PROTECTION DES DROITS DE LA PERSONNE

1re Civ., 9 septembre 2020, n° 19-16.415, (P)

Cassation

Respect de la vie privée – Atteinte – Action en justice – Fondement – Détermination

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Bordeaux, 14 juin 2018), Mme X... a été victime, le 27 décembre 1985, de faits d'enlèvement, séquestration, violences volontaires et viol commis par C... Y... et Mme D..., auteur et complice de faits similaires commis sur six autres femmes, dont deux ont été assassinées. C... Y... est décédé le [...], au cours de son interpellation.

En 1989, la cour d'assises a condamné Mme D... à la peine de vingt ans de réclusion criminelle, au terme de débats tenus à huis clos. Lors de ce procès, Mme X... s'est constituée partie civile et a été assistée par Mme W..., avocate inscrite au barreau de Pau.

2. En 2007, la société 17 juin média a produit pour la société France télévisions un numéro de l'émission de télévision intitulée « Faites entrer l'accusé » consacré à cette affaire, qui a été diffusé les 27 novembre 2007 et 3 février 2009 sur la chaîne France 2.

3. Ayant constaté que son avocate avait, sans recueillir son accord, participé à cette émission et relaté les faits dont elle avait été victime, Mme X..., qui, quant à elle, n'avait pas donné suite aux sollicitations du producteur, a assigné, d'une part, Mme W..., d'autre part, les sociétés France télévisions et 17 juin média, pour obtenir réparation de l'atteinte portée au respect dû à sa vie privée.

Les instances ont été jointes.

4. Soutenant que l'action engagée par Mme X... relevait des dispositions de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, Mme W... et les sociétés France télévisions et 17 juin média ont sollicité sa requalification et soulevé la nullité de l'assignation et la prescription de l'action.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche, ci-après annexé

5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui est irrecevable.

Mais sur la seconde branche du moyen

Enoncé du moyen

6. Mme X... fait grief à l'arrêt d'accueillir la demande de requalification, de déclarer son action irrecevable comme prescrite et, en conséquence, de rejeter ses demandes tendant à obtenir le paiement de dommages-intérêts et l'interdiction de diffuser sur Internet l'émission litigieuse, alors « qu'aux termes de l'article 9 du code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée ; que constitue une atteinte au respect de la vie privée, la révélation d'informations précises et de détails sur les circonstances d'un crime dont une personne a été victime ; que cette atteinte au respect de la vie privée ouvre droit à réparation, indépendamment de la révélation de l'identité de la victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelle, relevant des dispositions de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; que la victime peut, en conséquence, décider d'exercer, sur le fondement de l'article 9 du code civil, la seule action en réparation de l'atteinte portée au respect de sa vie privée du fait de la révélation d'informations précises et de détails sur les circonstances d'un crime commis à son encontre, sans solliciter la réparation du préjudice subi du seul fait de la divulgation de son identité ; qu'en décidant néanmoins que l'atteinte au respect de la vie privée dont se prévalait Mme X... ayant nécessairement supposé la révélation de son identité, elle ne pouvait agir que sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881, la cour d'appel a violé l'article 9 du code civil, ensemble l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 9 du code civil et 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 :

7. Aux termes du premier de ces textes, chacun a droit au respect de sa vie privée.

8. Le second, qui est d'interprétation stricte, dispose que :

« Le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelles ou l'image de cette victime lorsqu'elle est identifiable est puni de 15 000 euros d'amende.

Les dispositions du présent article ne sont pas applicables lorsque la victime a donné son accord écrit. »

9. Il résulte de la combinaison de ces textes que, si la diffusion de l'identité d'une personne et de la nature sexuelle des crimes ou délits dont elle a été victime est poursuivie sur le fondement de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881, la divulgation, sans le consentement de l'intéressée, d'informations relatives aux circonstances précises dans lesquelles ces infractions ont été commises est un fait distinct constitutif d'une atteinte à sa vie privée, qui peut être sanctionné sur le fondement de l'article 9 du code civil.

10. Pour dire que l'action engagée par Mme X... relève de l'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 et la déclarer irrecevable comme prescrite, l'arrêt retient que l'entier préjudice invoqué par celle-ci au titre de l'atteinte à sa vie privée tient à la révélation de son identité, puisqu'à défaut d'identification de la victime des crimes subis, cette atteinte ne peut être constituée, et que son action n'est pas dissociable de celle encadrée par les dispositions spéciales de la loi du 29 juillet 1881.

