Numéro 7 - Juillet 2020

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 7 - Juillet 2020

TRAVAIL REGLEMENTATION, SANTE ET SECURITE

Soc., 8 juillet 2020, n° 19-12.340, n° 19-12.341, n° 19-12.359, n° 19-12.360, n° 19-12.361, n° 19-12.362, n° 19-12.363, n° 19-12.370, (P)

Rejet

Employeur – Obligations – Sécurité des salariés – Obligation de sécurité – Manquement – Préjudice – Préjudice spécifique d'anxiété – Caractérisation – Cause d'exonération de responsabilité – Existence – Preuve par l'employeur – Défaut – Portée

La cour d'appel, qui a constaté que les salariés, qui avaient travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, se trouvaient, par le fait de l'employeur, lequel n'était pas parvenu à démontrer l'existence d'une cause d'exonération de responsabilité, dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, a ainsi caractérisé l'existence d'un préjudice d'anxiété dont elle a souverainement apprécié le montant.

Employeur – Obligations – Sécurité des salariés – Obligation de sécurité – Manquement – Préjudice – Préjudice spécifique d'anxiété – Droit à réparation – Montant – Appréciation souveraine – Portée

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° 19-12.340, 19-12.341, 19-12.359 à 19-12.363 et 19-12.370 sont joints.

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Chambéry, 18 décembre 2018), la société Ugitech (la société), ayant pour activité principale les fabrication, transformation et vente de tous produits métallurgiques et notamment les produits en acier inoxydable, a été inscrite pour le site d'Ugine sur la liste des établissements de fabrication, de flocage et de calorifugeage à l'amiante ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA), pour la période allant de 1967 à 1996, par arrêté du 23 décembre 2014, publié le 3 janvier 2015.

3. Mme J... et sept autres salariés de la société ont saisi la juridiction prud'homale de demandes en réparation d'un préjudice d'anxiété.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

4. L'employeur fait grief aux arrêts de le condamner à verser à chacun des défendeurs aux pourvois une somme à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice d'anxiété, alors :

« 1°/ que la réparation du préjudice spécifique d'anxiété des salariés ayant travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante repose sur les règles de la responsabilité civile et, plus précisément, sur un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité ; qu'il en résulte que le régime probatoire attaché à l'existence de ce préjudice ne peut être fondé que sur des présomptions simples que l'employeur peut renverser en établissant que, nonobstant le classement de l'établissement, le salarié n'a pas, compte tenu des fonctions qu'il exerçait, été exposé au risque de contracter une maladie liée à l'amiante au cours de son activité au sein de l'établissement ; qu'au cas présent, la société Ugitech faisait valoir, en produisant une importante offre de preuve, que les défendeurs aux pourvois n'avaient pas pu être exposés au risque au sein de l'établissement dès lors qu'ils n'avaient occupé que des emplois administratifs ; que le conseil de prud'hommes avait débouté les défendeurs aux pourvois de leur demande de réparation en relevant qu'il était établi que, compte tenu des emplois qu'ils avaient occupés, ils n'avaient pas été exposés au risque lié à l'amiante ; qu'en se bornant, pour infirmer les jugements qui lui étaient déférés et dont il était demandé confirmation, à énoncer que « l'employeur ne peut s'exonérer de la présomption de responsabilité pesant sur lui en application des dispositions précitées qu'en établissant un cas de force majeure de sorte que l'absence de faute ou le respect de la réglementation, quand bien même ils seraient démontrés, ne peuvent valablement être opposés à l'action en réparation du salarié », sans rechercher si l'absence d'exposition au risque n'excluait pas l'existence d'un préjudice d'anxiété, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, L. 4121-1 du code du travail et 41 de la loi du 23 décembre 1998 ;

