouvait tirer un argument a contrario.

Enfin, la seule mention d’un objectif poursuivi (la sécurité juridique) dans le rapport au Président de la République ne suffisait pas à considérer que le législateur ait invoqué d’impérieux motifs d’intérêt général qui auraient pu justifier, sans heurter les principes du procès équitable, une application rétroactive du nouveau texte aux instances en cours au jour de son adoption.

L’arrêt du 18 novembre 2020 a donc décidé que l’ordonnance nouvelle n’était pas rétroactive et qu’elle devait donc s’appliquer immédiatement [142].

La deuxième question à régler était la détermination de ce qui relevait des effets des situations juridiques non contractuelles en cours au moment de l’entrée en vigueur de la loi auxquelles la loi nouvelle, sans être rétroactive, s’applique immédiatement [143]. On sait que la loi nouvelle ne peut toutefois pas remettre en cause des obligations régulièrement nées à cette date [144]. Ainsi, les contrats conclus avant l’entrée en vigueur d’une loi nouvelle, même d’ordre public, demeurent en principe régis par la loi ancienne [145]. Mais la loi nouvelle peut parfois s’appliquer aux effets à venir des contrats, même si leur validité demeure régie par la loi ancienne : les effets légaux d’un contrat sont régis par la loi en vigueur au moment où ils se produisent [146].

La jurisprudence fait apparaître que pour savoir si les effets à venir du contrat sont des effets légaux du contrat, il convient de se demander si ces effets ont pris naissance en vertu du contrat ou en raison des seules dispositions légales alors applicables  [147].

L’une des difficultés de la résolution des conflits de loi dans le temps tient à la définition de la notion de « situation juridique non contractuelle ». Cette question est particulièrement complexe en droit des sociétés, qui mêle des situations contractuelles (nées notamment des statuts) et légales (résultant de l’application de régimes juridiques d’ordre public applicables, qui peuvent varier selon la forme des sociétés). Elle apparaissait spécialement délicate s’agissant de l’article 1843-4 du code civil, qui concerne « un double rapport de droit » tel que relevé par la doctrine [148] : celui qui existe entre les parties à la cession, qui est une situation contractuelle, et celui qui lie les parties au tiers estimateur visé par l’article 1843-4, qui est quant à lui d’origine légale.

Selon cette même doctrine, même si ce second rapport de droit est d’origine légale (puisque c’est l’article 1843-4, tel que lu par la jurisprudence, qui imposait l’office de l’expert pour fixer la valeur des droits sociaux cédés en application des statuts), le lien de droit qui traduit ce rapport est néanmoins également de nature contractuelle, la jurisprudence et une doctrine quasi unanime retenant la qualification de mandat. Or, ce contrat de mandat n’étant que l’accessoire du contrat principal qui lie les parties à la cession, ce mandat destiné à parfaire la cession doit être exécuté conformément au texte applicable à celle-ci, soit, si la signature des statuts a eu lieu avant le 3 août 2014, l’ancien article 1843-4.

Un auteur [149], tout en rappelant que la Cour de cassation pouvait opérer un revirement de jurisprudence pour interpréter l’ancien article 1843-4 dans le même sens que le nouveau texte, considérait également que la norme permettant aux parties de fixer, par convention, des méthodes d’évaluation, régit une situation contractuelle (la clause statutaire relative à la méthode), ce dont il était déduit qu’elle ne s’appliquait pas aux contrats en cours et que la loi applicable était celle en vigueur au jour de la signature des statuts [150].

Cette analyse n’a pas été retenue par la chambre dans son arrêt précité : si les contrats demeurent en principe régis par la loi en vigueur au jour de leur conclusion, c’est pour préserver les prévisions contractuelles des parties. Or, l’article 1843-4 du code civil, tel qu’il était interprété par la jurisprudence antérieure à la réforme, écartait les prévisions des parties au nom « d’un ordre public sociétaire conçu comme un ordre public de protection » [151]. Par conséquent, c’est bien parce que les règles applicables à l’évaluation des droits sociaux ont pris naissance, non pas dans le contrat, mais dans l’article 1843-4 du code civil, qu’il a été jugé que l’expert désigné pouvait écarter les stipulations contractuelles. La règle jurisprudentielle, selon laquelle les effets légaux du contrat sont régis par la loi en vigueur au moment où ils se produisent, devait donc s’appliquer.

