Numéro 9 - Septembre 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 9 - Septembre 2022

SOCIETE (règles générales)

Com., 21 septembre 2022, n° 20-21.416, (B), FRH

Cassation partielle

Administrateur ad hoc – Désignation – Conditions – Détermination

Administrateur ad hoc – Désignation – Conditions – Détermination

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 20 octobre 2020), rendu en matière de référé, la société U 10 Corp (la société U 10) est associée majoritaire de la société à responsabilité limitée U-Web ayant pour gérant et coassocié minoritaire M. [X].

2. Par un arrêt du 18 octobre 2016, rendu en matière de référé, une cour d'appel a, infirmant une ordonnance de référé du 7 juillet 2016, débouté M. [X] de sa demande de désignation d'un mandataire ad hoc pour représenter la société U 10 et voter en ses lieu et place aux assemblées générales de la société U-Web.

3. Par un acte du 7 février 2020, M. [X] a saisi, en référé, un président de tribunal de commerce, d'une part, d'une nouvelle demande de désignation d'un mandataire ad hoc pour représenter la société U 10 et voter en ses lieu et place aux assemblées générales de la société U-Web, d'autre part, d'une demande tendant, au cas où il serait évincé de ses fonctions de gérant, à sa désignation, ou celle de tout professionnel, en qualité de mandataire ad hoc pour représenter la société U-Web dans le cadre d'une instance judiciaire opposant celle-ci à ses fournisseurs, également filiales de la société U 10.

Les sociétés U 10 et U-Web lui ont notamment opposé, s'agissant de la première demande, l'absence de circonstances nouvelles, et, s'agissant de la seconde demande, l'absence de dommage imminent.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. M. [X] fait grief à l'arrêt de dire n'y avoir lieu à référé s'agissant de la demande de sa désignation et, très subsidiairement, de tout professionnel, en qualité de mandataire ad hoc pour représenter la société U-Web dans la procédure au fond introduite devant le tribunal de commerce de Villefranche-Tarare et devant toute autre juridiction qui en serait la suite et/ou la conséquence et de la conduire jusqu'à son terme, alors « que la désignation d'un mandataire ad hoc par le président du tribunal de commerce n'est pas subordonnée à l'existence de circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la société et menaçant celle-ci d'un péril imminent mais uniquement à la preuve d'un dommage imminent ou d'un trouble illicite ; qu'en énonçant « qu' il est de principe que la désignation d'un mandataire ad hoc est une mesure exceptionnelle qui suppose de rapporter la preuve de circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la société et menaçant celle-ci d'un péril imminent » puis en rejetant la demande de désignation d'un mandataire ad hoc formée par M. [X] au motif que « rien ne permet d'établir que le choix, le cas échéant, du nouveau dirigeant de la société U-Web de ne pas poursuivre en appel la procédure contre la société U 10 et ses filiales en cas de rejet de ses prétentions, soit de nature à mettre en péril son existence », la cour d'appel a statué par motifs impropres et ainsi violé l'article 873 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 873, alinéa 1, du code de procédure civile :

5. Selon ce texte, le président du tribunal de commerce peut, dans les limites de la compétence du tribunal, et même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.

6. Pour dire n'y avoir lieu à référé s'agissant de la demande de désignation d'un mandataire ad hoc pour représenter la société U-Web dans le cadre d'une instance judiciaire l'opposant à ses fournisseurs, l'arrêt, après avoir constaté que M. [X] forme sa demande sur le fondement de l'article 873 du code de procédure civile, et énoncé que la désignation d'un mandataire ad hoc est une mesure exceptionnelle qui suppose rapportée la preuve de circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la société et menaçant celle-ci d'un péril imminent, retient que si la nomination envisagée du nouveau gérant de la société U-Web est susceptible d'avoir une influence sur les choix procéduraux de cette société, s'agissant des suites de la procédure l'opposant à la société U 10, rien ne permet d'établir que le choix, le cas échéant, du nouveau dirigeant de la société U-Web de ne pas poursuivre en appel la procédure contre la société U 10 et ses filiales en cas de rejet de ses prétentions, soit de nature à mettre en péril l'existence de la société U-Web, et que la mésentente entre les associés n'emporte pas péril pour les intérêts sociaux.

