Numéro 6 - Juin 2023

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 6 - Juin 2023

CONFLIT DE JURIDICTIONS

Com., 14 juin 2023, n° 21-15.445, (B), FS

Cassation partielle

Compétence internationale – Clause attributive de juridiction – Effets à l'égard du tiers porteur d'un connaissement – Détermination

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 8 décembre 2020), entre décembre 2014 et juillet 2015, la société Eukor Car Carriers Inc (la société Eukor), de droit coréen, a été chargée du transport de véhicules au départ d'[Localité 7] (Belgique) vers la République de Corée, selon plusieurs connaissements sur lesquels figure la société Hanbul Motors Corporation (la société Hanbul Motors).

2. Des dommages ayant été constatés par la société Hanbul Motors qui a réceptionné les véhicules, les compagnies d'assurance AXA Corporate solutions assurance, aux droits de laquelle se trouve la société XL Insurance Company SE, CNA Insurance Company Limited, AIG Europe Ltd, XL Insurance Company Ltd, Royal & Sun Alliance Insurance PLC, KA [Localité 11] Assekuranz Agentur GmbH, et Torus Insurance Marketing Ltd (les assureurs), ayant indemnisé la société Hanbul Motors, ont saisi le tribunal de commerce de Paris d'une action contre la société Eukor, laquelle a soulevé l'incompétence des juridictions françaises en se prévalant d'une clause des connaissements attribuant compétence au tribunal de district civil de Séoul (République de Corée).

Les assureurs ont répliqué que les juridictions françaises étaient compétentes en application de l'article 14 du code civil, faisant valoir à cet égard que la société AXA CS solutions assurance était une société de droit français.

Examen des moyens

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a délibéré sur le pourvoi incident qui, bien qu'éventuel, est préalable, sur l'avis de M. Adida-Canac, avocat général, après débats à l'audience publique du 7 février 2023, où étaient présents : M. Pireyre, président, Mme Martinel, conseiller doyen, Mme Bohnert, conseiller référendaire rapporteur, Mmes Durin-Karsenty, Vendryes, Caillard, M. Waguette, conseillers, Mme Jollec, M. Cardini, Mmes Latreille, Bonnet, conseillers référendaires, M. Adida-Canac, avocat général, Mme Thomas, greffier de chambre.

Sur le moyen du pourvoi incident, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. La société Eukor fait grief à l'arrêt de dire l'appel recevable, alors « que toute partie demeurant à l'étranger a la faculté de déclarer au greffe de la juridiction saisie qu'elle élit domicile en France afin d'être rendue destinataire de la notification du jugement à intervenir ; qu'en retenant en l'espèce, pour juger que la notification du jugement faite au domicile élu en France par les sociétés de droit étranger n'avait pas fait courir le délai d'appel, que l'élection de domicile n'emporte pas pouvoir pour l'agent désigné de recevoir la notification du jugement destinée à la partie elle-même, la cour d'appel a violé les articles 682, 689 et 689-1 du code de procédure civile, ensemble les articles 84 et 85 du même code. »

Réponse de la Cour

4. Ayant exactement rappelé qu'en application de l'article 84, alinéa 1, du code de procédure civile, le délai d'appel court à compter de la notification du jugement, qui, pour les parties domiciliées à l'étranger, est augmenté de deux mois et doit respecter les dispositions spéciales prévues pour les notifications à l'étranger, puis relevé que les compagnies d'assurance, dont certaines sont étrangères, ont interjeté appel du jugement rendu en matière de compétence par le tribunal de commerce de Paris le 17 septembre 2019 par une déclaration d'appel du 27 septembre 2019 et qu'aucun élément n'est produit pour savoir si la notification a été valablement faite au siège des sociétés étrangères et française, la cour d'appel en a exactement déduit que faute de connaître la date de la notification de la décision aux parties en France et à l'étranger, le délai d'appel doit être considéré comme n'ayant pas couru.

5. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Sur le moyen du pourvoi incident, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

6. La société Eukor fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'en cas de représentation obligatoire, l'appel d'un jugement statuant sur la compétence est instruit et jugé comme en matière de procédure à jour fixe ; qu'en cas de procédure à jour fixe, copies de la requête adressée au premier président et de son ordonnance sont jointes à l'assignation, à peine d'irrecevabilité de l'appel ; qu'en retenant en l'espèce que l'absence d'une copie de la requête à l'acte d'assignation adressé par les sociétés appelantes n'entachait pas leur appel d'irrecevabilité, la cour d'appel a violé les articles 85 et 920 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

7. Selon l'article 83 du code de procédure civile, lorsque le juge s'est prononcé sur la compétence sans statuer sur le fond du litige, sa décision peut faire l'objet d'un appel dans les conditions prévues notamment par les articles 84 et 85 du même code.