11. En statuant ainsi, alors que, selon ses propres constatations, Mme X... invoquait l'atteinte au respect dû à sa vie privée résultant de la révélation d'informations précises et de détails sordides sur les circonstances des crimes dont elle avait été victime, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 14 juin 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Bordeaux ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Toulouse.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Canas - Avocat général : M. Chaumont - Avocat(s) : SCP Richard ; SCP Boutet et Hourdeaux ; SCP Ortscheidt ; SCP Piwnica et Molinié -

Textes visés :

Article 9 du code civil ; article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Soc., 30 septembre 2020, n° 19-12.058, (P)

Rejet

Respect de la vie privée – Atteinte – Contrat de travail – Production en justice d'éléments extraits du compte privé Facebook d'un salarié – Conditions – Production indispensable à l'exercice du droit à la preuve et atteinte proportionnée au but poursuivi – Détermination – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 12 décembre 2018), Mme M... a été engagée à compter du 1er juillet 2010 en qualité de chef de projet export par la société Petit Bateau.

Par lettre du 15 mai 2014, elle a été licenciée pour faute grave, notamment pour avoir manqué à son obligation contractuelle de confidentialité en publiant le 22 avril 2014 sur son compte Facebook une photographie de la nouvelle collection printemps/été 2015 présentée exclusivement aux commerciaux de la société.

2. Contestant son licenciement, la salariée a saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes.

Examen des moyens

Sur les deuxième et troisième moyens :Publication sans intérêt

Sur le premier moyen, pris en ses première et troisième branches

Enoncé du moyen

4. La salariée fait grief à l'arrêt de dire le licenciement fondé sur une faute grave et de la débouter de ses demandes au titre de la rupture du contrat, alors :

« 1°/ que l'employeur ne peut accéder aux informations extraites d'un compte Facebook de l'un de ses salariés sans y avoir été autorisé ; qu'il s'ensuit que la preuve des faits invoqués contre un salarié dans une procédure disciplinaire issue de publications figurant sur son compte Facebook privé, rapportée par l'intermédiaire d'un autre salarié de l'entreprise autorisé à y accéder, est irrecevable ; que dans ses conclusions d'appel, la salariée soutenait que la preuve des faits reprochés n'était pas opposable, ces derniers se rapportant à un compte Facebook privé, non accessible à tout public mais uniquement aux personnes que cette dernière avait accepté de voir rejoindre son réseau ; qu'en se bornant à retenir que l'employeur n'avait commis aucun fait illicite ou procédé déloyal d'atteinte à la vie privée, ayant été informé de la diffusion de la photographie litigieuse sur le compte Facebook de la salariée par un des « amis » de la salariée travaillant au sein de la société, sans s'expliquer sur le caractère inopposable, et donc irrecevable, de la preuve invoquée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 9 et 1353 du code civil, ensemble l'article 9 du code de procédure civile ;

2°/ que l'employeur ne peut porter une atteinte disproportionnée et déloyale au droit au respect de la vie privée du salarié ; qu'il s'ensuit qu'il ne peut s'immiscer abusivement dans les publications du salarié sur les réseaux sociaux ; qu'en décidant que l'employeur n'avait commis aucun fait illicite ou procédé déloyal d'atteinte à la vie privée quand elle se référait, pour justifier la faute grave, à l'identité et aux activités professionnelles des amis de la salariée sur le réseau Facebook, telles que rapportées par l'employeur et dont il considérait qu'ils travaillaient chez des concurrents, la cour d'appel a violé l'article 9 du code civil. »

Réponse de la Cour

5. D'abord, si en vertu du principe de loyauté dans l'administration de la preuve, l'employeur ne peut avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve, la cour d'appel, qui a constaté que la publication litigieuse avait été spontanément communiquée à l'employeur par un courriel d'une autre salariée de l'entreprise autorisée à accéder comme « amie » sur le compte privé Facebook de Mme M..., a pu en déduire que ce procédé d'obtention de preuve n'était pas déloyal.

6. Ensuite, il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi.

7. La production en justice par l'employeur d'une photographie extraite du compte privé Facebook de la salariée, auquel il n'était pas autorisé à accéder, et d'éléments d'identification des « amis » professionnels de la mode destinataires de cette publication, constituait une atteinte à la vie privée de la salariée.