7. En statuant ainsi, la cour d'appel qui, ajoutant aux conditions prévues par la loi, a exigé la preuve de circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de cette société et la menaçant d'un péril imminent pour désigner, en référé, un mandataire ad hoc, a violé le texte susvisé.

Et sur le second moyen

Enoncé du moyen

8. M. [X] fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable la demande de désignation d'un mandataire ad hoc pour la société U 10 avec pour mission de représenter celle-ci et de voter en ses lieu et place lors des assemblées générales ordinaires et extraordinaires de la société U-Web, dans le seul intérêt de celle-ci, alors « que l'ordonnance de référé ayant rejeté la désignation d'un mandataire ad hoc sur le fondement de l'article 873 du code de procédure civile peut être rapportée ou modifiée dès lors qu'il existe des circonstances nouvelles de nature à caractériser un dommage imminent ou un trouble illicite ; que pour déclarer irrecevable la demande formée par M. [X] de désignation d'un mandataire ad hoc pour la société U 10 au motif qu' « il n'allège et a fortiori ne démontre, ni la survenue de circonstances nouvelles de nature à placer la société U 10 dans l'impossibilité d'exercer ses droits sociaux et de ce fait, à entraver son bon fonctionnement ou celui de la société U-Web dont elle est propriétaire à 51 %, ni l'existence d'un péril imminent, lesquelles circonstances sont seules de nature à justifier qu'il lui soit désigné un mandataire ad hoc », la cour d'appel, réduisant à tort la notion de circonstances nouvelles à ces deux hypothèses, a violé les articles 488 et 873 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 488, alinéa 2, et 873, alinéa 1, du code de procédure civile :

9. Il résulte de l'application combinée de ces textes qu'une ordonnance de référé rejetant la demande de désignation d'un mandataire ad hoc faite sur le seul fondement de l'article 873 du code de procédure civile peut être rapportée ou modifiée s'il existe des circonstances nouvelles caractérisant l'existence d'un dommage imminent ou d'un trouble manifestement illicite.

10. Pour déclarer irrecevable la demande de désignation d'un mandataire ad hoc chargé de représenter la société U 10 et de voter en ses lieu et place lors des assemblées générales ordinaires et extraordinaires de la société U-Web, l'arrêt, après avoir constaté que la même demande avait été rejetée par arrêt du 18 octobre 2016, statuant en matière de référé, et exactement énoncé que M. [X] devait, en conséquence, justifier de circonstances nouvelles en application de l'article 488 du code de procédure civile, retient qu'il n'allègue et a fortiori ne démontre ni la survenue de circonstances nouvelles de nature à placer la société U 10 dans l'impossibilité d'exercer ses droits sociaux et, de ce fait, à entraver son bon fonctionnement ou celui de la société U-Web, dont elle est propriétaire à 51 %, ni l'existence d'un péril imminent, et que ces circonstances, qui s'apprécient à compter de la date de la première ordonnance rendue par le juge des référés le 7 juillet 2016, sont seules de nature à justifier qu'il lui soit désigné un mandataire ad hoc.

11. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui, pour déclarer irrecevable la demande de M. [X] visant à modifier ou rapporter en référé l'arrêt du 18 octobre 2016, rendu en matière de référé, ayant refusé de désigner un mandataire ad hoc pour la société U 10, a exigé que les circonstances nouvelles invoquées à cet effet rendent impossible le fonctionnement normal de cette société ou la menacent d'un péril imminent, a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit n'y avoir lieu à référé s'agissant de la demande de M. [X] de sa désignation et, très subsidiairement, de celle de tout professionnel, en qualité de mandataire ad hoc pour représenter la société U-Web dans la procédure au fond introduite devant le tribunal de commerce de Villefranche-Tarare et devant toute autre juridiction qui en serait la suite et/ou la conséquence et de la conduire jusqu'à son terme, en ce qu'il déboute M. [X] de sa demande de consignation d'une provision ad litem en vue de la rémunération de ce mandataire ad hoc et en ce qu'il déclare irrecevable la demande de désignation d'un mandataire ad hoc pour la société U 10 Corp avec pour mission de représenter celle-ci et de voter en ses lieu et place lors des assemblées générales ordinaires et extraordinaires de la société U-Web, dans le seul intérêt de celle-ci, l'arrêt rendu le 20 octobre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon autrement composée.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Mollard (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Ducloz - Avocat(s) : SCP Bénabent ; SCP Duhamel-Rameix-Gury-Maitre -

Textes visés :

Article 873, alinéa 1, du code de procédure civile ; article 488, alinéa 2, du code de procédure civile.

Com., 21 septembre 2022, n° 19-26.203, (B), FS

Cassation

Associés – Qualité – Epoux commun en biens – Revendication de la qualité d'associé – Applications diverses – Société se prévalant de l'atteinte au droit d'exercer une profession séparée – Recevabilité (non)

Les articles 223 et 1421, alinéa 2, du code civil ayant pour seul objet de protéger les intérêts de l'époux exerçant une profession séparée, la société dont cet époux est associé n'est pas recevable à se prévaloir de l'atteinte que la revendication, par le conjoint de celui-ci, de la qualité d'associé, serait susceptible de porter au droit d'exercer une telle profession.

Associés – Qualité – Epoux commun en biens – Revendication de la qualité d'associé – Conditions – Affectio societatis – Nécessité (non)

L'affectio societatis n'est pas une condition requise pour la revendication, par un époux, de la qualité d'associé sur le fondement de l'article 1832-2, alinéa 3, du code civil.

Associés – Qualité – Epoux commun en biens – Qualité d'associé au titre de l'apport en emploi de biens communs – Conjoint de l'associé – Renonciation à revendiquer la qualité d'associé – Renonciation tacite – Possibilité

La renonciation à un droit peut être tacite dès lors que les circonstances établissent, de façon non équivoque, la volonté de renoncer. Doit être cassé l'arrêt qui, pour dire qu'un époux a la qualité d'associé d'une société et ordonner à cette dernière de lui communiquer certains documents sociaux, retient que si un époux peut renoncer, lors de l'apport ou de l'acquisition des parts par son conjoint, ou ultérieurement, à exercer la faculté qu'il tient de l'article 1832-2, alinéa 3, du code civil, c'est à la condition que cette renonciation soit expresse et non équivoque et que la renonciation tacite dont se prévalent le conjoint de cet époux et la société ne suffit pas à faire obstacle au droit d'exercer cette revendication.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 29 août 2019), M. [I] et Mme [B] ont contracté mariage le 17 juillet 1970, sans contrat préalable.

2. Le 13 juin 2007, M. [I], revendiquant le bénéfice des dispositions de l'article 1832-2 du code civil, a notifié à la SARL Transports [I], dont son épouse était la gérante, son intention d'être personnellement associé à hauteur de la moitié des parts sociales correspondant à l'apport que cette dernière avait effectué.

3. Invoquant le refus de Mme [B] de lui communiquer les comptes de la société Transports [I], M. [I] l'a assignée, ainsi que la société Transports [I], aux fins de voir constater qu'il avait la qualité d'associé depuis le mois de juin 2007 et d'obtenir la communication de certains documents sociaux.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa troisième branche

