Numéro 9 - Septembre 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 9 - Septembre 2022

SEPARATION DES POUVOIRS

3e Civ., 21 septembre 2022, n° 21-10.895, (B), FS

Rejet

Compétence judiciaire – Domaine d'application – Logement de fonction d'un agent de l'Office national des forêts (ONF) – Domaine privé de l'Etat – Litige relatif au paiement d'une redevance de l'occupant sans droit ni titre

Une cour d'appel, qui relève que la maison forestière concédée à titre précaire et révocable à un agent de l'Office national des forêts (ONF) est directement et indivisiblement rattachée à l'exploitation des bois et forêts dont la gestion est assurée par l'Office, lesquels relèvent du domaine privé de l'Etat, et que l'existence d'un aménagement spécial nécessaire à l'exécution des missions de service public n'est pas démontrée, en déduit exactement, en l'absence d'invocation par l'occupant de l'existence de clauses exorbitantes de droit commun dans la convention de concession, que ce logement n'appartient pas au domaine public et que la juridiction judiciaire est compétente pour statuer sur le litige, relatif à la gestion du domaine privé de l'Etat, tendant au paiement d'une redevance pour son occupation sans droit ni titre.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Colmar, 16 novembre 2020), par un arrêté du 16 février 2004, le directeur général de l'Office national des forêts (l'ONF) a affecté M. [N] au poste de chef de triage au sein de la direction territoriale d'Alsace, en lui attribuant la maison forestière de [Localité 3] à titre de logement de fonction.

2. Par un arrêté du 22 avril 2014, le directeur général de l'ONF a infligé à M. [N] la sanction de la mise à la retraite d'office et l'a radié des cadres de la fonction publique à compter du 1er mai 2014.

3. Par une ordonnance du 16 novembre 2015, le juge des référés du tribunal d'instance de Saverne a ordonné l'expulsion de M. [N] de son logement de fonction.

4. La juridiction administrative ayant annulé l'arrêté du 22 avril 2014 et ordonné la réintégration de M. [N] avec reconstitution de sa carrière, par un arrêté du 24 mars 2016, le directeur général de l'ONF a réintégré M. [N] au sein de la même unité territoriale que celle dans laquelle il était précédemment employé et sur un emploi correspondant à son grade.

Par un arrêté du même jour, il l'a suspendu de ses fonctions.

5. Par un arrêté du 20 mai 2016, le directeur général de l'ONF a prononcé sa mise à la retraite d'office et sa radiation des cadres à compter du 1er juin 2016.

6. Le 3 octobre 2018, M. [N] a été expulsé de la maison forestière de [Localité 3].

7. L'ONF l'ayant assigné pour obtenir, sur le fondement de l'article R. 2124-74, alinéa 2, du code général de la propriété des personnes publiques, sa condamnation au paiement d'une redevance d'occupation, M. [N] a soulevé l'incompétence de la juridiction judiciaire.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

8. M. [N] fait grief à l'arrêt de rejeter l'exception d'incompétence de la juridiction judiciaire, alors « que, aux termes de l'article L. 2331-1 du code général de la propriété des personnes publiques, sont portés devant la juridiction administrative les litiges relatifs aux autorisations ou contrats comportant occupation du domaine public, quelle que soit leur forme ou leur dénomination, accordées ou conclus par les personnes publiques ou leurs concessionnaires ; que, selon l'article L. 2111-1 du même code, sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1, tel qu'un établissement public, est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affectés à un service public, pourvu qu'en ce cas ils fassent l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public ; qu'en l'absence de dispositions législatives spéciales, ne fait pas partie du domaine privé de l'Office national des forêts la maison forestière lui appartenant et servant de logement de fonction pour utilité de service à l'un de ses agents ; qu'en s'abstenant de constater qu'en vertu des arrêtés du directeur général de l'ONF des 16 février 2004 et 24 mars 2016, M. [N] était titulaire d'une autorisation l'habilitant à occuper pour utilité de service la maison forestière de [Localité 3] appartenant au domaine public de l'ONF et d'en déduire que le contentieux relatif au paiement d'une redevance d'occupation de ce bien relevait de la seule compétence du juge administratif, la cour d'appel a violé les articles L. 2212-1 et L. 2331-1 du code général de la propriété des personnes publiques, ensemble la loi des 16-24 août 1790, le décret du 16 fructidor an III et le principe de la séparation des pouvoirs. »

Réponse de la Cour

9. Aux termes de l'article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques, sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu'en ce cas ils fassent l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public.

10. Selon l'article L. 2211-1 du même code, font partie du domaine privé les biens des personnes publiques mentionnées à l'article L. 1, qui ne relèvent pas du domaine public par application des dispositions du titre Ier du livre Ier.