Ce raisonnement rejoint l’un de ceux proposés dans le cadre des commentaires auxquels cette question de l’entrée en vigueur a donné lieu [152], dans l’hypothèse où des statuts rédigés avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance prévoient la cession des droits sociaux d’un associé ou leur rachat, ainsi qu’une méthode d’évaluation des droits sociaux : « Il importe ici de déterminer si l’on est en présence d’une situation contractuelle ou non contractuelle. Or la réponse à apporter est délicate puisque si la difficulté se loge dans les statuts de la société, indice en faveur d’une situation de nature contractuelle, l’intervention de l’expert se recommande ici du nouveau champ d’application de l’article 1843-4 du code civil, ce qui renverrait à une situation légale. […] la survie de la loi ancienne n’a d’autre but que de préserver les attentes des parties. […] Or c’est le résultat inverse qui serait ici obtenu, sauf à détacher la lettre de l’ancien article 1843-4 du code civil de son interprétation jurisprudentielle pour écarter cette dernière. L’application immédiate de la loi nouvelle est respectueuse de la volonté des parties, aussi faut-il la privilégier. »

Restait à déterminer à quel moment précis se produisent les effets légaux des statuts, lorsque l’article 1843-4 du code civil reçoit application. Ce texte ne constitue pas une règle de procédure, qui pourrait justifier une application de la loi nouvelle aux procédures en cours, mais comporte des règles de fond relatives à son champ d’application et aux pouvoirs du tiers estimateur. Dans l’arrêt précité, la chambre commerciale a donc partagé la doctrine de la première chambre civile qui avait retenu, dans deux arrêts précédents [153], la date de la désignation de l’expert, laquelle avait été préconisée par certains auteurs [154]. L’ordonnance no 2014-863 du 31 juillet 2014 s’applique ainsi aux expertises ordonnées à compter de son entrée en vigueur.

La chambre a entendu éviter de susciter de nouveaux contentieux sur les expertises en cours au jour de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, lesquelles sont ainsi « sécurisées ».

Sans doute l’histoire de l’interprétation jurisprudentielle des nouvelles dispositions ne fait-elle que commencer, à la faveur des cas particuliers qui naîtront de l’action des hommes, jamais en repos [155].

***

Ce retour sur une controverse née de la jurisprudence rappelle les « enjeux [de l’office d’]interprétation judiciaire de la loi », sa « puissance » mais aussi la « prudence »  [156] requise du juge, dans un domaine certes bien différent et très réduit, à de très nombreux égards, par rapport à celui concerné par les arrêts relatifs à la responsabilité médicale en matière de diagnostic prénatal, dont l’exploration rétrospective par le premier président Guy Canivet livre de très nombreux enseignements.

Dans la limite du champ de l’article 1843-4 du code civil, ces enseignements doivent permettre à la jurisprudence de joindre ses efforts à ceux du législateur et de la doctrine pour consolider un dispositif d’évaluation des droits sociaux à l’abri… de toute contestation.

 


 [123]. L’étude s’est limitée à cette première question s’agissant de l’interprétation du nouveau texte, sans évoquer les arrêts postérieurs.

 [124]. Cette absence est jugée sévèrement par H. Synvet, estimant qu’un « législateur consciencieux » n’eût pas manqué d’en prévoir, « L’article 1843-4 du code civil comme illustration des dérèglements affectant les sources du droit des sociétés », in Mélanges en l’honneur de Patrick Serlooten, op. cit., spéc. p. 363, no 26.