8.Cependant, la cour d'appel a constaté que, pour établir un grief de divulgation par la salariée d'une information confidentielle de l'entreprise auprès de professionnels susceptibles de travailler pour des entreprises concurrentes, l'employeur s'était borné à produire la photographie de la future collection de la société publiée par l'intéressée sur son compte Facebook et le profil professionnel de certains de ses « amis » travaillant dans le même secteur d'activité et qu'il n'avait fait procéder à un constat d'huissier que pour contrecarrer la contestation de la salariée quant à l'identité du titulaire du compte.

9.En l'état de ces constatations, la cour d'appel a fait ressortir que cette production d'éléments portant atteinte à la vie privée de la salariée était indispensable à l'exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l'intérêt légitime de l'employeur à la confidentialité de ses affaires.

10.Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le premier moyen, pris en ses autres branches :Publication sans intérêt

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Depelley - Avocat général : Mme Berriat - Avocat(s) : SCP Didier et Pinet ; SCP Célice, Texidor, Périer -

Textes visés :

Articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 9 du code civil ; article 9 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

Sur la justification de l'atteinte à la vie privée par la proportionnalité au but poursuivi, à rapprocher : Soc., 9 novembre 2016, pourvoi n° 15-10.203, Bull. 2016, V, n° 209 (cassation partielle), et l'arrêt cité.

1re Civ., 16 septembre 2020, n° 18-50.080, n° 19-11.251, (P)

Cassation partielle

Respect de la vie privée – Cas – Etat civil – Acte de naissance – Mention du « parent biologique » – Nécessité (non)

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° H 18-50.080 et X 19-11.251 sont joints.

Intervention

2. L'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) et l'Association commune trans et homo pour l'égalité (ACTHE) sont reçues en leur intervention volontaire accessoire.

Déchéance partielle du pourvoi n° X 19-11.251, examinée d'office

3. Selon l'article 978 du code de procédure civile, à peine de déchéance, le demandeur en cassation doit, au plus tard dans le délai de quatre mois à compter du pourvoi, remettre au greffe de la Cour de cassation un mémoire contenant les moyens de droit invoqués contre la décision attaquée.

4. Mme Q... s'est pourvue en cassation contre l'arrêt avant dire droit du 21 mars 2018 mais son mémoire ne contient aucun moyen à l'encontre de cette décision.

5. Il y a lieu en conséquence de constater la déchéance partielle du pourvoi, en ce qu'il est dirigé contre cet arrêt.

Faits et procédure

6. Selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 14 novembre 2018), Mme J... et M. Q... se sont mariés le [...]. Deux enfants sont nés de cette union, C... le [...] et W... le [...].

7. En 2009, M. Q... a saisi le tribunal de grande instance de Montpellier d'une demande de modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l'état civil. Un jugement du 3 février 2011 a accueilli sa demande et dit qu'il serait désormais inscrit à l'état civil comme étant de sexe féminin, avec S... pour prénom. Cette décision a été portée en marge de son acte de naissance et de son acte de mariage.

8. Le 18 mars 2014, Mme J... a donné naissance à un troisième enfant, M... J..., conçue avec Mme Q..., qui avait conservé la fonctionnalité de ses organes sexuels masculins.

L'enfant a été déclarée à l'état civil comme née de Mme J....

9. Mme Q... a demandé la transcription, sur l'acte de naissance de l'enfant, de sa reconnaissance de maternité anténatale, ce qui lui a été refusé par l'officier de l'état civil.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi n° X 19-11.251, pris en ses deuxième et quatrième à huitième branches, en ce qu'il est dirigé contre le chef de dispositif rejetant la demande de transcription de la reconnaissance de maternité et les autres demandes de Mme Q...

Enoncé du moyen

10. Mme Q... fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de transcription, sur les registres de l'état civil, de la reconnaissance de maternité faite avant la naissance et de rejeter ses autres demandes, alors :