8. Selon l'article 84 précité, l'appelant doit à peine de caducité de la déclaration d'appel, saisir, dans le délai d'appel, le premier président en vue d'être autorisé à assigner à jour fixe ou de bénéficier d'une fixation prioritaire de l'affaire.

9. Aux termes de l'article 85 du même code, outre les mentions prescrites selon le cas par les articles 901 ou 933, la déclaration d'appel précise qu'elle est dirigée contre un jugement statuant sur la compétence et doit, à peine d'irrecevabilité, être motivée, soit dans la déclaration elle-même, soit dans des conclusions jointes à cette déclaration. Nonobstant toute disposition contraire, l'appel est instruit ou jugé comme en matière de procédure à jour fixe si les règles applicables à l'appel des décisions rendues par la juridiction dont émane le jugement frappé d'appel imposent la constitution d'avocat.

10. Il résulte de ces textes que la requête adressée au premier président, qui n'a pas à justifier d'un péril, contrairement à ce qu'exige l'article 918 de ce code pour d'autres procédures à jour fixe, ne tend qu'à obtenir une date d'audience.

11. L'information des intimés et, par elle, le respect des droits de la défense, sont assurés par la notification qui leur est faite de la déclaration d'appel motivée et des conclusions qui y sont jointes.

12. Dans ces conditions, la circonstance que la copie de la requête ne soit pas jointe à l'assignation délivrée aux intimés ne peut donner lieu à sanction.

13. L'arrêt constate que si la procédure sur appel-compétence emprunte à la procédure à jour fixe et renvoie à cette fin aux dispositions, dont l'article 920 du code de procédure civile pour l'instruction et le jugement de l'appel, la déclaration d'appel en la matière est soumise à un régime propre défini par les articles 84 et suivants précités, la requête n'étant qu'une modalité procédurale permettant à l'appelant de faire fixer par le premier président le jour où l'affaire sera appelée.

14. Il retient enfin que l'acte délivré par l'appelant aux intimés, qui contient l'assignation, la déclaration d'appel, l'ordonnance sur requête, les conclusions d'appel sur la compétence et les pièces, a clairement et efficacement informé la société Eukor de la date et de l'enjeu du débat.

15. En l'état de ces énonciations et constatations, c'est à bon droit que la cour d'appel a rejeté la demande d'irrecevabilité de l'appel.

16. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Mais sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en sa cinquième branche

Enoncé du moyen

17. Les assureurs font grief à l'arrêt de rejeter leurs demandes, de dire la juridiction saisie incompétente et de renvoyer les parties à mieux se pourvoir, alors « que les compagnies d'assurances demanderesses rappelaient que, pour 98 % des connaissements en litige établis par la société Eukor, les sociétés Woori, Shinan, Industrial Bank, ou Korea Développement étaient seules désignées en qualité de destinataires contractuels, que les connaissements avaient été établis à l'ordre de ces sociétés, et que la société Hanbul Motors, qui avait les qualités de « notify party » et de destinataire réel des marchandises, n'avait jamais acquis et porté les connaissements litigieux ; qu'en relevant, à supposer ce motif adopté, que « les connaissements comportent un paragraphe à leur recto indiquant qu'en acceptant ce connaissement, le chargeur, le propriétaire ou destinataire des marchandises et le porteur de ce connaissement [...] sont d'accord sur toutes les stipulations », sans caractériser, pour 98 % des connaissements en litige pour lesquels la société Hanbul Motors avait la simple qualité de destinataire réel et de « Notify Party », l'acceptation de ces connaissements par la société Hanbul Motors et sa qualité de tiers porteur, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1134, devenu 1103, et 1165, devenu 1199, du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 14, 1134, devenu 1103, et 1165, devenu 1199, du code civil :

18. La recevabilité de l'action en responsabilité contractuelle contre un transporteur maritime s'apprécie indépendamment des mentions du connaissement émis pour constituer, notamment, la preuve du contrat de transport, ces mentions n'ayant pas pour objet d'attribuer de manière exclusive aux seules personnes qu'elles indiquent la qualité de partie à ce contrat, de sorte que l'action contractuelle peut être ouverte au destinataire qui invoque un préjudice du fait du transport. Pour autant, étant extérieur au connaissement, ce destinataire n'est lié par ce document qu'en ce qu'il définit et précise les conditions du transport lui-même, depuis la prise en charge jusqu'à la livraison. Il ne peut, dès lors, se voir opposer la clause de compétence que le connaissement contiendrait, à moins qu'il ne l'ait spécialement acceptée ou que la compétence internationale qu'elle institue ne s'impose en vertu d'un Traité ou du droit de l'Union européenne.