11. Avant l'entrée en vigueur, le 1er juillet 2006, du code général de la propriété des personnes publiques, l'appartenance d'un bien au domaine public était, sauf si ce bien était directement affecté à l'usage du public, subordonnée à la double condition qu'il ait été affecté à un service public et spécialement aménagé en vue du service public auquel il était destiné.

12. Ayant, d'une part, relevé que l'arrêté du 16 février 2004 mentionnait que le poste attribué à M. [N] était logé à la maison forestière de [Localité 3], laquelle était dès lors directement et indivisiblement rattachée à l'exploitation des bois et forêts dont la gestion était assurée par l'ONF, qui relevaient du domaine privé de l'Etat, et que, si M. [N] soutenait que l'ONF avait fait aménager dans la maison une pièce servant de bureau administratif nécessaire à l'exécution des missions de service public, il ne produisait aucune pièce démontrant l'existence d'un tel aménagement, et d'autre part, constaté qu'il résultait de l'arrêté du 16 février 2004 que le droit d'occupation de la maison forestière de [Localité 3] avait été concédé à M. [N] à titre précaire et révocable, la cour d'appel, devant laquelle M. [N] n'a pas soutenu que cette maison lui avait été concédée par une convention comportant des clauses exorbitantes du droit commun, en a exactement déduit qu'elle n'appartenait pas au domaine public et que la juridiction judiciaire était compétente pour statuer sur le litige, relatif à la gestion du domaine privé de l'Etat, tendant au paiement d'une redevance pour l'occupation sans droit ni titre de ce logement.

13. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

14. M. [N] fait grief à l'arrêt de le condamner à payer à l'ONF une redevance d'occupation pour la période du 22 décembre 2015 au 2 octobre 2018, alors :

« 1°/ que l'annulation d'une décision d'éviction illégale d'un agent public, que ce soit pour un moyen de légalité interne ou externe, implique nécessairement, au titre de la reconstitution de sa carrière, celle des droits sociaux, et notamment de son droit de jouissance du logement attaché à ses fonctions ; qu'en déclarant que M. [N] occupait sans droit ni titre la maison forestière depuis le 22 décembre 2015, quand, par jugement définitif en date du 25 février 2016, le tribunal administratif de Strasbourg avait annulé l'arrêté du directeur du 22 avril 2014 portant mise à la retraite d'office et radiation des cadres de M. [N] à compter du 1er mai 2014 et fait injonction au directeur de l'ONF de procéder à la réintégration de l'agent et à la reconstitution administrative de sa carrière, lesquelles impliquaient la mise à disposition de la maison forestière associée à ses fonctions, la cour d'appel a violé l'article 544 du code civil ;

2°/ que M. [N] faisait valoir que sa réintégration ordonnée par arrêté du 24 mars 2016 sur un poste d'agent patrimonial à [Localité 3] au sein des services fonctionnels de l'agence Nord Alsace de l'ONF impliquait que lui soit concédée la maison forestière de [Localité 3], sans que pût lui être opposé l'arrêté du même jour portant suspension temporaire de ses fonctions ; qu'en délaissant ces écritures, la cour d'appel a privé sa décision de tout motif en méconnaissance des exigences de l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

15. Ayant relevé que la réintégration de M. [N] s'était effectuée au sein de la même unité territoriale que celle dans laquelle il était précédemment employé et sur un emploi correspondant à son grade, mais sans qu'il retrouvât le poste qui lui ouvrait spécifiquement droit à bénéficier de la jouissance de la maison forestière de [Localité 3] à titre de logement de fonction, la cour d'appel, qui a ainsi répondu, en les écartant, aux conclusions prétendument délaissées, en a déduit, à bon droit, que la demande de l'ONF tendant au paiement d'une redevance d'occupation en application de l'article R. 2124-74 du code général de la propriété des personnes publiques devait être accueillie.

16. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : M. Jacques - Avocat général : M. Brun - Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy ; SARL Delvolvé et Trichet -

Textes visés :

Articles L. 2111-1 et L. 2211-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

Soc., 21 septembre 2022, n° 19-12.568, (B), FS

Rejet

Contrat de travail – Licenciement économique – Salarié protégé – Autorisation administrative devenue définitive – Motif du licenciement – Caractère réel et sérieux – Appréciation – Compétence du juge judiciaire – Exclusion – Etendue – Détermination – Portée

Le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de séparation des pouvoirs, en l'état d'une autorisation administrative de licenciement devenue définitive, apprécier le caractère réel et sérieux du motif de licenciement au regard de la cause économique ou du respect par l'employeur de son obligation de reclassement.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 26 octobre 2018), M. [P] a été engagé par la société Wimetal le 25 décembre 1995. Il exerçait les fonctions de délégué syndical, de représentant syndical au comité d'établissement et au comité central d'entreprise et de conseiller du salarié.

Le 2 juin 2014, l'inspecteur du travail a autorisé son licenciement pour motif économique. Il a été licencié le 4 juin 2014.