2°/ que le salarié qui n'a pas pu, au regard des postes occupés, être exposé de manière habituelle au risque d'inhalation de poussières d'amiante n'est fondé à se prévaloir ni d'un manquement de l'employeur aux règles de protection en matière d'amiante, ni d'un quelconque risque de survenance de maladie de nature à engendrer une inquiétude ; qu'en se bornant à énoncer que la société Ugitech ne justifiait pas de « la prise de mesures de prévention et de sécurité pertinentes en adéquation avec le risque lié à l'amiante », sans rechercher au préalable, comme cela lui était expressément demandé, si la société Ugitech ne démontrait pas que les défendeurs aux pourvois n'avaient pas pu, compte tenu du fait qu'ils avaient exclusivement occupé des postes administratifs, être exposés au risque d'inhalation de poussières d'amiante, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, L. 4121-1 du code du travail et 41 de la loi du 23 décembre 1998 ;

3°/ qu'en refusant à la société Ugitech toute possibilité d'établir que les salariés n'avaient pas été exposés au risque d'inhalation de poussières d'amiante, de sorte qu'ils ne pouvaient se prévaloir d'aucun manquement de l'employeur à leur égard, la cour d'appel a fait reposer le droit à réparation du travailleur sur des présomptions irréfragables et conféré aux défendeurs aux pourvois un droit automatique à indemnisation du seul fait de l'accomplissement d'un travail au sein l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante ; qu'en conférant au salarié un droit à indemnisation automatique, qui ne peut dès lors se justifier par l'application des règles de la responsabilité civile et l'obligation de sécurité pesant sur l'employeur et qui se trouve donc dépourvu de tout fondement juridique, la cour d'appel a violé les articles 41 de la loi du 23 décembre 1998, 5 du code civil, 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 4 et 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ;

4°/ que le salarié qui recherche la responsabilité de son employeur doit justifier des préjudices qu'il invoque en faisant état d'éléments personnels et circonstanciés pertinents ; que la circonstance qu'il ait travaillé dans un établissement susceptible d'ouvrir droit à l'ACAATA ne dispense pas l'intéressé, qui sollicite l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété, de justifier de tels éléments personnels et circonstanciés ; qu'au cas présent, la société exposante faisait valoir qu'aucun des défendeurs aux pourvois n'établissait la réalité du préjudice d'anxiété dont il demandait la réparation ; que la cour d'appel s'est bornée à relever, de manière strictement identique pour chacun des défendeurs aux pourvois que « le préjudice d'anxiété ouvrant droit à réparation répare l'ensemble des troubles psychologiques y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions d'existence résultant de l'inquiétude issue du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante ; qu'indépendamment de toute autre justification, ces éléments conduisent à évaluer le préjudice subi par le salarié à la somme de 8 000 € » ; qu'en dispensant ainsi les défendeurs aux pourvois de justifier de leur situation par des éléments personnels et circonstanciés, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à caractériser un préjudice d'anxiété personnellement subi par chacun des défendeurs aux pourvois et a donc privé sa décision de base légale au regard des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, le premier dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017, applicable au litige, ensemble l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »

Réponse de la Cour

5. La cour d'appel, qui a constaté que les salariés, qui avaient travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, se trouvaient, par le fait de l'employeur, lequel n'était pas parvenu à démontrer l'existence d'une cause d'exonération de responsabilité, dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, a ainsi caractérisé l'existence d'un préjudice d'anxiété dont elle a souverainement apprécié le montant.

6. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Capitaine - Avocat général : Mme Grivel - Avocat(s) : SCP Célice, Texidor, Périer ; SCP Boulloche -

Textes visés :

Article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998.

Rapprochement(s) :

Sur la caractérisation du préjudice spécifique d'anxiété, à rapprocher : Soc., 3 mars 2015, pourvoi n° 13-20.486, Bull. 2015, V, n° 31 (cassation), et les arrêts cités.