 [125]. R. Mortier observant que « Pour opérer l’importante bascule temporelle qui résulte des deux réglementations opposées (avant/après), la chambre commerciale ne pouvait pas compter sur des directives légales : elles sont en l’espèce inexistantes, le droit des sociétés se mêlant très (trop) peu de droit transitoire », « Application dans le temps de l’article 1843-4 du code civil », Dr. sociétés février 2021, comm. 17.

 [126]. D. Gallois-Cochet, « L’application dans le temps de l’article 1843-4 du code civil », Bull. Joly sociétés janvier 2015, p. 51.

 [127]. J. Moury, « Réflexions sur l’application dans le temps de l’article 1843-4 du code civil », D. 2017, p. 1992.

  [128]. Com., 13 septembre 2017, pourvoi n° 16-12.978.

 [129]. Com., 29 septembre 2015, pourvoi n° 14-15.767.

 [130]. La suppression des mots « toute latitude » est sans incidence, comme l’a souligné le professeur R. Mortier, « Les (ultimes) soubresauts de la liberté d’évaluation de l’expert », Dr. sociétés novembre 2017, comm. 183.

 [131]. R. Mortier, ibid.

 [132]. Cité dans la thèse de D. Lanzara, Le pouvoir normatif de la Cour de cassation à l’heure actuelle, op. cit., no 327, note 122.

 [133]. Com., 18 novembre 2020, pourvoi n° 19-13.405.

 [134]. 1re Civ., 9 mai 2019, pourvoi n° 18-12.073, publié au Bulletin ; 1re Civ., 8 janvier 2020, pourvoi n° 17-13.863, publié au Bulletin ; Com., 18 novembre 2020, pourvoi n° 19-13.402, publié au Bulletin.

 [135]. Le principe de non-rétroactivité n'ayant de valeur constitutionnelle qu'en matière répressive (Cons. const., 7 novembre 1997, décision n° 97-391 DC, Loi portant mesures urgentes à caractère fiscal et financier). Voir aussi Com., 14 décembre 2004, pourvoi n° 01-10.780, Bull. 2004, IV, n° 227, publié au Rapport annuel : « Le législateur peut, en matière civile, lorsque cette intervention est justifiée par d'impérieux motifs d'intérêt général, adopter des dispositions rétroactives, sans que le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l'article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales s'y opposent. »

 [136]. 3e Civ., 27 février 2002, pourvoi n° 00-17.902, Bull. 2002, III, n° 53 ; Com., 22 octobre 2002, pourvoi n° 00-10.715, Bull. 2002, IV, n° 150 ; Soc., 8 juin 2011, pourvoi n° 09-67.051, Bull. 2011, V, n° 142.

 [137]. Com., 7 avril 1992, pourvoi n° 89-20.418, Bull. 1992, IV, n° 150.

 [138]. Ass. plén., 23 janvier 2004, pourvoi n° 03-13.617, Bull. 2004, Ass. plén., n° 2, publié au Rapport annuel.

 [139]. R. Mortier, « Promesse unilatérale de vente de droits sociaux et protection du cédant », JCP 2014, éd. N, 1236.

 [140]. Certes, certains textes prévoyaient explicitement la validité de clauses statutaires d'exclusion dans certains types de sociétés (l'article 52 de la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés commerciales qui s'appliquait aux sociétés à capital variable par exemple), mais l'admission générale de principe de telles clauses était sujette à de multiples débats doctrinaux et incertaine en jurisprudence, jusqu'à une décision relativement récente (Com., 8 mars 2005, pourvoi n° 02-17.692, Bull. 2005, IV, n° 47), soit bien après la loi du 4 janvier 1978. Une partie des textes qui prévoient explicitement une telle possibilité (tels que l'article L. 227-18 du code de commerce, applicable à la SAS, qui a été créée par la loi n° 94-1 du 3 janvier 1994) ont été adoptés bien après l'entrée en vigueur de l'article 1843-4 du code civil auquel ils dérogent.

 [141]. Cf. l’article L. 227-18 du code de commerce, applicable aux SAS, ou encore l’article 10 de la loi no 90-1258 du 31 décembre 1990, dans sa rédaction issue de la loi no 2012-387 du 22 mars 2012, applicable aux sociétés d’exercice libéral des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, déjà évoqué.