19. Pour dire les juridictions françaises incompétentes, l'arrêt, après avoir dit le droit coréen applicable au contrat, retient que c'est au regard de ce droit que la détermination des effets du connaissement doit être appréciée et que, selon celui-ci, établi par les consultations ou opinions juridiques dont la teneur n'a pas été contestée, lorsque les marchandises arrivent à destination, le destinataire acquiert les mêmes droits que ceux du chargeur et qu'en l'espèce la société Hanbul Motors, qui a réceptionné les véhicules à la livraison et a subi le préjudice, indépendamment de sa qualité de notify ou de destinataire mentionnée sur les connaissements, est bien le destinataire réel des marchandises confiées par les chargeurs au transporteur en vertu des connaissements dont elle a été porteur, de sorte que la clause attributive de juridiction désignant la juridiction coréenne lui est opposable.

20. En se déterminant ainsi, alors que, s'agissant d'un litige opposant des assureurs, dont certains sont établis en France et invoquent le privilège de l'article 14 du code civil, subrogés dans les droits de la société Hanbul Motors, établie en République de Corée, à un transporteur coréen, aucune Convention internationale pertinente n'existant entre cet Etat et la France, la cour d'appel, qui, d'une part, s'est référée implicitement à une solution qui n'est acquise, en matière maritime, que dans les limites d'application du droit de l'Union européenne, d'autre part, attribue à la société Hanbul Motors les diverses qualités de réceptionnaire des véhicules, notify, destinataire ou porteur des connaissements, qualités qu'elle dit déduire tantôt des connaissements, tantôt des circonstances de la cause, sans indiquer ni la nature des connaissements, ni sous quel intitulé exact y apparaît la société Hanbul Motors, n'a pas donné de base légale à sa décision.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il constate l'intervention volontaire de la société XL Insurance Company SE venant aux droits de la société AXA CS solutions, dit l'appel recevable et dit que la caducité de la déclaration d'appel n'est pas encourue, l'arrêt rendu le 8 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Vigneau - Rapporteur : Mme Guillou - Avocat général : Mme Henry - Avocat(s) : SCP Célice, Texidor, Périer ; SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet -

Textes visés :

Article 84, alinéa 1, du code de procédure civile ; articles 84 et 85 du code de procédure civile ; articles 14, 1134, devenu 1103, et 1165, devenu 1199, du code civil.

Rapprochement(s) :

Sur l'opposabilité d'une clause attributive de juridiction, à rapprocher : 1re Civ., 16 décembre 2008, pourvoi n° 07-18.834, Bull. 2008, I, n° 283 (cassation).

1re Civ., 1 juin 2023, n° 21-18.257, (B), FS

Rejet

Compétence internationale – Règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 – Compétence en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale – Résidence habituelle de l'enfant – Caractérisation – Effet – Compétence subsidiaire de l'article 13 – Exclusion

Aux termes de l'article 8, § 1, du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, dit Bruxelles II bis, les juridictions d'un État membre sont compétentes en matière de responsabilité parentale à l'égard d'un enfant qui réside habituellement dans cet État membre au moment où la juridiction est saisie.

Aux termes de l'article 13, § 1, lorsque la résidence habituelle de l'enfant ne peut être établie et que la compétence ne peut être déterminée sur base de l'article 12, les juridictions de l'État membre dans lequel l'enfant est présent sont compétentes.

L'article 13 prévoit ainsi une règle de compétence subsidiaire fondée sur la seule présence de l'enfant dans l'hypothèse où il s'avère impossible d'établir l'Etat, membre ou non, dans lequel se trouve sa résidence habituelle.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Dijon, 1er avril 2021), M. [F] et Mme [S] se sont mariés le 5 mai 2006 à [Localité 4] (Espagne). De cette union, sont nées [R], le 3 mars 2008, et [J], le 1er juin 2012, à [Localité 5] (République tchèque).