Le 25 août suivant, l'inspecteur du travail a retiré sa décision du 2 juin 2014 et pris une nouvelle décision autorisant le licenciement pour motif économique.

Par ordonnance du 11 mai 2015, le tribunal administratif a dit qu'il n'y avait pas lieu de statuer sur la requête en annulation de la décision du 2 juin 2014 formée par le salarié, cette décision ayant été retirée.

2. Le 7 août 2014, le salarié avait saisi la juridiction prud'homale d'une demande de constat d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse et d'une demande de paiement de certaines indemnités.

3. Par l'arrêt du 26 octobre 2018, la cour d'appel a partiellement sursis à statuer et saisi le tribunal administratif de la question de la légalité de la décision du 25 août 2014 autorisant le licenciement du salarié.

Par jugement du 15 mai 2019, le tribunal administratif a déclaré que cette décision d'autorisation n'est pas entachée d'illégalité.

Le pourvoi du salarié a été rejeté comme étant irrecevable par arrêt n° 445744 du Conseil d'Etat du 19 mai 2022.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

4. Le salarié fait grief à l'arrêt de dire que le retrait de l'autorisation administrative de licenciement du 2 juin 2014 ne produisait pas les effets d'une annulation et de déclarer sans objet ses demandes indemnitaires pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et pour retrait de l'autorisation administrative, alors :

« 1°/ que le retrait de l'autorisation administrative de licenciement produit les mêmes effets que son annulation et prive de validité le licenciement déjà intervenu ; qu'en jugeant que M. [P] ne pouvait soutenir à l'appui de ses demandes indemnitaires pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et retrait de la décision du 2 juin 2014 que ledit retrait produisait les effets d'une annulation, quand elle constatait que l'inspecteur du travail avait retiré l'autorisation de licenciement litigieuse qui était illégale eu égard à l'absence de vérifications du motif économique et du respect des obligations conventionnelles de reclassement, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences de ses propres constatations, a violé les articles L. 1235-3 et L. 2422-1 du code du travail ;

2°/ qu'une nouvelle autorisation de licenciement accordée concomitamment au retrait d'une première autorisation ne saurait avoir d'incidence sur les effets de ce retrait en termes indemnitaires et de droit à réintégration, ni valider rétroactivement le licenciement intervenu sur la base de la décision initiale ; qu'en retenant, pour dire les demandes indemnitaires de M. [P] sans objet, que l'inspecteur du travail pouvait valablement retirer sa décision et en prendre une autre autorisant le licenciement, de sorte que le retrait ne produisait pas les effets d'une annulation, la cour d'appel a violé les articles L. 1235-3 et L. 2422-1 du code du travail ;

3°/ qu'en jugeant les demandes indemnitaires de M. [P] sans objet, au prétexte que l'inspecteur du travail pouvait valablement retirer sa décision et en prendre une autre autorisant le licenciement, sans dire en quoi la nouvelle autorisation viendrait tenir en échec les effets du retrait, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1235-3 et L. 2422-1 du code du travail ;

4°/ qu'en s'abstenant de répondre aux conclusions d'appel de M. [P], selon lesquelles il relevait de la compétence du conseil de prud'hommes d'apprécier la validité du licenciement prononcé de sorte que les demandes indemnitaires portant sur l'absence de cause réelle et sérieuse du licenciement et sur le retrait devaient être jugées recevables, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

5. Le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de séparation des pouvoirs, en l'état d'une autorisation administrative de licenciement devenue définitive, apprécier le caractère réel et sérieux du motif de licenciement au regard de la cause économique ou du respect par l'employeur de son obligation de reclassement.

6. Ayant constaté que l'inspecteur du travail avait, par décision du 25 août 2014, décision dont la légalité ne peut plus être contestée, autorisé le licenciement pour motif économique du salarié, la cour d'appel en a déduit à bon droit qu'elle ne pouvait se prononcer sur la cause réelle et sérieuse du licenciement et sur les demandes indemnitaires présentées sur ce fondement.

7. Le moyen, inopérant en ses deux premières branches, n'est pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

Rejette le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : M. Huglo - Avocat général : Mme Laulom - Avocat(s) : SCP Didier et Pinet ; SCP Lyon-Caen et Thiriez -

Textes visés :

Loi des 16-24 août 1790 ; décret du 16 fructidor an III ; principe de séparation des pouvoirs.

Rapprochement(s) :

Sur les limites de la compétence du juge judiciaire lorsque la rupture du contrat de travail d'un salarié protégé a fait l'objet d'une autorisation administrative devenue définitive, à rapprocher : Soc., 22 janvier 2014, pourvoi n° 12-22.546, Bull. 2014, V, n° 32 (cassation), et les arrêts cités ; Soc., 19 janvier 2022, pourvoi n° 19-18.898 (1), Bull., (cassation partielle sans renvoi), et l'arrêt cité.

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