Numéro 9 - Septembre 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 9 - Septembre 2022

CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES

3e Civ., 28 septembre 2022, n° 21-19.829, (B), FS

Rejet

Article 14 – Interdiction de discrimination – Compatibilité – Prescription biennale de l'action des professionnels pour les biens et services fournis – Code de la consommation – Article L. 218-2 – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 20 mai 2021), en 2016, le syndicat des copropriétaires de l'immeuble [Adresse 2] (le syndicat) a chargé la société A l'Abri de réaliser divers travaux.

2. Le 26 mai 2020, cette société l'a, en référé, assigné en paiement d'une provision correspondant à des factures impayées.

3. Par l'arrêt attaqué, la cour d'appel de Paris a rejeté la fin de non-recevoir tirée d'une prescription biennale de l'action.

4. A l'occasion du pourvoi qu'il avait formé contre cet arrêt, le syndicat a demandé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire relative à la constitutionnalité de l'article L. 218-2 du code de la consommation.

5. La Cour de cassation (3e Civ., 17 février 2022, pourvoi n° 21-19.829, publié) a dit n'y avoir lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité.

Examen des moyens

Sur le second moyen, ci-après annexé

6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

7. Le syndicat fait grief à l'arrêt de rejeter la fin de non-recevoir tirée de la prescription, alors :

« 1°/ que la déclaration d'inconstitutionnalité, après renvoi au Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité posée par écrit distinct et motivé, privera l'arrêt attaqué de tout fondement juridique, au regard des articles 61-1 et 62 de la Constitution ;

2°/ que la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ; que la même Convention prévoit toute personne a droit au respect de ses biens ; que les restrictions de propriété doivent être prévues par la loi, poursuivre un but légitime et ménager un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu ; qu'en appliquant les dispositions de l'article L. 218-2 du code de la consommation, qui ne prévoient pas expressément que la prescription biennale qui s'applique à l'action des professionnels pour les biens ou les services qu'ils fournissent aux consommateurs, bénéficie aux non-professionnels, et en se fondant ainsi sur la seule qualité de personne morale du syndicat des copropriétaires pour lui dénier le bénéfice de la prescription, la cour d'appel a violé l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales combiné avec l'article 1, § 1, du Protocole additionnel n° 1 à cette Convention. »

Réponse de la Cour

8. D'une part, la question prioritaire de constitutionnalité n'ayant pas été transmise au Conseil constitutionnel, le grief, tiré d'une annulation par voie de conséquence de la perte de fondement juridique de l'arrêt, est devenu sans portée.

9. D'autre part, la violation de l'article 14 de Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales suppose une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (CEDH, arrêt du 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque [GC], n° 57325/00, § 175 ; CEDH, arrêt du 29 avril 2008, Burden c. Royaume-Uni [GC], n° 13378/05, § 60).

10. L'article liminaire du code de la consommation dispose que, pour l'application de celui-ci, on entend, par consommateur, toute personne physique qui agit à des fins qui n'entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole et, par non-professionnel, toute personne morale qui n'agit pas à des fins professionnelles.

11. Cette différence de statut juridique, issue de la directive 2011/83/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 relative aux droits des consommateurs, est fondée sur la personnalité morale des non-professionnels qui ne les place pas dans une situation analogue ou comparable à celle des personnes physiques.

12. A la différence d'une personne physique, un syndicat de copropriétaires est ainsi, en application de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis, pourvu de trois organes distincts : le syndic, le conseil syndical et l'assemblée générale des copropriétaires, dont le fonctionnement, régi par cette loi, est également encadré par un règlement de copropriété.

13. Dès lors, en l'absence de différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables, la cour d'appel a retenu, à bon droit, que le syndicat ne pouvait se prévaloir de la prescription biennale de l'action des professionnels, pour les biens et les services qu'ils fournissent aux consommateurs, prévue par l'article L. 218-2 du code de la consommation.

14. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : M. Jariel - Avocat général : Mme Guilguet-Pauthe - Avocat(s) : SCP Zribi et Texier ; SCP Waquet, Farge et Hazan -

Textes visés :

Article L. 218-2 du code de la consommation ; article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

2e Civ., 22 septembre 2022, n° 21-11.862, (B), FS

Cassation

Article 6, § 1 – Droit d'accès au juge – Compatibilité – Article R. 133-3 du code de la sécurité sociale

Article 6, § 1 – Droit d'accès au juge – Compatibilité – Article R. 142-18 du code de la sécurité sociale

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 10 décembre 2020), la caisse déléguée pour la sécurité sociale des travailleurs indépendants d'Ile-de-France, aux droits de laquelle vient l'union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales d'Ile-de-France (l'URSSAF), a délivré à M. [S] (le cotisant) huit mises en demeure, puis lui a signifié, le 18 janvier 2016, une contrainte pour le recouvrement des cotisations et majorations dues pour les années 2010 à 2014.