2. Après avoir fixé leur résidence au Costa Rica, les époux se sont séparés à la fin de l'année 2018. M. [F] s'est installé en France en décembre 2018, tandis que Mme [S] est allée vivre avec les enfants aux Etats-Unis.

3. Le 26 juin 2019, M. [F] a saisi un juge aux affaires familiales d'une demande en divorce.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

4. Mme [S] fait grief à l'arrêt de rejeter l'exception d'incompétence internationale de la juridiction française, de fixer la résidence habituelle de [R] et [J] au domicile de M. [F] et d'ordonner, sous astreinte, la remise immédiate de [R] et [J] à leur père, alors « que lorsque la résidence habituelle de l'enfant ne peut être établie et que la compétence ne peut être déterminée sur la base de l'article 12 du règlement Bruxelles II bis, les juridictions de l'État membre dans lequel l'enfant est présent sont compétentes ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que la résidence habituelle des enfants se situe désormais en Espagne et qu'ils y sont présents depuis 18 mois ; qu'en considérant néanmoins, pour rejeter l'exception d'incompétence internationale de la juridiction française, qu'aucune juridiction d'un État membre n'est compétente en vertu des articles 8 à 13 du règlement dès lors que la résidence habituelle des enfants n'était pas encore établie en Espagne au moment où la juridiction a été saisie, sans rechercher si la compétence des juridictions espagnoles n'était pas, à tout le moins, établie au regard de la présence des enfants en Espagne, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 8, 13 et 14 du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003, dit Bruxelles II bis. »

Réponse de la Cour

5. Aux termes de l'article 8, § 1, du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, dit Bruxelles II bis, les juridictions d'un État membre sont compétentes en matière de responsabilité parentale à l'égard d'un enfant qui réside habituellement dans cet État membre au moment où la juridiction est saisie.

6. Aux termes de l'article 13, § 1, lorsque la résidence habituelle de l'enfant ne peut être établie et que la compétence ne peut être déterminée sur la base de l'article 12, les juridictions de l'État membre dans lequel l'enfant est présent sont compétentes.

7. L'article 13 prévoit ainsi une règle de compétence subsidiaire fondée sur la seule présence de l'enfant dans l'hypothèse où il s'avère impossible d'établir l'Etat dans lequel se trouve sa résidence habituelle.

8. Ayant constaté que les enfants avaient leur résidence habituelle aux Etats-Unis au moment où le juge aux affaires familiales avait été saisi, la cour d'appel n'avait pas à procéder à une recherche sur l'application de l'article 13 du règlement Bruxelles II bis que ses constatations rendaient inopérante et a légalement justifié sa décision de rejeter l'exception d'incompétence internationale de la juridiction française en application de l'article 14 du règlement.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : Mme Beauvois - Avocat général : M. Poirret (premier avocat général) - Avocat(s) : SCP Lyon-Caen et Thiriez ; SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés -

Textes visés :

Articles 8, § 1, et 13 du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003.

1re Civ., 28 juin 2023, n° 21-19.766, (B), FS

Rejet

Effets internationaux des jugements – Reconnaissance ou exequatur – Procédure de reconnaissance ou d'exequatur – Recevabilité – Exclusion – Immunité de juridiction – Restriction – Interdiction des actes de terrorisme – Limites – Absence d'implication directe de l'Etat – Mise en cause fondée sur sa responsabilité civile

Il résulte de l'article 509 du code de procédure civile que, pour accorder l'exequatur en l'absence de Convention internationale, le juge français doit, après avoir vérifié la recevabilité de l'action, s'assurer que trois conditions sont remplies, à savoir la compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au juge saisi, la conformité à l'ordre public international de fond et de procédure, ainsi que l'absence de fraude.

Dès lors, si, dans une instance en exequatur, le juge français doit s'abstenir de toute révision au fond du jugement rendu par la juridiction étrangère lorsque l'immunité de juridiction est revendiquée par un État étranger dans l'instance en exequatur, il lui incombe de statuer préalablement sur cette fin de non-recevoir, la circonstance que le juge ayant rendu la décision dont l'exequatur est sollicitée ait lui-même écarté une telle immunité de juridiction, en vertu de sa propre loi, ne dispensant pas le juge français d'exercer son pouvoir juridictionnel afin d'apprécier la fin de non-recevoir tirée de l'immunité de juridiction invoquée devant lui.