Enoncé du moyen

4. La société Transports [I] fait grief à l'arrêt de dire que M. [I] a la qualité d'associé depuis le 13 juin 2007 et de lui ordonner de lui communiquer les bilans, les comptes de résultats, les rapports de gestion et les procès-verbaux des assemblées générales ordinaires relatifs aux exercices 2014, 2015, 2016 et 2017, alors « que chaque époux peut librement exercer une profession, percevoir ses gains et salaires et en disposer après s'être acquitté des charges du mariage ; que l'époux qui exerce une profession séparée a seul le pouvoir d'accomplir les actes d'administration et de disposition nécessaires à celle-ci ; que ces dispositions s'opposent à l'exercice de la revendication de la qualité d'associé par le conjoint lorsque l'époux apporteur exerce une profession séparée et que les parts sociales qu'il a acquises sont nécessaires à l'exercice de sa profession ; qu'en affirmant néanmoins que l'autonomie professionnelle de Mme [B], au sein de la société Transports [I], n'était nullement remise en cause par la revendication par M. [I] de sa qualité d'associé de la société, Mme [B] étant toujours associée de la société à hauteur d'un quart du capital, bien que l'ensemble des parts sociales qu'elle avait souscrites ait été le support nécessaire de son activité professionnelle, qu'elle exerçait de manière séparée, ce qui faisait obstacle à la faculté de revendication de la qualité d'associé exercée par M. [I], la cour d'appel a violé les articles 223, 1421, alinéa 2, et 1832-2 du code civil. »

Réponse de la Cour

5. Les articles 223 et 1421, alinéa 2, du code civil ayant pour seul objet de protéger les intérêts de l'époux exerçant une profession séparée, la société Transports [I] n'est pas recevable à se prévaloir de l'atteinte que la revendication, par M. [I], de la qualité d'associé, serait susceptible de porter au droit de Mme [I] d'exercer une telle profession.

6. Le moyen ne peut donc être accueilli.

Sur le moyen, pris en sa quatrième branche

Enoncé du moyen

7. La société Transports [I] fait le même grief à l'arrêt, alors « que seul peut revendiquer la qualité d'associé d'une société, celui qui est animé d'une volonté réelle et sérieuse de collaborer activement et de manière intéressée dans l'intérêt commun, avec les autres associés, à la réalisation de l'objet social ; qu'en se bornant néanmoins à affirmer, pour décider que M. [E] [I] pouvait se prévaloir de la qualité d'associé de la société Transports [I], qu'aucun risque de paralysie de la société ne pouvait faire échec à sa faculté de revendiquer sa qualité d'associé, sans rechercher, comme elle y était pourtant invitée, si M. [I] était animé d'une volonté réelle et sérieuse de collaborer avec Mme [B], pour l'exercice d'une activité commune, dans l'intérêt de la société, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1832, 1833 et 1832-2 du code civil. »

Réponse de la Cour

8. L'affectio societatis n'est pas une condition requise pour la revendication, par un époux, de la qualité d'associé sur le fondement de l'article 1832-2 du code civil.

9. Le moyen, qui postule le contraire, n'est pas fondé.

Mais sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

10. La société Transports [I] fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'en l'absence de disposition légale contraire, la renonciation à un droit n'est soumise à aucune condition de forme ; qu'elle peut être tacite dès lors qu'elle résulte d'actes manifestant sans équivoque la volonté de son auteur de renoncer à ce droit ; qu'en affirmant néanmoins, pour décider que M. [I] pouvait se prévaloir de la qualité d'associé de la société Transports [I], que s'il avait la possibilité de renoncer à son droit de revendiquer sa qualité d'associé, cette renonciation ne pouvait être qu'expresse, aucune renonciation tacite ne pouvant faire obstacle à l'exercice de son droit, la cour d'appel a violé l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1134, alinéa 1, du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 :

11. Aux termes de ce texte, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.

12. La renonciation à un droit peut être tacite dès lors que les circonstances établissent, de façon non équivoque, la volonté de renoncer.

13. Pour dire que M. [I] avait la qualité d'associé depuis le mois de juin 2007 et ordonner à la société Transports [I] de lui communiquer certains documents sociaux, l'arrêt retient que si l'époux peut renoncer, lors de l'apport ou de l'acquisition des parts par son conjoint, ou ultérieurement, à exercer la faculté qu'il tient de l'article 1832-2, alinéa 3, du code civil, c'est à la condition que cette renonciation soit expresse et non équivoque et que la renonciation tacite dont se prévalent Mme [B] et la société Transports [I] ne suffit pas à faire obstacle au droit de M. [I] d'exercer cette revendication.

14. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le dernier grief, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 29 août 2019, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Mouillard - Rapporteur : Mme Lefeuvre - Avocat général : M. Lecaroz - Avocat(s) : SCP Richard ; SCP Sevaux et Mathonnet -

Textes visés :

Articles 223 et 1421, alinéa 2, du code civil ; article 1832-2, alinéa 3, du code civil.

Rapprochement(s) :

Sur la renonciation par un conjoint à revendiquer la qualité d'associé, à rapprocher : Com., 12 janvier 1993, pourvoi n° 90-21.126, Bull. 1993, IV, n° 9 (rejet).

Com., 21 septembre 2022, n° 20-18.965, (B), FRH

Cassation partielle sans renvoi

Parts sociales – Cession – Clause de garantie du passif – Passif couvert – Etendue – Condamnation de la société cédée à une indemnité de requalification – Origine antérieure à la cession des titres – Portée – Indemnité à la charge du cédant

Ayant retenu que la condamnation, par la juridiction prud'homale, d'une société au paiement d'une indemnité de requalification de contrats de mission irréguliers en un contrat à durée indéterminée, avait son origine dans la conclusion, avant la cession des titres de cette société, du premier contrat de mission irrégulier, une cour d'appel juge à bon droit que cette indemnité est, en vertu de la garantie de passif stipulée au contrat de cession, à la charge du cédant.

Parts sociales – Cession – Clause de garantie du passif – Passif couvert – Exclusion – Indemnité due par la société cédée – Fait générateur postérieur à la cession – Applications diverses – Cessation d'une relation de travail que la société cédée a prolongée après la cession

Viole l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, la cour d'appel qui condamne, au titre d'une garantie de passif stipulée dans un contrat de cession de parts sociales, le cédant à supporter le passif supplémentaire résultant de la condamnation, par la juridiction prud'homale, de la société cédée à payer une indemnité légale de licenciement, une indemnité de préavis ainsi que les congés payés afférents et des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors qu'il résulte de ses constatations que ces condamnations ont pour fait générateur la cessation, assimilable à un licenciement, d'une relation de travail que la société cédée a prolongé au-delà du dernier contrat de mission conclu avant la cession des titres, en concluant, après la cession, deux nouveaux contrats de mission irréguliers.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Rouen, 29 juin 2020), la société Financial Holding a, par un acte du 12 juin 2014, cédé à la société Gama Invest l'intégralité des actions qu'elle détenait dans le capital de la société ECT2S. Elle a, le même jour, consenti une garantie d'actif et de passif à la société Gama Invest.

2. Par plusieurs contrats de mission successifs, les deux derniers conclus après le 12 juin 2014, une entreprise de travail temporaire a mis un salarié, M. [J], à la disposition de la société ECT2S pour une période totale allant du 20 juillet 2009 au 29 août 2014.

3. Un conseil de prud'hommes a, par un jugement du 3 juin 2018, prononcé la requalification de l'ensemble des contrats de mission en un contrat à durée indéterminée à compter du 20 juillet 2009 et a condamné la société ECT2S, contrôlée par la société Gama Invest, en sa qualité d'entreprise utilisatrice, à payer à M. [J] des sommes au titre de l'indemnité de requalification, de l'indemnité de licenciement, de l'indemnité de préavis et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

4. La société Financial Holding ayant refusé de mettre en oeuvre la garantie d'actif et de passif, les sociétés Gama Invest et ECT2S l'ont assignée en paiement des sommes de 1 740,50 euros à titre d'indemnité de requalification, de 1 740,50 euros à titre d'indemnité légale de licenciement, de 3 481 euros à titre d'indemnité de préavis, outre 348 euros au titre des congés-payés afférents, de 10 443 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, et de 700 euros au titre des frais irrépétibles de la procédure prud'homale, mises à la charge de la société ECT2S par le conseil de prud'hommes.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche, en tant qu'elle fait grief à l'arrêt de condamner la société Financial Holding à verser des sommes au titre de l'indemnité de requalification et des frais irrépétibles de la procédure prud'homale