2. Le cotisant a formé opposition à la contrainte devant une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. Le cotisant fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable son opposition à contrainte, alors « que l'opposition à contrainte est une voie de recours autonome et n'est pas subordonnée à la saisine préalable de la commission de recours amiable ; que le cotisant est recevable à contester la contrainte devant la juridiction compétente, peu important que les mises en demeure auxquelles se réfère la contrainte n'aient pas été contestées devant la commission de recours amiable ; qu'en jugeant le contraire, la cour d'appel a violé l'article R. 133-3 du code de la sécurité sociale. »

Réponse de la Cour

Vu les articles R. 133-3, R. 142-1 et R. 142-18 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction applicable au litige :

4. Selon le premier de ces textes, si la mise en demeure reste sans effet au terme du délai d'un mois à compter de sa notification, le directeur de l'organisme créancier peut décerner une contrainte à laquelle le débiteur peut former opposition auprès du tribunal compétent dans les quinze jours de sa signification.

5. Il résulte des deux derniers que la contestation formée à l'encontre de la mise en demeure doit être présentée, préalablement à la saisine de la juridiction de sécurité sociale, à la commission de recours amiable de l'organisme créancier dans un délai d'un mois à compter de sa notification.

6. La Cour de cassation interprétait ces textes en retenant que si le cotisant n'était pas recevable à contester, à l'appui de son opposition à contrainte, le bien-fondé des sommes réclamées, dès lors que la décision de la commission de recours amiable était devenue définitive (Soc., 5 juin 1997, pourvoi n° 95-17.148 ; 2e Civ., 16 juin 2016, pourvoi n° 15-20.542), une contrainte pouvait faire l'objet d'une opposition devant la juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale même si la dette de cotisation n'avait pas été antérieurement contestée (Soc., 28 mars 1996, pourvoi n° 93-20.475, Bull. 1996, V, n° 130 ; 2e Civ., 1er juillet 2003, pourvoi n° 02-30.595).

7. Par arrêt du 4 avril 2019 (2e Civ., 4 avril 2019, pourvoi n° 18-12.014), la Cour de cassation est revenue sur cette jurisprudence en retenant qu'il résulte des dispositions des articles R. 133-3 et R. 142-18 du code de la sécurité sociale, qui ne méconnaissent pas les exigences de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que l'intéressé a été dûment informé des voies et délais de recours qui lui sont ouverts devant les juridictions chargées du contentieux de la sécurité sociale, que le cotisant qui n'a pas contesté en temps utile la mise en demeure qui lui a été adressée au terme des opérations de contrôle, ni la décision de la commission de recours amiable saisie à la suite de la notification de la mise en demeure, n'est pas recevable à contester, à l'appui de l'opposition à la contrainte décernée sur le fondement de celle-ci, la régularité et le bien-fondé des chefs de redressement qui font l'objet de la contrainte.

8. Cette interprétation est celle adoptée par l'arrêt contre lequel le pourvoi a été formé. Elle a suscité des critiques en ce qu'elle méconnaît le droit à un recours effectif devant une juridiction.

En outre, elle a donné lieu à des divergences de jurisprudence des juridictions du fond.

L'ensemble de ces considérations en justifient le réexamen.

9. Contrairement au cotisant qui a saisi la commission de recours amiable d'une contestation de la mise en demeure et qui, dûment informé des voies et délais de recours qui lui sont ouverts devant les juridictions chargées du contentieux de la sécurité sociale, n'a pas contesté en temps utile la décision de cette commission, le cotisant qui n'a pas contesté la mise en demeure devant celle-ci, ne dispose d'un recours effectif devant une juridiction, pour contester la régularité de la procédure et le bien-fondé des sommes qui font l'objet de la contrainte, que par la seule voie de l'opposition à contrainte.

10. Dès lors, le cotisant qui n'a pas contesté la mise en demeure devant la commission de recours amiable peut, à l'appui de l'opposition à la contrainte décernée sur le fondement de celle-ci, contester la régularité de la procédure et le bien-fondé des causes de la contrainte.

11. Pour déclarer irrecevable l'opposition à contrainte, l'arrêt relève que les mises en demeure adressées au cotisant avant la signification de la contrainte n'ont pas été contestées devant la commission de recours amiable de l'organisme de recouvrement, alors qu'elles mentionnaient les voies et délais de recours ouverts au cotisant devant celle-ci.

12. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 10 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Pireyre - Rapporteur : M. Labaune - Avocat général : M. Gaillardot - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol -

Textes visés :

Articles R. 133-3 et R. 142-18 du code de la sécurité sociale.

Rapprochement(s) :

Revirement : 2e Civ., 4 avril 2019, pourvoi n° 18-12.014, Bull., (rejet). A rapprocher de : Soc., 28 mars 1996, pourvoi n° 93-20.475, Bull. 1996, V, n° 130 (cassation) ; 2e Civ., 22 septembre 2022, pourvoi n° 21-10.105, Bull., (cassation partielle).

2e Civ., 22 septembre 2022, n° 21-10.105, (B), FS

Cassation partielle

Article 6, § 1 – Droit d'accès au juge – Compatibilité – Article R. 133-3 du code de la sécurité sociale

Article 6, § 1 – Droit d'accès au juge – Compatibilité – Article R. 142-18 du code de la sécurité sociale

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 5 novembre 2020), à la suite d'un contrôle effectué sur les années 2011 à 2013 ayant donné lieu à une lettre d'observations, l'union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale d'Ile-de-France (l'URSSAF), après avoir notifié à la société [2] (la société) une mise en demeure du 19 décembre 2014, lui a signifié le 27 janvier 2015 une contrainte émise le 22 janvier 2015, portant sur diverses sommes afférentes aux chefs de redressement notifiés le 30 septembre 2014.