« 1°/ que la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l'état civil, l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin ; que dès lors, ne peut figurer, sur un acte de l'état civil, le lien de filiation d'un enfant avec un « parent biologique », neutre, sans précision de sa qualité de père ou de mère ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté qu'il était dans l'intérêt supérieur de l'enfant de voir reconnaître la réalité de sa filiation biologique avec Mme Q... ; que l'établissement d'une filiation par la voie de l'adoption était, en l'occurrence, impossible ; que la cour d'appel a également constaté que le droit au respect de la vie privée de Mme Q... excluait qu'il puisse lui être imposé une filiation paternelle ; qu'il se déduisait de ces constatations, relatives à la nécessité, pour l'intérêt supérieur de l'enfant, de reconnaître la filiation biologique avec Mme Q..., mais l'impossibilité de faire figurer sur l'acte de naissance de M... J... une filiation paternelle à l'égard de Mme Q..., que seule la mention de Mme Q... en qualité de mère, était de nature à concilier l'intérêt supérieur de l'enfant et le droit au respect de la vie privée de Mme Q... et de M... J... ; qu'en jugeant le contraire, aux motifs inopérants et erronés qu'une telle filiation « aurait pour effet de nier à M... la filiation paternelle, tout en brouillant la réalité de sa filiation maternelle », la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, violant les articles 34 de la Constitution du 4 octobre 1958, 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et les article 3-1 et 7 de la Convention de New-York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant ;

2°/ que dans toutes les décisions qui concernent les enfants, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ; qu'au cas présent, la cour d'appel a constaté que, depuis un jugement du 3 février 2011, Mme Q... est de sexe féminin à l'état civil ; que la cour d'appel a constaté que l'existence d'un lien biologique entre Mme Q... et M... J... n'était pas contestée ; qu'en jugeant que l'intérêt de l'enfant M... J... était de voir reconnaître avec Mme Q... un lien de filiation non sexué, aux motifs que l'établissement d'un lien de filiation maternelle aurait pour effet de lui nier toute filiation paternelle et de brouiller la réalité de la filiation maternelle, sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si à l'inverse le fait d'établir une filiation non maternelle avec Mme Q... n'était pas susceptible d'entraîner, pour l'enfant, des conséquences négatives, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 3 § 1 et 7 de la Convention de New-York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant ;

3°/ qu'en application de l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe ; que cette disposition interdit de traiter de manière différente, sans justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables et prohibe les discriminations liées notamment à l'identité sexuelle des personnes ; qu'au cas présent, la cour d'appel a constaté que, depuis un jugement du 3 février 2011, Mme Q... est de sexe féminin à l'état civil ; que la cour d'appel a par ailleurs constaté que l'existence d'un lien biologique entre Mme Q... et M... J... n'était pas contestée ; qu'en refusant de faire produire effet à la reconnaissance prénatale de maternité établie par Mme Q... et de reconnaître Mme Q... comme la mère de M... J..., par des motifs inopérants, cependant qu'une personne née femme ayant accouché d'un enfant peut faire reconnaître le lien de filiation maternelle qui l'unit à son enfant biologique, la cour d'appel a créé entre les femmes ayant accouché de l'enfant et les autres mères génétiques une différence de traitement qui ne peut être considérée comme justifiée et proportionnée aux objectifs poursuivis, peu important à cet égard que cela conduise à l'établissement d'un double lien de filiation maternelle biologique, et a violé l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

4°/ que le conjoint de même sexe que le parent biologique d'un enfant est autorisé à adopter l'enfant dans le cadre d'une adoption plénière, de sorte qu'un enfant peut se voir reconnaître un lien de filiation avec deux personnes de même sexe ; que si le législateur a estimé qu'une double filiation maternelle ne pouvait être établie que par la voie de l'adoption, c'est pour ne pas porter atteinte à la vérité biologique ; que dès lors, l'établissement d'une double filiation maternelle par la voie de l'accouchement et de la reconnaissance prénatale doit être admise lorsqu'elle n'est pas contraire à la vérité biologique ; qu'en refusant à Mme Q... l'établissement d'un lien de filiation maternelle avec son enfant biologique, par des motifs inopérants tenant notamment au fait qu'elle était de même sexe que la mère biologique de l'enfant avec lequel un lien de filiation maternelle était déjà établi et que la loi nationale ne permettrait pas l'établissement d'une double filiation maternelle, la cour d'appel a créé une différence de traitement non justifiée entre les personnes pouvant adopter l'enfant de leur conjoint et les personnes liées biologiquement à un enfant et a ainsi derechef violé l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