Enoncé du moyen

5. La société Financial Holding fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement en ce qu'il l'avait condamnée à verser aux sociétés Gama Invest et ECT2S la somme de 1 740,50 euros à titre d'indemnité de requalification, à la suite de la requalification du contrat de M. [J], et celle de 700 euros au titre des frais irrépétibles de la procédure prud'homale, alors « qu'en se bornant à retenir, pour la condamner à supporter l'indemnité de requalification des contrats d'intérim de M. [J] en contrat à durée indéterminée, ainsi que les indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse allouées au salarié, que son droit à requalification était né de la reconduction irrégulière de ses missions d'intérim antérieurement à la cession, sans rechercher, ainsi qu'elle y était expressément invitée, si les deux renouvellements de missions effectués par le cessionnaire postérieurement à la cession n'avaient pas directement contribué à ce passif, ce qui était de nature à exclure la garantie du cédant, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1134 ancien du code civil, devenu 1103 du même code. »

Réponse de la Cour

6. Après avoir rappelé que, selon l'article 1251-5 du code du travail, le contrat de mission, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise utilisatrice, et relevé qu'il ressort du jugement du conseil de prud'hommes du 3 juin 2018 que la méconnaissance de ces dispositions par la société ECT2S a entraîné la requalification de l'ensemble de la relation contractuelle avec M. [J] en un contrat de travail à durée indéterminée à compter du 20 juillet 2009, date du premier contrat de mission irrégulier, l'arrêt retient que le droit à requalification est né avant la cession de l'entreprise accompagnée de la convention de garantie de passif litigieuse. Il retient encore que le passif supplémentaire invoqué est lié à la requalification du contrat et non à la décision de licenciement elle-même, étant observé que M. [J] aurait pu obtenir cette requalification en dehors de toute procédure de licenciement et avant même la cession.

7. En l'état de ces énonciations, constatations et appréciations, dont il se déduit que la condamnation de la société ECT2S au paiement d'une indemnité de requalification et aux frais irrépétibles de l'instance prud'homale, avait son origine dans la conclusion, le 20 juillet 2009, du premier contrat de mission irrégulier, et non dans celle de deux nouveaux contrats de mission postérieurement à la cession des titres, la cour d'appel a, à bon droit, condamné la société Financial Holding à rembourser aux sociétés Gama Invest et ECT2S, en vertu de la garantie de passif, le montant de l'indemnité de requalification et des frais irrépétibles.

8. Le moyen n'est donc pas fondé.

Et sur le moyen, pris en sa seconde branche, en tant qu'elle fait grief à l'arrêt de condamner la société Financial Holding à verser des sommes au titre de l'indemnité de requalification et des frais irrépétibles de la procédure prud'homale

9. Le moyen, qui se borne à critiquer la condamnation de la société Financial Holding au paiement des indemnités dues au titre du licenciement du salarié, est inopérant en tant qu'il fait grief à l'arrêt de la condamner au paiement de la somme de 1 740,50 euros à titre d'indemnité de requalification et de celle de 700 euros au titre des frais irrépétibles de la procédure prud'homale.