2. La société a formé opposition à la contrainte le 4 février 2015 devant une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale.

Examen du moyen

Sur le moyen relevé d'office

3. Après avis donné aux parties conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l'article 620, alinéa 2, du même code.

Vu les articles R. 133-3, R. 142-1 et R. 142-18 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction applicable au litige :

4. Selon le premier de ces textes, si la mise en demeure reste sans effet au terme du délai d'un mois à compter de sa notification, le directeur de l'organisme créancier peut décerner une contrainte à laquelle le débiteur peut former opposition auprès du tribunal compétent dans les quinze jours de sa signification.

5. Il résulte des deux derniers que la contestation formée à l'encontre de la mise en demeure doit être présentée, préalablement à la saisine de la juridiction de sécurité sociale, à la commission de recours amiable de l'organisme créancier dans un délai d'un mois à compter de sa notification.

6. La Cour de cassation interprétait ces textes en retenant que si le cotisant n'était pas recevable à contester, à l'appui de son opposition à contrainte, le bien-fondé des sommes réclamées, dès lors que la décision de la commission de recours amiable était devenue définitive (Soc., 5 juin 1997, pourvoi n° 95-17.148 ; 2e Civ., 16 juin 2016, pourvoi n° 15-20.542), une contrainte pouvait faire l'objet d'une opposition devant la juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale même si la dette de cotisation n'avait pas été antérieurement contestée (Soc., 28 mars 1996, pourvoi n° 93-20.475, Bull. 1996, V, n° 130 ; 2e Civ., 1er juillet 2003, pourvoi n° 02-30.595).

7. Par arrêt du 4 avril 2019 (2e Civ., 4 avril 2019, pourvoi n° 18-12.014), la Cour de cassation est revenue sur cette jurisprudence en retenant qu'il résulte des dispositions des articles R. 133-3 et R. 142-18 du code de la sécurité sociale, qui ne méconnaissent pas les exigences de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que l'intéressé a été dûment informé des voies et délais de recours qui lui sont ouverts devant les juridictions du contentieux de la sécurité sociale, que le cotisant qui n'a pas contesté en temps utile la mise en demeure qui lui a été adressée au terme des opérations de contrôle, ni la décision de la commission de recours amiable saisie à la suite de la notification de la mise en demeure, n'est pas recevable à contester, à l'appui de l'opposition à la contrainte décernée sur le fondement de celle-ci, la régularité et le bien-fondé des chefs de redressement qui font l'objet de la contrainte.

8. Cette interprétation est celle adoptée par l'arrêt contre lequel le pourvoi a été formé. Elle a suscité des critiques en ce qu'elle méconnaît le droit à un recours effectif devant une juridiction.

En outre, elle a donné lieu à des divergences de jurisprudence des juridictions du fond.

L'ensemble de ces considérations en justifient le réexamen.

9. Contrairement au cotisant qui a saisi la commission de recours amiable d'une contestation de la mise en demeure et qui, dûment informé des voies et délais de recours qui lui sont ouverts devant les juridictions chargées du contentieux de la sécurité sociale, n'a pas contesté en temps utile la décision de cette commission, le cotisant qui n'a pas contesté la mise en demeure devant celle-ci, ne dispose d'un recours effectif devant une juridiction, pour contester la régularité de la procédure et le bien-fondé des sommes qui font l'objet de la contrainte, que par la seule voie de l'opposition à contrainte.

10. Dès lors, le cotisant qui n'a pas contesté la mise en demeure devant la commission de recours amiable peut, à l'appui de l'opposition à la contrainte décernée sur le fondement de celle-ci, contester la régularité de la procédure et le bien-fondé des causes de la contrainte.

11. Pour valider la contrainte, l'arrêt, après avoir constaté que la société n'avait pas contesté la mise en demeure, la déclare irrecevable en sa contestation de la régularité et du bien-fondé des chefs de redressement critiqués.

12. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le moyen du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il a confirmé le jugement ayant déclaré le recours de la société [2] recevable, l'arrêt rendu le 5 novembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Pireyre - Rapporteur : M. Rovinski - Avocat général : M. Gaillardot - Avocat(s) : SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel ; SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol -

Textes visés :

Articles R. 133-3, R. 142-1 et R. 142-18 du code de la sécurité sociale.

Rapprochement(s) :

Revirement : 2e Civ., 4 avril 2019, pourvoi n° 18-12.014, Bull., (rejet). A rapprocher de : Soc., 28 mars 1996, pourvoi n° 93-20.475, Bull. 1996, V, n° 130 (cassation) ; 2e Civ., 22 septembre 2022, pourvoi n° 21-11.862, Bull., (cassation).

1re Civ., 28 septembre 2022, n° 21-21.738, (B), FS

Rejet

Article 6, § 1 – Droit d'accès au juge – Violation – Défaut – Cas – Clause compromissoire – Mise en oeuvre – Défaut – Impécuniosité

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 30 juin 2021), la société CPP Le Mans Distribution (CPP), constituée entre M. [B], gérant, et la société Selima, filiale du groupe Carrefour, a conclu un contrat de franchise avec la société Prodim, devenue la société Carrefour Proximité France (CPF), et un contrat d'approvisionnement avec la société CSF France (CSF).