5°/ que, en définitive, en refusant de reconnaître l'existence d'un lien de filiation maternelle entre Mme Q... et l'enfant M... J... aux motifs qu'une déclaration de maternité non gestatrice aurait « pour effet de nier à M... toute filiation paternelle, tout en brouillant la réalité de sa filiation maternelle », tandis que la réalité du lien biologique unissant M... J... tant à Mme J... qu'à Mme Q... n'était pas contestée et que les deux filiations maternelles ainsi établies, l'une par la reconnaissance prénatale et l'autre par la mention du nom de Mme J... sur l'acte de naissance après l'accouchement, n'étaient pas concurrentes et ne se contredisaient pas, la cour d'appel a en réalité refusé de faire droit à la demande de Mme Q... en raison de sa transidentité et a, ainsi, violé les articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

6°/ que, subsidiairement, le droit au respect de la vie privée et familiale doit être reconnu sans distinction selon la naissance ; qu'un lien de filiation maternelle peut être établi à l'égard d'une mère d'intention ; qu'en l'espèce, outre le lien biologique existant entre Mme Q... et M... J..., il n'était pas contesté que Mme Q... s'est toujours comportée, et se comporte toujours, comme une mère d'intention pour l'enfant ; qu'en application du droit au respect de la vie privée et familiale et de l'intérêt supérieur de l'enfant, la filiation maternelle entre Mme Q... et M... J... doit donc être reconnue et inscrite dans les registres d'état civil de l'enfant ; qu'en jugeant le contraire, la cour d'appel a violé les articles 3, § 1, de la Convention de New-York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant et l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

11. Aux termes de l'article 61-5 du code civil, toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l'état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification.

Selon l'article 61-6 du même code, le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus d'accueillir la demande, de sorte que la modification du sexe à l'état civil peut désormais intervenir sans que l'intéressé ait perdu la faculté de procréer.

12. Si l'article 61-8 prévoit que la mention du sexe dans les actes de l'état civil est sans effet sur les obligations contractées à l'égard des tiers ni sur les filiations établies avant cette modification, aucun texte ne règle le mode d'établissement de la filiation des enfants engendrés ultérieurement.

13. Il convient dès lors, en présence d'une filiation non adoptive, de se référer aux dispositions relatives à l'établissement de la filiation prévues au titre VII du livre premier du code civil.

14. Aux termes de l'article 311-25 du code civil, la filiation est établie, à l'égard de la mère, par la désignation de celle-ci dans l'acte de naissance de l'enfant.

15. Aux termes de l'article 320 du même code, tant qu'elle n'a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l'établissement d'une autre filiation qui la contredirait.

16. Ces dispositions s'opposent à ce que deux filiations maternelles soient établies à l'égard d'un même enfant, hors adoption.

17. En application des articles 313 et 316, alinéa 1er, du code civil, la filiation de l'enfant peut, en revanche, être établie par une reconnaissance de paternité lorsque la présomption de paternité est écartée faute de désignation du mari en qualité de père dans l'acte de naissance de l'enfant.

18. De la combinaison de ces textes, il résulte qu'en l'état du droit positif, une personne transgenre homme devenu femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l'état civil, procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles, n'est pas privée du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l'enfant, mais ne peut le faire qu'en ayant recours aux modes d'établissement de la filiation réservés au père.

19. Aux termes de l'article 3, § 1, de la Convention de New-York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.

Selon l'article 7, § 1, de cette Convention, l'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux.

20. L'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dispose que :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».

21. Aux termes de l'article 14, la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.

22. Les dispositions du droit national précédemment exposées poursuivent un but légitime, au sens du second paragraphe de l'article 8 précité, en ce qu'elles tendent à assurer la sécurité juridique et à prévenir les conflits de filiation.

23. Elles sont conformes à l'intérêt supérieur de l'enfant, d'une part, en ce qu'elles permettent l'établissement d'un lien de filiation à l'égard de ses deux parents, élément essentiel de son identité et qui correspond à la réalité des conditions de sa conception et de sa naissance, garantissant ainsi son droit à la connaissance de ses origines personnelles, d'autre part, en ce qu'elles confèrent à l'enfant né après la modification de la mention du sexe de son parent à l'état civil la même filiation que celle de ses frère et soeur, nés avant cette modification, évitant ainsi les discriminations au sein de la fratrie, dont tous les membres seront élevés par deux mères, tout en ayant à l'état civil l'indication d'une filiation paternelle à l'égard de leur géniteur, laquelle n'est au demeurant pas révélée aux tiers dans les extraits d'actes de naissance qui leur sont communiqués.