Soc., 8 juillet 2020, n° 18-26.585, n° 18-26.586, n° 18-26.587, n° 18-26.588, n° 18-26.589, n° 18-26.590, n° 18-26.591, n° 18-26.592, n° 18-26.593, n° 18-26.594 et suivants, (P)

Cassation

Employeur – Obligations – Sécurité des salariés – Obligation de sécurité – Manquement – Préjudice – Préjudice spécifique d'anxiété – Naissance – Date – Arrêté ministériel d'inscription de l'établissement sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'ACAATA – Défaut – Portée

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° 18-26.585 à 18 26-634, et 18-26.636 à 18-26.655 sont joints.

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Reims, 5 septembre 2018), M. E... et d'autres agents de la SNCF, devenue SNCF mobilités, travaillant au sein du Technicentre de [...], ont saisi la juridiction prud'homale, le 28 mai 2015, aux fins d'obtenir la condamnation de leur employeur au paiement de dommages-intérêts en réparation de leur préjudice d'anxiété et pour violation de l'obligation de sécurité.

3. Par arrêts infirmatifs du 5 septembre 2018, la cour d'appel a déclaré leur action irrecevable.

4. La société SNCF voyageurs est venue aux droits de la société SNCF mobilités.

Examen des moyens

Sur le premier moyen et sur le second moyen pris en sa seconde branche, les moyens étant réunis Enoncé du moyen

5. Les salariés font grief aux arrêts de dire irrecevable leur action tendant à l'indemnisation de leur préjudice d'anxiété et de leur préjudice résultant de la violation de l'obligation de sécurité et de l'obligation de bonne foi alors :

« 1°/ que la prescription des actions ouvertes aux salariés aux fins d'indemnisation du préjudice lié à l'exposition à l'amiante ne court qu'à compter du jour où ces salariés ont eu connaissance du risque à l'origine de l'anxiété, c'est-à-dire à compter du jour où ils détiennent l'ensemble des éléments nécessaires à la connaissance de la dangerosité de l'exposition à laquelle ils ont été soumis ; qu'en refusant de fixer le point de départ du délai de prescription de l'action des agents à la date à laquelle avait été mis en service le local de confinement de l'amiante le 1er janvier 2014, c'est-à-dire à la date à laquelle ils avaient été mis en possession de l'ensemble des éléments nécessaires à la connaissance du risque à l'origine de leur anxiété, la cour d'appel a violé l'article L. 1471-1 du code du travail dans sa version applicable au litige, ensemble l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'Homme.

2°/ que la prescription des actions des salariés aux fins d'indemnisation du préjudice résultant d'un manquement de leur employeur à ses obligations de sécurité et de bonne foi en matière d'amiante ne court qu'à compter du jour où les salariés ont cessé d'être exposés à l'amiante ; qu'en refusant de fixer le point de départ du délai de prescription de l'action des agents à la date à laquelle avait été mis en service le local de confinement de l'amiante le 1er janvier 2014, c'est-à-dire à la date à laquelle leurs conditions de travail avaient été mises en conformité avec le régime de protection en matière d'amiante dit du retrait et à laquelle ils avaient eu connaissance de la déloyauté avec laquelle la SNCF Mobilités les avaient jusqu'alors exposés à l'amiante, la cour d'appel a violé l'article L. 1471-1 du code du travail dans sa version applicable au litige, ensemble l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'Homme. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 1471-1 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 :

6. Aux termes de ce texte, toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.

7. Par ailleurs, en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, et d'un préjudice d'anxiété personnellement subi résultant d'une telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.

8. Le point de départ du délai de prescription de l'action par laquelle un salarié demande à son employeur, auquel il reproche un manquement à son obligation de sécurité, réparation de son préjudice d'anxiété, est la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l'amiante. Ce point de départ ne peut être antérieur à la date à laquelle cette exposition a pris fin.