2. Ces deux contrats, ainsi que le pacte d'associés, la convention de « pack informatique », la convention « SVP social » et le contrat de fidélisation, contenaient une clause compromissoire.

3. Soutenant être victimes de pratiques anticoncurrentielles et restrictives de concurrence de la part des sociétés CPF, CSF et Selima, la société CPP et son gérant les ont assignées devant un tribunal de commerce.

4. Les sociétés CPF, CSF et Selima ont soulevé l'incompétence des juridictions étatiques en invoquant les clauses compromissoires des contrats de franchises et d'approvisionnement.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

5. La société CPP et M. [B] font grief à l'arrêt de déclarer le tribunal de commerce de Rennes incompétent, de les renvoyer à mieux se pourvoir en application des clauses compromissoires stipulées aux contrats de franchise et d'approvisionnement et de rejeter leurs demandes, alors :

« 1°/ que l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales garantit à tout justiciable un accès effectif au juge, sans condition de ressources ; qu'en application de cet article, l'état d'impécuniosité avéré d'une partie à un contrat contenant une clause compromissoire suffit à caractériser l'inapplicabilité manifeste de cette clause ; qu'en l'espèce, la cour d'appel retenait l'impécuniosité de la société CPP et de M. [B] en jugeant que « engager plus de 100 000 euros de frais d'arbitrage est impossible et conduirait la société CPP à une situation de cessation des paiements » ; qu'en jugeant pourtant que l'impécuniosité d'une partie n'est pas de nature à faire échec à l'application du principe compétence-compétence, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a, ce faisant, violé l'article 1448 du code de procédure civile, l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droit de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble le principe du droit à l'accès au juge ;

2°/ que l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales garantit à tout justiciable un accès effectif au juge, sans condition de ressources ; qu'en refusant de tenir compte de l'état d'impécuniosité du franchisé aux motifs que l'impécuniosité d'une partie n'est pas de nature à faire échec au principe compétence-compétence en jugeant « qu'il revient aux acteurs de l'arbitrage d'écarter tout risque de déni de justice face à un plaideur aux moyens financiers limités », la cour d'appel a statué par des motifs hypothétiques et a violé l'article 1448 du code de procédure civile, l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droit de l'homme et des libertés fondamentales, le principe du droit à l'accès au juge, ensemble l'article 455 du Code de procédure civile ;

3°/ que l'état d'impécuniosité avéré d'une partie à un contrat contenant une clause compromissoire suffit à caractériser l'inapplicabilité manifeste de cette clause ; qu'en l'état de conventions connexes et indivisibles, qui contiennent chacune une clause compromissoire propre, prive du droit d'accès au juge le schéma contractuel, qui, dans les faits, empêche les parties de saisir l'arbitre de l'ensemble des contrats imbriqués en interdisant à ce dernier de se prononcer sur un contrat ne contenant pas la clause compromissoire fondant leur saisine ; qu'en l'espèce, les franchisés, sans être utilement contestés faisaient « valoir à cet égard que la relation contractuelle s'inscrit dans un ensemble indivisible et commun constitué d'abord par des statuts à objet social exclusif imposés aux franchisés, puis par des contrats de franchise et d'approvisionnement ainsi que par les contrats dit « accessoires » qui en découlent, le groupe Carrefour empêchant les juridictions saisies d'appréhender les litiges dans leur intégralité » ; que l'arrêt ne contredit pas utilement que sept contrats lient les parties en l'espèce et que tous contiennent une clause d'arbitrage à l'exception des statuts en jugeant que « ils ajoutent que les statuts à objet social exclusif et les contrats de franchise et d'approvisionnement CPF et CSF sont des contrats d'adhésion imposés uniformément à tous les franchisés sans possibilité de négociation. » ; qu'en l'espèce le système mis en place par le groupe Carrefour, contenait autant de clauses compromissoires que de contrats tous imbriqués (franchise, contrat d'approvisionnement etc.), de sorte que ces contrats ne pouvaient être examinés ensemble, abstraction faite de l'indivisibilité qui les caractérisait, ce qui conduit le franchisé à engager autant de procédures d'arbitrage qu'il existe de contrats contenant une clause compromissoire ; que ce schéma contractuel est pensé pour priver le franchisé de l'accès à un juge en raison des coûts importants qu'il engendre ; qu'en jugeant que, nonobstant ces éléments, le coût généré par de telles procédures hors frais d'avocats et au titre de l'article 700 du code de procédure civile n'était pas de nature à conférer un caractère manifestement inapplicable à une clause qui devait pourtant être considérée comme abusive et conduisant à un déni de justice, la cour d'appel a violé l'article 1448 du code civil ensemble l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droit de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble le principe du droit à l'accès au juge. »

Réponse de la Cour

6. Selon l'article 1448 du code de procédure civile, lorsqu'un litige relevant d'une convention d'arbitrage est porté devant une juridiction de l'Etat, celle-ci se déclare incompétente sauf si le tribunal arbitral n'est pas encore saisi et si la convention d'arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable.