24. En ce qu'elles permettent, par la reconnaissance de paternité, l'établissement d'un lien de filiation conforme à la réalité biologique entre l'enfant et la personne transgenre - homme devenu femme - l'ayant conçu, ces dispositions concilient l'intérêt supérieur de l'enfant et le droit au respect de la vie privée et familiale de cette personne, droit auquel il n'est pas porté une atteinte disproportionnée, au regard du but légitime poursuivi, dès lors qu'en ce qui la concerne, celle-ci n'est pas contrainte par là-même de renoncer à l'identité de genre qui lui a été reconnue.

25. Enfin, ces dispositions ne créent pas de discrimination entre les femmes selon qu'elles ont ou non donné naissance à l'enfant, dès lors que la mère ayant accouché n'est pas placée dans la même situation que la femme transgenre ayant conçu l'enfant avec un appareil reproductif masculin et n'ayant pas accouché.

26. En conséquence, c'est sans encourir les griefs du moyen que la cour d'appel a constaté l'impossibilité d'établissement d'une double filiation de nature maternelle pour l'enfant M..., en présence d'un refus de l'adoption intra-conjugale, et rejeté la demande de transcription, sur les registres de l'état civil, de la reconnaissance de maternité de Mme Q... à l'égard de l'enfant.

Mais sur le moyen du pourvoi n° H 18-50.080

Enoncé du moyen

27. Le procureur général près la cour d'appel de Montpellier fait grief à l'arrêt de juger que le lien biologique doit être retranscrit par l'officier de l'état civil, sur l'acte de naissance de la mineure sous la mention de Mme S... Q..., née le [...] à Paris 14e comme « parent biologique » de l'enfant, alors « que selon les dispositions de l'article 57 du code civil, l'acte de naissance d'un enfant mentionne ses seuls « père et mère », qu'en créant par voie prétorienne, une nouvelle catégorie non sexuée de « parent biologique », la cour d'appel de Montpellier, même en faisant appel à des principes supérieurs reconnus au niveau international, a violé les dispositions de l'article 57 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 57 du code civil, ensemble l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

28. La loi française ne permet pas de désigner, dans les actes de l'état civil, le père ou la mère de l'enfant comme « parent biologique ».

29. Pour ordonner la transcription de la mention « parent biologique » sur l'acte de naissance de l'enfant M... J..., s'agissant de la désignation de Mme Q..., l'arrêt retient que seule cette mention est de nature à concilier l'intérêt supérieur de l'enfant de voir établir la réalité de sa filiation biologique avec le droit de Mme Q... de voir reconnaître la réalité de son lien de filiation avec l'enfant et le droit au respect de sa vie privée consacré par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le terme de « parent », neutre, pouvant s'appliquer indifféremment au père et à la mère, la précision, « biologique », établissant la réalité du lien entre Mme Q... et son enfant.

30. En statuant ainsi, alors qu'elle ne pouvait créer une nouvelle catégorie à l'état civil et que, loin d'imposer une telle mention sur l'acte de naissance de l'enfant, le droit au respect de la vie privée et familiale des intéressées y faisait obstacle, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les première et troisième branches du moyen du pourvoi n° X 19-11.251 ni de saisir la Cour européenne des droits de l'homme pour avis consultatif, la Cour :

CONSTATE la déchéance partielle du pourvoi n° X 19-11.251 en ce qu'il est dirigé contre l'arrêt avant dire droit du 21 mars 2018 ;

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il rejette la demande de transcription sur les registres de l'état civil de la reconnaissance de maternité de Mme S... Q... à l'égard de l'enfant M... J..., l'arrêt rendu le 14 novembre 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Montpellier ;

Remet, sur les autres points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Toulouse.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Le Cotty - Avocat général : Mme Caron-Déglise - Avocat(s) : SCP Colin-Stoclet ; SCP Delamarre et Jehannin ; SCP Célice, Texidor, Périer -

Textes visés :

Article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; articles 3-1 et 7 de la Convention de New-York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant ; articles 61-5, 311-25, 313, 316 et 320 du code civil ; article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 57 du code civil.

Rapprochement(s) :

Sur l'impossibilité d'établir une double filiation maternelle ou paternelle, cf. : Cons. const., 17 mai 2013, décision n° 2013-669 DC. Sur l'impossibilité d'établir une double filiation maternelle ou paternelle, à rapprocher : Avis de la Cour de cassation, 7 mars 2018, n° 17-70.039, Bull. 2018, Avis, n° 2.

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