Par ailleurs, une cour d'appel retient exactement qu'à supposer même que l'interdiction des actes de terrorisme puisse constituer une norme de jus cogens du droit international de nature à constituer une restriction légitime à l'immunité de juridiction, ce qui ne ressort pas de l'état actuel du droit international, il ne peut être fait une exception à l'immunité d'un Etat, dès lors que la condamnation de celui-ci au paiement des dommages-intérêts prononcée par la juridiction étrangère ne repose pas sur la démonstration de l'implication directe de cet Etat et de ses agents dans un attentat, mais seulement sur le fondement de la responsabilité civile que celui-ci devrait supporter au titre de l'aide ou des ressources matérielles apportées au groupe ayant revendiqué l'attentat.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 16 mars 2021), par jugement du 11 mars 1998, la cour fédérale des Etats-Unis pour le district de Columbia a condamné la République islamique d'Iran, le ministère iranien de l'information et de la sécurité, l'ayatollah [C] [S], M. [T] [U] et M. [Y] à payer à M. [P] [X], agissant à titre personnel et pour le compte de la succession, diverses sommes à titre de dommages-intérêts en réparation des préjudices résultant du décès, en Israël, de sa fille [D] à la suite d'un attentat commis au moyen d'un véhicule chargé d'explosifs et revendiqué par une faction palestinienne du jihad islamique.

2. M. [X] a assigné la République islamique d'Iran aux fins d'obtenir l'exequatur de cette décision en France.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi principal

Enoncé du moyen

3. M. [X] fait grief à l'arrêt de dire la République islamique d'Iran recevable et bien fondée à se prévaloir de l'immunité de juridiction à son profit et, en conséquence, de déclarer irrecevable sa demande d'exequatur, alors :

« 1°/ que, de première part, le juge de l'exequatur, qui se borne à introduire dans l'ordre juridique français une décision étrangère, ne peut procéder à la révision au fond d'une décision étrangère ; que sauf à méconnaître l'étendue de son pouvoir, ce juge doit ainsi s'en tenir à vérifier la compétence de la juridiction à l'origine de la décision, la conformité de cette décision à l'ordre public international et l'absence de fraude à la loi, et ne peut outrepasser cet office pour apprécier à nouveaux frais la recevabilité ou le bien-fondé de l'action du demandeur ayant été accueillie par le juge étranger ; qu'en l'espèce, en retenant, pour juger la République islamique d'Iran recevable et bien fondée à se prévaloir de l'immunité de juridiction à son profit, que « la circonstance que le juge américain a lui-même écarté cette immunité de juridiction de l'Iran, en vertu de sa propre loi, dans la décision dont l'exequatur est sollicité, ne saurait empêcher le juge français d'exercer son pouvoir juridictionnel afin d'apprécier si la République islamique d'Iran est recevable et bien fondée à invoquer cette immunité devant lui », la cour d'appel, qui a apprécié à nouveaux frais la recevabilité et le bien-fondé de cette immunité dont le jugement dont l'exequatur était requis avait précisément retenu qu'elle ne pouvait être opposée au demandeur, a méconnu le principe de prohibition de la révision au fond des décisions étrangères et, partant, a outrepassé son pouvoir juridictionnel et violé l'article 509 du code de procédure civile ;

2°/ que, de deuxième part, et en tout état de cause, les États étrangers ne bénéficient de l'immunité de juridiction qu'autant que l'acte qui donne lieu au litige participe, par sa nature ou sa finalité, à l'exercice de la souveraineté de l'État ; que la participation d'un État à la préparation et à la mise en oeuvre d'actes de terrorisme ne saurait être qualifiée d'acte de souveraineté ; qu'en l'espèce, en jugeant la République islamique d'Iran recevable et bien fondée à se prévaloir de l'immunité de juridiction à son profit lorsqu'elle avait préalablement constaté que le jugement dont l'exequatur était sollicité avait "[...] condamné la République islamique d'Iran et d'autres défendeurs conjointement et solidairement à payer des dommages-intérêts à M. [X], au motif qu'ils ont fourni une aide et des ressources matérielles à un groupe terroriste ayant causé l'homicide de [D] [X]", la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences de ses propres constatations et a violé les principes régissant l'immunité de juridiction des États étrangers ;