7. Dès lors qu'il n'était pas soutenu qu'une tentative préalable d'engagement d'une procédure arbitrale avait échoué, faute de remède apporté aux difficultés financières alléguées par M. [B] et la société CPP, la cour d'appel a retenu à bon droit, sans méconnaître le droit d'accès au juge, que l'invocation par les demandeurs de leur impécuniosité n'était pas, en soi, de nature à caractériser l'inapplicabilité manifeste des clauses compromissoires.

8. Le moyen, qui critique un motif surabondant invoqué par la deuxième branche, n'est donc pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : Mme Guihal - Avocat général : M. Sassoust - Avocat(s) : Me Soltner ; SARL Delvolvé et Trichet -

Textes visés :

Article 1448 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 13 juillet 2016, pourvoi n° 15-19.389, Bull. 2016, I, n° 159 (rejet).

1re Civ., 28 septembre 2022, n° 20-18.675, (B), FRH

Rejet

Article 6, § 1 – Tribunal – Accès – Atteinte excessive – Défaut – Appel – Délai – Point de départ – Décision rendue en matière disciplinaire par une chambre des notaires – Présence de l'intéressé

Désistement partiel

1. Il est donné acte à M. [R] de ce qu'il se désiste de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile dirigée contre la chambre régionale de discipline des notaires.

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 11 juin 2020) et les productions, le 21 février 2019, un procureur de la République a engagé des poursuites disciplinaires à l'encontre de M. [R], notaire.

3. Un jugement du 3 décembre 2019, rendu en la présence de M. [R] et de son avocat, a prononcé des sanctions disciplinaires.

4. Le 21 février 2020, M. [R] en a interjeté appel.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

5. M. [R] fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable comme tardif son recours contre le jugement, alors :

« 1°/ que l'appel du jugement en matière disciplinaire est formé dans le délai d'un mois ; que le délai court à l'égard de l'officier public ou ministériel du jour de la décision quand celle-ci est rendue en présence de l'intéressé ou de son défenseur, et, dans le cas contraire, du jour de la notification qui lui en est faite ; qu'il en résulte, quel que soit le mode de connaissance de la décision, que les délais de recours ne sont opposables qu'à condition d'avoir été portés à la connaissance de l'officier ministériel, soit à l'audience, soit par voie de notification ; qu'en énonçant, pour déclarer irrecevable le recours formé par Me [R] plus d'un mois après le prononcé du jugement, qu'il n'était pas prévu que soient énoncés à l'audience le délai et les modalités du recours, cependant que ces dispositions impliquent, pour que le délai d'appel soit opposable, que l'officier ministériel soit informé des voies et délais de recours, à l'audience ou par notification, ce qui n'avait pas été le cas, la cour d'appel a violé l'article 36 du décret n° 73-1202 du 28 décembre 1973 relatif à la discipline et au statut des officiers publics ou ministériels ;

2°/ que, subsidiairement, le droit d'accès à un tribunal et à un recours effectif garanti par l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales implique que le délai d'appel d'un jugement prononçant une sanction contre un officier public ne lui soit opposable que si ce jugement a été porté à sa connaissance avec l'indication des voies et délais de recours ; qu'en supposant que l'article 36 du décret n° 73-1202 du 28 décembre 1973 relatif à la discipline et au statut des officiers publics ou ministériels fasse courir le délai d'appel par la seule présence de l'officier ministériel à l'audience, sans information sur les voies et délais de recours, ce texte serait alors incompatible l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'en s'étant déterminée ainsi, la cour d'appel a violé la stipulation susvisée. »

Réponse de la Cour

6. Selon l'article 36 du décret n° 73-1202 du 28 décembre 1973 relatif à la discipline et au statut des officiers publics ou ministériels alors en vigueur, le délai d'appel à l'encontre d'une décision rendue en matière disciplinaire est d'un mois et court, à l'égard de l'officier public ou ministériel, du jour de la décision quand celle-ci est rendue en présence de l'intéressé ou de son défenseur. Dans le cas contraire, il court du jour de la notification qui lui est faite.

7. Cette disposition poursuit un but légitime de célérité de traitement des poursuites disciplinaires diligentées contre les officiers publics ou ministériels, en vue du prononcé d'un jugement dans un délai raisonnable.

L'absence d'information délivrée à l'intéressé quant aux voies et délais de recours applicables à la décision rendue en sa présence ne constitue pas une atteinte disproportionnée à son droit d'accès au juge et à un recours effectif, dès lors qu'il est un professionnel du droit, officier public ou ministériel, en mesure d'accomplir les actes de la procédure d'appel dans les formes et délais requis par le texte relatif à la discipline de sa profession.

8. Ayant relevé que M. [R] avait comparu à l'audience du 9 décembre 2019 au cours de laquelle avait été rendue la décision le condamnant à des sanctions disciplinaires, la cour d'appel en a exactement déduit, sans méconnaître les dispositions de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que l'appel formé le 21 février 2020 était irrecevable comme tardif.

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : Mme Robin-Raschel - Avocat(s) : SARL Cabinet Rousseau et Tapie -

Textes visés :

Article 36 du décret n° 73-1202 du 28 décembre 1973 ; article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

2e Civ., 5 février 2009, pourvoi n° 08-11.076, Bull. 2009, II, n° 36 (rejet).