9. Pour déclarer prescrite l'action des salariés, les arrêts retiennent que le 30 janvier 2001, lors de la réunion du CHSCT, les représentants du personnel ont fait grief à l'employeur de ne pas appliquer le décret n° 96/98 du 7 février 1998 traitant de la protection des travailleurs exposés aux fibres d'amiante, après la découverte par des agents d'un produit amiantifère lors d'une intervention sous le plancher d'un chaudron, qu'en 2004, une cabine de désamiantage a été installée dans le bâtiment N, et que donc au plus tard en 2004, les salariés avaient ou auraient dû avoir conscience d'un risque d'exposition à l'amiante, présente sur le site où ils exerçaient leur activité professionnelle, qu'a confirmé en 2005, l'interdiction d'utilisation des enduits Becker, compte tenu de la concentration en fibres d'amiante qu'ils contenaient, puis les interventions particulièrement fermes à compter de 2011 de la DIRECCTE.

10. En se déterminant ainsi, sans rechercher à quelle date les salariés avaient cessé d'être exposés à un risque élevé de développer une pathologie grave résultant d'une exposition à l'amiante, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il soit nécessaire de statuer sur la première branche du second moyen, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes leurs dispositions, les arrêts rendus le 5 septembre 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Reims ;

Remet les affaires et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d'appel d'Amiens.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Van Ruymbeke - Avocat général : Mme Grivel - Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy ; SCP Colin-Stoclet -

Textes visés :

Article L. 1471-1 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017.

Rapprochement(s) :

Sur le point de départ du délai de prescription de l'action en indemnisation du préjudice d'anxiété pour les salariés relevant du régime de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA), à rapprocher : Soc., 29 janvier 2020, pourvoi n° 18-15.388, Bull. 2020, (cassation), et les arrêts cités.

Soc., 8 juillet 2020, n° 18-24.320, (P)

Cassation partielle

Employeur – Obligations – Sécurité des salariés – Prévention des risques professionnels – Mesures mises en oeuvre – Nécessité – Conditions – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 12 septembre 2018), Mme O... a été engagée le 2 juin 2003 par la société Bayard Retraite Prévoyance, aux droits de laquelle vient le groupement d'intérêt économique (GIE) AG2R Réunica, en qualité de gestionnaire carrières.

2. La salariée a, le 26 septembre 2015, pris acte de la rupture de son contrat de travail et, le 23 octobre 2015, saisi la juridiction prud'homale aux fins de voir dire que sa prise d'acte produisait les effets d'un licenciement nul et condamner le groupement d'intérêt économique AG2R Réunica à lui payer des sommes à titre de dommages-intérêts.

Examen des moyens

Sur les deuxième et quatrième moyens, ci-après annexés

3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

4. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande de dommages et intérêts pour harcèlement sexuel et, en conséquence, de dire que sa prise d'acte s'analysait comme une démission et de la débouter de ses demandes en paiement d'indemnités de rupture, de dommages-intérêts pour licenciement nul et de dommages-intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité de résultat, alors :

« 1°/ que lorsque la personne invoquant un harcèlement sexuel à son encontre établit la matérialité de faits précis et concordants constituant selon elle un tel harcèlement, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement ; que, pour débouter Mme O... de ses demandes au titre du harcèlement sexuel, la cour d'appel a retenu que « l'analyse des pièces susvisées montre donc que les agissements imputés à M. W... reposent sur les seules déclarations de Mme O..., lesquelles ne sont pas suffisantes pour établir des faits permettant de présumer l'existence du harcèlement sexuel considéré » ; qu'en statuant ainsi, cependant que, pris dans leur ensemble, le courriel de M. W... invitant la salariée à déjeuner et insistant, en dépit de ses refus, pour qu'ils aient un rendez-vous privé, les courriels de dénonciation des agissements de harcèlement sexuel de M. W... adressés à l'employeur, aux délégués du personnel, à une déléguée syndicale, à l'inspecteur du travail et au procureur de la République, ainsi que le procès-verbal d'audition de plainte pour harcèlement sexuel du 24 juillet 2015, dont elle constatait l'existence, laissaient présumer l'existence du harcèlement sexuel invoqué, la cour d'appel a violé les articles L. 1153-1 et L. 1154-1 du code du travail ;