3°/ que, de troisième part, et en tout état de cause, la prohibition des actes de terrorisme constitue une norme impérative du droit international dont la nature même doit s'opposer de façon absolue à l'invocation d'une immunité de juridiction par un État reconnu responsable d'avoir activement participé à de tels actes ; qu'en l'espèce, en jugeant la République islamique d'Iran recevable et bien fondée à se prévaloir de l'immunité de juridiction à son profit lorsqu'elle avait constaté que le jugement dont l'exequatur était sollicité avait "[...] condamné la République islamique d'Iran et d'autres défendeurs conjointement et solidairement à payer des dommages-intérêts à M. [X], au motif qu'ils ont fourni une aide et des ressources matérielles à un groupe terroriste ayant causé l'homicide de [D] [X]", la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences de ses propres constatations et a violé les principes régissant l'immunité de juridiction des États étrangers ;

4°/ que, de quatrième part, le droit d'accès à un tribunal consacré par l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peut être restreint par le principe de l'immunité de juridiction des États étrangers que si cette limitation est strictement proportionnée au regard de l'objectif poursuivi ; que l'impossibilité, pour une partie ayant obtenu la condamnation définitive et irrévocable d'un État étranger au titre de son implication directe dans une attaque terroriste, d'obtenir la reconnaissance de cette condamnation en France, constitue une atteinte manifestement disproportionnée au droit d'accès à un tribunal ; qu'en l'espèce, en jugeant la République islamique d'Iran recevable et bien fondée à se prévaloir de l'immunité de juridiction à son profit lorsqu'elle avait constaté que le jugement dont l'exequatur était sollicité avait "[...] condamné la République islamique d'Iran et d'autres défendeurs conjointement et solidairement à payer des dommages-intérêts à M. [X], au motif qu'ils ont fourni une aide et des ressources matérielles à un groupe terroriste ayant causé l'homicide de [D] [X]", la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences de ses propres constatations et a violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

5°/ que, de cinquième part, le juge a l'obligation de ne pas dénaturer les documents de la cause ; qu'en l'espèce, en retenant, pour juger la République islamique d'Iran recevable et bien fondée à se prévaloir de l'immunité de juridiction à son profit, que « les circonstances de l'espèce ne permettent pas qu'il soit fait une exception à cette immunité alors que la condamnation de l'État iranien au paiement des dommages-intérêts prononcée par la juridiction américaine ne repose ni sur une déclaration de responsabilité pénale de l'État iranien [...], ni même sur la démonstration de l'implication directe de l'État iranien ou d'agents de cet État dans l'attentat suicide à la bombe dont a été victime [D] [X]", lorsque le jugement du 11 mars 1998 dont l'exequatur était demandé disposait au contraire expressément que « l'explosion a été causée par une bombe qui a été délibérément conduite dans le bus par un membre de la faction de [G] du Jihad islamique palestinien agissant sous les instructions des défendeurs, [notamment] la République islamique d'Iran » (Prod. 5, § 22), la cour d'appel a dénaturé les termes du jugement du 11 mars 1998 en violation du principe selon lequel le juge a l'obligation de ne pas dénaturer les documents de la cause. »

Réponse de la Cour

4. En premier lieu, il résulte de l'article 509 du code de procédure civile que, pour accorder l'exequatur en l'absence de Convention internationale, le juge français doit, après avoir vérifié la recevabilité de l'action, s'assurer que trois conditions sont remplies, à savoir la compétence indirecte du juge étranger fondée sur le rattachement du litige au juge saisi, la conformité à l'ordre public international de fond et de procédure, ainsi que l'absence de fraude.

5. La cour d'appel a énoncé à bon droit que, dans une instance en exequatur, le juge français doit s'abstenir de toute révision au fond du jugement qui a été rendu par la juridiction étrangère et dont il apprécie la régularité internationale et que, lorsque l'immunité de juridiction est revendiquée par un État étranger, il lui incombe de statuer préalablement sur cette fin de non-recevoir.

6. Elle a exactement retenu que la circonstance que le juge américain avait lui-même écarté une telle immunité de juridiction, en vertu de sa propre loi, dans la décision dont l'exequatur était sollicité, ne dispensait pas le juge français d'exercer son pouvoir juridictionnel afin d'apprécier si la République islamique d'Iran était recevable et bien fondée à invoquer cette immunité devant lui.

7. En second lieu, les Etats étrangers bénéficient de l'immunité de juridiction lorsque l'acte qui donne lieu au litige participe, par sa nature ou sa finalité, à l'exercice de leur souveraineté et n'est donc pas un acte de gestion.