1re Civ., 21 septembre 2022, n° 21-50.042, (B) (R), FS

Rejet

Article 8 – Respect de la vie privée et familiale – Atteinte – Caractérisation – Cas – Application immédiate d'une règle jurisprudentielle nouvelle – Applications diverses

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Papeete, 29 avril 2021), [I] [M] est né le 18 avril 2020, à Papeete, de l'union de Mme [S] et de M. [M].

2. Le 6 mai 2020, ceux-ci ont saisi un juge aux affaires familiales d'une demande de délégation de l'exercice de l'autorité parentale sur leur enfant au profit de M. et Mme [T].

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en ses deuxième et troisième branches, sur le deuxième moyen, sur le troisième moyen, pris en sa troisième branche, sur les quatrième à sixième moyens, sur le septième moyen, pris en ses première à cinquième branches et septième branche, sur les huitième et neuvième moyens, ci-après annexés

3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le premier moyen, pris en ses deuxième et troisième branches, le deuxième moyen, le troisième moyen, pris en sa troisième branche, les quatrième et cinquième moyens, le sixième moyen, pris en sa seconde branche, le septième moyen, pris en ses première à cinquième branches et septième branche, les huitième et neuvième moyens, qui sont irrecevables, et sur le sixième moyen, pris en sa première branche, qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. Le procureur général près la cour d'appel de Papeete fait grief à l'arrêt d'accueillir la demande de délégation d'autorité parentale, alors « qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a enfreint la prohibition d'ordre public de la gestation pour autrui spécifiée aux articles 16-7 et 16-9 du code civil. »

Réponse de la Cour

5. Aux termes de l'article 16-7 du code civil, les conventions portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui sont nulles.

6. Ces dispositions reposent sur les principes d'indisponibilité du corps humain et de l'état des personnes, qui interdisent, sauf exceptions prévues par la loi, de conclure une convention portant sur un élément du corps humain ou de disposer librement de sa qualité de père ou de mère.

7. Il en résulte que le projet d'une mesure de délégation d'autorité parentale, par les parents d'un enfant à naître, au bénéfice de tiers souhaitant le prendre en charge à sa naissance, n'entre pas dans le champ des conventions prohibées par l'article 16-7 du code civil.

8. En effet, il n'existe pas d'atteinte aux principes de l'indisponibilité du corps humain et de l'état des personnes, dès lors, d'une part, que l'enfant n'a pas été conçu en vue de satisfaire la demande des candidats à la délégation, d'autre part, que la mesure de délégation, qui n'est qu'un mode d'organisation de l'exercice de l'autorité parentale, est ordonnée sous le contrôle du juge, est révocable et est, en elle-même, sans incidence sur la filiation de l'enfant.

9. La cour d'appel a constaté que la mesure de délégation d'autorité parentale avec prise de contact d'une famille en métropole n'avait été envisagée par les parents de l'enfant qu'au cours de la grossesse.

10. Elle en a exactement déduit que la mesure sollicitée ne consacrait pas, entre les délégants et les délégataires, une relation fondée sur une convention de gestation pour autrui.

11. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen, pris en ses deux premières branches

Enoncé du moyen

12. Le procureur général près la cour d'appel de Papeete fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a méconnu l'article 377, alinéa 1, du code civil qui ne permet pas en cas de délégation d'autorité parentale volontaire une délégation par plusieurs délégataires ;

2°/ qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a conféré à l'article 555 du code de procédure civile de Polynésie française, des effets réservés à l'article 377, alinéa 1, du code civil lequel limite pourtant en cas de délégation d'autorité parentale volontaire la possibilité de désigner un seul délégataire. »

Réponse de la Cour

13. Aux termes de l'article 377, alinéa 1, du code civil, les père et mère, ensemble ou séparément, peuvent, lorsque les circonstances l'exigent, saisir le juge en vue de voir déléguer tout ou partie de l'exercice de leur autorité parentale à un tiers, membre de la famille, proche digne de confiance, établissement agréé pour le recueil des enfants ou service départemental de l'aide sociale à l'enfance.

14. Ces dispositions n'interdisent pas la désignation de plusieurs délégataires lorsque, en conformité avec l'intérêt de l'enfant, les circonstances l'exigent.

15. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le septième moyen, pris en sa sixième branche

Enoncé du moyen

16. Le procureur général près la cour d'appel de Papeete fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'en statuant ainsi, et en les qualifiant de proches au sens de l'article 377, alinéa 1, du code civil, après avoir constaté que le délégataire, M. [T] était inconnu des délégants et que la délégataire Mme [T] n'était connue que depuis quelques semaines la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations. »

Réponse de la Cour

17. Aux termes de l'article 377, alinéa 1, du code civil, les père et mère, ensemble ou séparément, peuvent, lorsque les circonstances l'exigent, saisir le juge en vue de voir déléguer tout ou partie de l'exercice de l'autorité parentale à un tiers, membre de la famille, proche digne de confiance, établissement agréé pour le recueil des enfants ou service départemental de l'aide sociale à l'enfance.