2°/ subsidiairement, qu'en se déterminant de la sorte, cependant que le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même étant inapplicable à la preuve des faits juridiques, l'adminicule de preuve mis à la charge de la salariée pouvait être rapporté par la dénonciation des agissements de M. W... que Mme O... avait faite à l'employeur, à plusieurs reprises, ainsi qu'aux délégués du personnel, à une déléguée syndicale, à l'inspecteur du travail, aux services de police et au procureur de la République, la cour d'appel a, derechef, violé les articles L. 1153-1 et L. 1154-1 du code du travail ;

3°/ plus subsidiairement, qu'en l'espèce, l'échange de courriels du 9 octobre 2009, intitulé par M. W... « privé », mentionne explicitement « est-ce que tu veux on mange ensemble midi. Réponde par mail et supprime », ce à quoi l'exposante avait répondu « à midi je mange avec Q... », M. W... insistant alors en ces termes « OK, mais j'ai prendre une rendez-vous avec toi », ce que la salariée avait une fois de plus poliment décliné en lui répondant « suis pas loguée car je fais de l'interlocution », M. W... revenant néanmoins une nouvelle fois à la charge, en ces termes « oui, j'ai compris ; et pour la rendez-vous », ce à quoi Mme O... a préféré ne pas répondre ; qu'après avoir constaté que « l'échange de courriels du 9 octobre 2009 est relatif à une proposition de repas faite par M. K... W... pour le midi même, refusée par Mme M... O..., au motif qu'elle était déjà engagée à l'égard de quelqu'un d'autre », la cour d'appel a retenu « qu'une telle proposition, courante entre collègues de travail, n'est pas caractéristique par elle-même d'agissements de nature sexuelle » et que « le reste de cet échange, écrit par M. K... W... en français approximatif, est trop peu explicite pour en tirer une quelconque conclusion quant au comportement de l'intéressé » ; qu'en statuant ainsi, cependant qu'il résultait des termes de cet échange que M. W... avait insisté pour prendre un rendez-vous « privé » avec Mme O..., et ce, dans une volonté de discrétion incompatible avec des relations courantes entre collègues et manifestement destinée à obtenir le rendez-vous en question à l'insu de l'épouse de l'intéressé, également salariée de l'entreprise, ce qui ne laissait aucun doute quant à la nature des rapports envisagés par M. W..., la cour d'appel a violé le principe faisant interdiction au juge de dénaturer les documents de la cause. »

Réponse de la Cour

5. Il résulte des dispositions des articles L. 1153-1 et L. 1154-1 du code du travail que pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement sexuel, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments présentés par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement. Dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Sous réserve d'exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement et si l'employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement.

6. La cour d'appel, par une appréciation souveraine des éléments de preuve et de fait qui lui étaient soumis, a, d'une part constaté que certains des éléments de fait invoqués par la salariée comme étant susceptibles de constituer un harcèlement sexuel n'étaient pas établis et, d'autre part estimé, sans dénaturation et exerçant les pouvoirs qu'elle tient de l'article L. 1154-1 du code du travail, s'agissant des autres faits qu'elle a examinés dans leur ensemble, qu'ils ne permettaient pas de présumer l'existence d'un harcèlement sexuel.

7. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le troisième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

8. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande de dommages-intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité de résultat et, en conséquence, de dire que sa prise d'acte s'analysait comme une démission et de la débouter de ses demandes en paiement d'indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors « que tenu d'une obligation de sécurité de résultat quant à la santé physique et mentale de ses salariés dont il doit assurer l'effectivité, l'employeur doit prendre toutes les mesures nécessaires à leur assurer des conditions de travail qui ne nuisent pas à leur santé ; qu'il incombe à l'employeur, dès lors que cela est contesté par le salarié dont il est objectivement établi une dégradation de son état de santé, de prouver qu'il a respecté son obligation de sécurité, en prenant en temps utile les mesures prévention et de protection nécessaires ; qu'à cet égard, la seule circonstance que le harcèlement moral invoqué par le salarié ne soit pas retenu ne suffit pas, en soi, à justifier du respect par l'employeur de son obligation de sécurité ; que, pour débouter Mme O... de sa demande de dommages-intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité de résultat, la cour d'appel a énoncé - après avoir retenu que la salarié n'établissait pas l'existence d'éléments laissant présumer qu'elle eût été victime de harcèlement sexuel ou moral - que, « dès lors, il n'y a pas lieu d'examiner si un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat est à l'origine de ce harcèlement sexuel et moral invoqué » ; qu'en statuant ainsi, quand l'absence – supposée – de harcèlement, n'était pas en soi de nature à justifier du respect par l'employeur de son obligation de sécurité, ni réciproquement à écarter tout manquement de sa part à cet égard, la cour d'appel a violé l'article 1353 du code civil, ensemble les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 4121-1 du code du travail dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 et l'article L. 4121-2 du même code dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 :

9. L'obligation de prévention des risques professionnels, qui résulte des textes susvisés, est distincte de la prohibition des agissements de harcèlement moral instituée par l'article L. 1152-1 du code du travail et des agissements de harcèlement sexuel instituée par l'article L. 1153-1 du même code et ne se confond pas avec elle.

10. Pour débouter la salariée de sa demande de dommages-intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité, l'arrêt retient que dès lors que les seules déclarations de la salariée ne sont pas suffisantes pour établir des faits permettant de présumer l'existence du harcèlement sexuel et que celle-ci n'établit pas l'existence de faits qui, pris dans leur ensemble, seraient de nature à faire présumer l'existence d'un harcèlement moral à son égard, il n'y a pas lieu d'examiner si un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité est à l'origine de ce harcèlement sexuel et moral invoqué.

11. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

12. La cassation du chef de dispositif relatif au manquement de l'employeur à l'obligation de sécurité entraîne la cassation par voie de conséquence des chefs de dispositif relatifs à la prise d'acte et aux demandes en paiement d'indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

PAR CES MOTIFS et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la seconde branche du troisième moyen, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que la prise d'acte de Mme O... s'analyse comme une démission et déboute Mme O... de ses demandes en paiement d'indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et manquement à l'obligation de sécurité, l'arrêt rendu le 12 septembre 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;

Remet, sur ces points l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon, autrement composée.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : M. Rinuy - Avocat général : Mme Trassoudaine-Verger - Avocat(s) : SCP Rocheteau et Uzan-Sarano ; Me Le Prado -

Textes visés :

Articles L. 1153-1 et L. 1154-1 du code du travail ; article L. 4121-1 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 ; article L. 4121-2 du même code, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016.

Rapprochement(s) :

Sur l'appréciation par le juge des éléments laissant présumer l'existence d'un harcèlement moral ou sexuel, à rapprocher : Soc., 8 juin 2016, pourvoi n° 14-13.418, Bull. 2016, V, n° 128 (rejet), et l'arrêt cité. Sur la mise en oeuvre par l'employeur des mesures de prévention des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, à rapprocher : Soc., 1er juin 2016, pourvoi n° 14-19.702, Bull. 2016, V, n° 123 (cassation partielle), et les arrêts cités ; Soc., 17 mai 2017, pourvoi n° 15-19.300, Bull. 2017, V, n° 84 (1) (cassation) ; Soc., 17 octobre 2018, pourvoi n° 17-17.985, Bull. 2018, V, (1) (cassation partielle), et l'arrêt cité ; Soc., 27 novembre 2019, pourvoi n° 18-10.551, Bull. 2019, (cassation partielle).

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