 [142]. La distinction entre la rétroactivité et l’effet immédiat d’une loi nouvelle s’inspire des travaux de P. Roubier (Le droit transitoire. Conflits des lois dans le temps, Dalloz, 2008 – 1re éd. en 1929). La référence est relevée par N. Borga, « Application dans le temps de l’article 1843-4 du code civil : joute décisive des mousquetaires », Bull. Joly sociétés février 2021, p. 10, ainsi que par J. Moury, « Application dans le temps de l’article 1843-4 du code civil : la messe n’est pas dite », Rev. sociétés 2021, p. 287.

 [143]. 2e Civ., 8 juillet 2004, pourvoi n° 03-12.644, Bull. 2004, II, n° 344 ; 1re Civ., 15 janvier 2014, pourvoi n° 12-28.378, Bull. 2014, I, n° 3 ; 3e Civ., 18 février 2015, pourvoi n° 13-27.184, Bull. 2015, III, n° 23.

 [144]. Com., 7 juin 2011, pourvoi n° 10-18.860, Bull. 2011, IV, n° 92 ; Com., 3 mai 2012, pourvoi n° 11-14.820, Bull. 2012, IV, n° 88 ; 2e Civ., 9 octobre 2014, pourvoi n° 13-25.200, Bull. 2014, II, n° 202 ; Com., 9 juin 2009, pourvoi n° 08-12.904, Bull. 2009, IV, n° 76.

 [145]. 3e Civ., 3 juillet 1979, pourvoi n° 77-15.552, Bull. 1979, III, n° 149 ; 1re Civ., 4 mai 1982, pourvoi n° 81-11.539, Bull. 1982, I, n° 156 ; Com., 26 février 1991, pourvoi n° 89-12.497, Bull. 1991, IV, n° 86.

 [146]. 3e Civ., 18 février 2009, pourvoi n° 08-13.143, Bull. 2009, III, n° 40 ; 3e Civ., 3 juillet 2013, pourvoi n° 12-21.541, Bull. 2013, III, n° 89 ; Avis de la Cour de cassation, 16 février 2015, n° 14-70.011, Bull. 2015, Avis, n° 2, publié au Rapport annuel.

 [147]. 3e Civ., 8 février 1989, pourvoi n° 87-18.046, Bull. 1989, III, n° 33 ; 3e Civ., 13 décembre 1989, pourvoi n° 88-11.056, Bull. 1989, III, n° 237 ; 3e Civ., 26 mars 2003, pourvoi n° 01-01.281, Bull. 2003, III, n° 70.

 [148]. J. Moury, « Réflexions sur l’application dans le temps de l’article 1843-4 du code civil », loc. cit.

 [149]. D. Gallois-Cochet, « L’application dans le temps de l’article 1843-4 du code civil », loc. cit.

 [150]. Voir aussi, dans un sens proche, le professeur B. Dondero, « L’ordonnance du 31 juillet 2014 relative au droit des sociétés », D. 2014, p. 1885.

 [151]. A. Couret, « La liberté du tiers-estimateur désigné au titre de l’article 1843-4 », Bull. Joly sociétés septembre 2009, p. 728.

 [152]. N. Borga, « L’application dans le temps du nouvel article 1843-4 du code civil », D. 2014, p. 2359.

 [153]. 1531re Civ., 9 mai 2019, pourvoi n° 18-12.073, publié au Bulletin ; 1re Civ., 8 janvier 2020, pourvoi n° 17-13.863, publié au Bulletin.

 [154]. F.-X. Lucas et D. Poracchia, « Le nouvel article 1843-4 du code civil », Bull. Joly sociétés novembre 2014, p. 474.

 [155]. On aura reconnu l’emprunt à Portalis.

 [156]. G. Canivet, « Puissance et enjeu de l’interprétation judiciaire de la loi. Approche pratique à partir d’un cas de responsabilité médicale », loc. cit.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.