18. Si ces dispositions ouvrent la possibilité de désigner comme délégataire une personne physique qui ne soit pas membre de la famille, c'est à la condition que celle-ci soit un proche digne de confiance.

19. Ne saurait être considérée comme un proche, au sens du texte précité, une personne dépourvue de lien avec les délégants et rencontrée dans le seul objectif de prendre en charge l'enfant en vue de son adoption ultérieure.

20. Au demeurant, une telle désignation ne serait pas conforme à la coutume polynésienne de la Faa'mu, qui permet d'organiser une mesure de délégation de l'autorité parentale dès lors qu'elle intervient au sein d'un cercle familial élargi ou au bénéfice de personnes connues des délégants.

21. En conséquence, c'est en méconnaissance du texte susvisé que la cour d'appel, après avoir constaté que Mme [S] et M. [M] étaient entrés en relation avec M. et Mme [T] à la suite de recherches d'une famille adoptante en métropole, a accueilli la demande en délégation de l'exercice de l'autorité parentale.

22. Cependant, si une jurisprudence nouvelle s'applique de plein droit à tout ce qui a été réalisé antérieurement à celle-ci et, le cas échéant, sur la base et sur la foi d'une jurisprudence ancienne, la mise en oeuvre de ce principe peut affecter irrémédiablement la situation des parties ayant agi de bonne foi, en se conformant à l'état du droit applicable à la date de leur action, de sorte que, en ces circonstances, le juge doit procéder à une évaluation des inconvénients justifiant qu'il soit fait exception au principe de la rétroactivité de la jurisprudence et rechercher, au cas par cas, s'il existe, entre les avantages qui y sont attachés et ses inconvénients, une disproportion manifeste.

23. En l'occurrence, il doit être relevé, en premier lieu, que l'utilisation de la procédure de délégation d'autorité parentale s'inscrit dans un contexte de carence du pouvoir réglementaire.

En effet, si les articles L. 224-1 à L. 225-7 du code de l'action sociale et des familles, relatif aux pupilles de l'Etat et à leur adoption, sont applicables en Polynésie française, selon les adaptations qui y sont prévues aux articles L. 562-1 à L. 562-5, les dispositions réglementaires d'application de l'article L. 224-2 du même code, relatif à la composition et aux règles de fonctionnement des conseils de famille institués en Polynésie française, ne sont toujours pas adoptées à ce jour, créant de ce fait une incertitude juridique sur les modalités d'adoption d'un enfant âgé de moins de deux ans sur ce territoire.

24. En deuxième lieu, il doit être rappelé que, dans ce contexte de vide réglementaire imputable à l'Etat, les autorités locales ont aménagé le code de procédure civile applicable en Polynésie française en prévoyant, pour les enfants dont la filiation est établie mais dont les parents souhaitent dès leur naissance mettre en oeuvre un projet d'adoption, une mesure préalable de délégation d'autorité parentale. De manière spécifique, l'article 555, alinéa 3, de ce code, édicte ainsi que la requête en délégation d'autorité parentale doit être accompagnée, lorsque les délégataires ne résident pas en Polynésie française, de l'enquête sociale et de l'avis motivé émanant de l'organisme habilité à le faire suivant la loi de leur domicile ou résidence habituelle.

25. En troisième lieu, il doit être souligné que la délégation aux fins d'adoption a été admise sur ce territoire par une jurisprudence trentenaire de la cour d'appel de Papeete, jusqu'à présent jamais remise en cause.

26. Il résulte de l'ensemble de ces éléments qu'à la date de la naissance de l'enfant, les parents légaux, comme le couple candidat à la délégation, se sont engagés dans un processus de délégation d'autorité parentale en vue d'une adoption qu'ils pouvaient, de bonne foi, considérer comme étant conforme au droit positif.

27. Dans ces conditions, il apparaît que l'application immédiate de la jurisprudence nouvelle sanctionnant un tel processus porterait une atteinte disproportionnée aux principes de sécurité juridique et de confiance légitime.

28. En outre, de manière concrète, la remise en cause des situations existantes serait de nature à affecter irrémédiablement les liens qui se sont tissés ab initio entre l'enfant et les délégataires.

En effet, la fin de la mesure de délégation d'autorité parentale, en supprimant tout lien juridique entre eux, peut conduire à une rupture définitive des relations de l'enfant avec ceux qui l'élèvent depuis sa naissance, dans un contexte où le projet a été construit en accord avec les parents légaux et où ceux-ci conservent la faculté de solliciter la révocation de la mesure, si tel est l'intérêt de l'enfant.

29. Dès lors, l'application immédiate de la jurisprudence nouvelle porterait également une atteinte disproportionnée à l'intérêt supérieur de l'enfant, garanti par l'article 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l'enfant, ainsi qu'au droit au respect de la vie privée et familiale des personnes concernées, garanti par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

30. Ces circonstances exceptionnelles justifient par conséquent de déroger à l'application immédiate de la jurisprudence nouvelle aux situations des enfants pour lesquels une instance est en cours.

31. Il s'ensuit qu'il n'y a pas lieu d'accueillir le moyen.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : Mme Azar - Avocat général : Mme Caron-Déglise - Avocat(s) : SCP Piwnica et Molinié -

Textes visés :

Article 377 du code civil ; article 377 du code civil ; articles 16-7 et 16-9 du code civil.