Mais sur le moyen, pris en sa seconde branche, en tant qu'elle fait grief à l'arrêt de condamner la société Financial Holding à payer des sommes au titre de l'indemnité légale de licenciement, de l'indemnité de préavis et des congés-payés afférents et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse

Enoncé du moyen

10. La société Financial Holding fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il l'avait condamnée à verser aux sociétés Gama Invest et ECT2S les sommes de 1 740,50 euros à titre d'indemnité légale de licenciement, de 3 481 euros à titre d'indemnité de préavis, outre 348 euros au titre des congés payés afférents, et de 10 443 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, à la suite de la requalification du contrat de M. [J], alors « que les indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse allouées à un salarié ont pour fait générateur la rupture de son contrat ; qu'en condamnant la société Financial Holding à supporter les indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse allouées à M. [J], bien qu'elle ait constaté que la rupture de la relation de travail, qui constituait le fait générateur de ces indemnités, était postérieure à la cession, la cour d'appel a violé l'article 1134 ancien du code civil, devenu 1103 du même code. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 16 février 2016 :

11. Selon ce texte, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.

12. Pour condamner la société Financial Holding au paiement des sommes de 1 740,50 euros à titre d'indemnité légale de licenciement, de 3 481 euros à titre d'indemnité de préavis, de 348 euros au titre des congés-payés afférents et de 10 443 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'arrêt, après avoir énoncé qu'en application de l'article L. 1251-5 du code du travail, un contrat de mission ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise utilisatrice, relève que le conseil de prud'hommes a, au motif de la méconnaissance de ces dispositions, requalifié l'ensemble des contrats de mission conclus sur la période allant du 20 juillet 2009 au 29 août 2014 en un contrat à durée indéterminée à compter du 20 juillet 2009, date du premier contrat de mission irrégulièrement motivé par un accroissement temporaire d'activité.

L'arrêt retient qu'il est établi que les missions irrégulières se sont succédé durant cinq ans et que la faute à l'origine de la condamnation de la société ECT2S était constituée dès la reconduction d'une succession de contrats de mission.

L'arrêt en déduit que le passif supplémentaire est lié à la requalification des contrats de mission et que, le droit à requalification étant né avant la cession de l'entreprise accompagnée de la convention de garantie de passif litigieuse, c'est à tort que la société Financial Holding soutient que le passif de la société ECT2S aurait une origine imputable à des faits postérieurs à la cession du 12 juin 2014.

13. En statuant ainsi, alors qu'elle constatait que la société ECT2S, alors sous le contrôle de la société Gama Invest, avait fait le choix de prolonger la relation de travail avec le salarié en concluant deux nouveaux contrats de mission, dont il lui appartenait de s'assurer de la régularité, puis de mettre fin à cette relation le 29 août 2014, ce dont il se déduisait que la condamnation de la société ECT2S au paiement de l'indemnité légale de licenciement, de l'indemnité de préavis et des congés payés afférents ainsi que des dommages-intérêts pour licenciement sans cause et sérieuse avait pour fait générateur la cessation, assimilable à un licenciement, d'une relation de travail que cette société avait prolongée au-delà du terme du dernier contrat de mission conclu avant la cession des titres, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

14. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

15. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.

16. Il résulte de ce qui précède que les sociétés ECT2S et Gama Invest sont mal fondées à réclamer, au titre de la garantie de passif, la prise en charge, par la société Financial Holding, des conséquences pécuniaires de la cessation de la relation de travail avec M. [J], assimilable à un licenciement, dès lors que cette cessation a eu lieu le 29 août 2014, postérieurement à la cession des titres.

17. Leur demande à ce titre sera rejetée.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que, confirmant le jugement, il condamne la société Financial Holding à verser aux sociétés Gama Invest et ECT2S les sommes de 1 740,50 euros à titre d'indemnité légale de licenciement, de 3 481 euros à titre d'indemnité de préavis, outre 348 euros au titre des congés-payés afférents, et de 10 443 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, au titre des conséquences de la requalification du contrat de M. [J], l'arrêt rendu le 29 juin 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Rouen ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

Rejette la demande des sociétés Gama Invest et ECT2S tendant à la condamnation de la société Financial Holding à leur payer les sommes de 1 740,50 euros à titre d'indemnité légale de licenciement, de 3 481 euros à titre d'indemnité de préavis, outre 348 euros au titre des congés-payés afférents, et de 10 443 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Mollard (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Ducloz - Avocat(s) : SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret ; SARL Cabinet Briard -

Textes visés :

Article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016.

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