1re Civ., 21 septembre 2022, n° 20-18.687, (B), FRH

Rejet

Article 8 – Respect de la vie privée et familiale – Domaine d'application – Etendue – Détermination – Portée

Article 14 – Interdiction de discrimination – Compatibilité – Dispositions de l'article 378 du code civil

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 9 juin 2020) [E] et [N] [P] sont nés le 25 mars 2010 à [Localité 3] (Inde) de M. [P] et de Mme [K], de nationalité indienne qui, selon déclaration du 30 juillet 2010 effectuée à [Localité 3] (Inde), a renoncé à tous ses droits parentaux sur les deux enfants.

2. Par acte du 19 décembre 2017, M. [P], alléguant avoir eu recours à une gestation pour autrui, a assigné Mme [K] en retrait de l'autorité parentale sur les deux enfants.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

3. M. [P] fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande, alors :

« 1°/ que peuvent se voir retirer totalement l'autorité parentale, en dehors de toute condamnation pénale, les père et mère qui, par un défaut de soins ou un manque de direction, mettent manifestement en danger la sécurité, la santé ou la moralité de l'enfant ; qu'en s'abstenant de rechercher, comme il le lui était demandé, si le maintien de l'autorité parentale de Mme [K] sur les enfants, dont elle constatait le défaut de soins en relevant qu'elle était absente de leur vie, ne mettait pas en danger leur sécurité et leur santé en interdisant leur adoption par le conjoint de M. [P], la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 373-2-6 et 378-1 du code civil et des articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que peuvent se voir retirer totalement l'autorité parentale, en dehors de toute condamnation pénale, les père et mère qui, par un défaut de soins ou un manque de direction, mettent manifestement en danger la sécurité, la santé ou la moralité de l'enfant ; qu'en s'abstenant également de rechercher, comme il le lui était demandé, si le maintien de l'autorité parentale de Mme [K] sur les enfants, dont elle constatait le défaut de soins en relevant qu'elle était absente de leur vie, ne mettait pas en danger leur sécurité et leur santé en leur interdisant de constituer une vraie famille avec le conjoint de leur père, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 373-2-6 et 378-1 du code civil et de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ que toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance et que la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur la naissance ; qu'en rejetant la demande de retrait de l'autorité parentale de Mme [K] quand cette décision privait de fait les enfants, nés dans le cadre d'une convention de gestation pour autrui, de la possibilité de faire l'objet d'une adoption simple par le conjoint de M. [P], l'arrêt procède d'une violation des articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

4. Aux termes de l'article 378-1, alinéa 1, du code civil, peuvent se voir retirer totalement l'autorité parentale, en dehors de toute condamnation pénale, les père et mère qui, soit par de mauvais traitements, soit par une consommation habituelle et excessive de boissons alcooliques ou un usage de stupéfiants, soit par une inconduite notoire ou des comportements délictueux, notamment lorsque l'enfant est témoin de pressions ou de violences, à caractère physique ou psychologique, exercées par l'un des parents sur la personne de l'autre, soit par un défaut de soins ou un manque de direction, mettent manifestement en danger la sécurité, la santé ou la moralité de l'enfant.

5. Il résulte de ce texte qu'un défaut de soins ou un manque de direction ne peut justifier le retrait de l'autorité parentale que s'il met en danger la sécurité, la santé ou la moralité de l'enfant.

6. La cour d'appel a rappelé que le retrait de l'autorité parentale, qui est une mesure de protection de l'enfant, suppose la démonstration par le requérant d'un danger manifeste pour la santé, la sécurité ou la moralité de ce dernier.

7. Elle a relevé que l'ensemble des pièces communiquées démontrait qu'[E] et [N] étaient équilibrés, heureux et parfaitement pris en charge.

8. Procédant aux recherches prétendument omises, elle a souverainement retenu qu'il n'était produit aucune pièce propre à démontrer que l'absence de leur mère soit source de danger pour eux et que M. [P] n'établissait pas en quoi la protection de l' intérêt supérieur des ces deux enfants commandait le retrait d'autorité parentale de Mme [K], le dispositif conventionnel et législatif n'ayant pas vocation à faciliter ses démarches administratives.

9. Elle n'a pas porté atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale des enfants, prévu par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors, d'une part, que ce droit n'impose pas de consacrer, par une adoption, tous les liens d'affection, fussent-ils anciens et établis, d'autre part, que la voie de l'adoption des enfants par le conjoint du père demeure ouverte, si les conditions en sont remplies, ce qui suppose en particulier que le juge vérifie la validité et la portée de déclaration du 30 juillet 2010 par laquelle la mère a renoncé à ses droits parentaux et qu'il s'assure de sa conformité avec l'intérêt de l'enfant.

10. Elle n'a pas davantage violé l'interdiction de toute discrimination posée par l'article 14 de la Convention, les dispositions de l'article 378 du code civil s'appliquant indifféremment à tous les enfants, sans distinction aucune fondée sur la naissance.

11. Elle a ainsi légalement justifié sa décision.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : Mme Azar - Avocat(s) : SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés -

Textes visés :

Articles 378 et 378-1 du code civil ; Article 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

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