8. La Cour européenne des droits de l'homme a jugé (CEDH, arrêt du 21 novembre 2001, Al-Adsani c. Royaume-Uni, n° 35763/97) qu'il « faut considérer l'octroi de l'immunité non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit », que « l'octroi de l'immunité souveraine à un Etat dans une procédure civile poursuit le but légitime d'observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre Etats grâce au respect de la souveraineté d'un autre Etat », que « la Convention doit autant que faire se peut s'interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l'octroi de l'immunité aux Etats », et qu'on « ne peut dès lors de façon générale considérer comme une restriction disproportionnée au droit d'accès à un tribunal tel que le consacre l'article 6, § 1, des mesures prises par une Haute Partie contractante qui reflètent des règles de droit international généralement reconnues en matière d'immunité des Etats. De même que le droit d'accès à un tribunal est inhérent à la garantie d'un procès équitable accordée par cet article, de même certaines restrictions à l'accès doivent être tenues pour lui être inhérentes ; on en trouve un exemple dans les limitations généralement admises par la communauté des Nations comme relevant de la doctrine de l'immunité des Etats » (dans le même sens, CEDH, arrêt du 12 octobre 2021, J.C. e.a. c/ Belgique, n° 11625/17).

9. Il en résulte que le droit d'accès à un tribunal, tel que garanti par l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et dont l'exécution d'une décision de justice constitue le prolongement nécessaire, ne s'oppose pas à une limitation à ce droit d'accès, découlant de l'immunité des Etats étrangers, dès lors que cette limitation est consacrée par le droit international et ne va pas au-delà des règles généralement reconnues en matière d'immunité des Etats.

10. La Cour internationale de justice a jugé qu' « en l'état actuel du droit international coutumier, un État n'est pas privé de l'immunité pour la seule raison qu'il est accusé de violations graves du droit international des droits de l'homme ou du droit international des conflits armés », qu'il n'existe pas de conflit entre une « règle, ou des règles, de jus cogens et la règle de droit coutumier qui fait obligation à un Etat d'accorder l'immunité à un autre », que « à supposer [...] que les règles du droit des conflits armés qui interdisent de tuer des civils en territoire occupé ou de déporter des civils ou des prisonniers de guerre pour les astreindre au travail forcé soient des normes de jus cogens, ces règles n'entrent pas en conflit avec celles qui régissent l'immunité de l'État. Ces deux catégories de règles se rapportent en effet à des questions différentes. Celles qui régissent l'immunité de l'État sont de nature procédurale et se bornent à déterminer si les tribunaux d'un État sont fondés à exercer leur juridiction à l'égard d'un autre. Elles sont sans incidence sur la question de savoir si le comportement à l'égard duquel les actions ont été engagées était licite ou illicite [...] », qu'une « règle de jus cogens est une règle qui ne souffre aucune dérogation, mais les règles qui déterminent la portée et l'étendue de la juridiction, ainsi que les conditions dans lesquelles cette juridiction peut être exercée, ne dérogent pas aux règles de nature matérielle ayant valeur de jus cogens et il n'est rien d'intrinsèque à la notion de jus cogens qui imposerait de les modifier ou d'en écarter l'application » et que, « même en admettant que les actions intentées devant les juridictions italiennes mettaient en cause des violations de règles de jus cogens, l'application du droit international coutumier relatif à l'immunité des États ne s'en trouvait pas affectée » (CIJ, 3 février 2012, Immunités juridictionnelles de l'État, Allemagne c/ Italie ; Grèce (intervenant), C.I.J. Recueil 2012, p. 99).

11. La Cour de cassation a jugé « qu'à supposer que l'interdiction des actes de terrorisme puisse être mise au rang de norme de jus cogens du droit international, laquelle prime les autres règles du droit international et peut constituer une restriction légitime à l'immunité de juridiction, une telle restriction serait en l'espèce disproportionnée au regard du but poursuivi dès lors que la mise en cause de l'Etat étranger n'est pas fondée sur la commission des actes de terrorisme mais sur sa responsabilité morale » (1re Civ., 9 mars 2011, pourvoi n° 09-14.743, Bull. 2011, I, n° 49).

12. La cour d'appel a retenu à bon droit que les actes ayant donné lieu au litige entre M. [X] et la République islamique d'Iran, en ce qu'ils avaient consisté en un soutien financier apporté à un groupe terroriste ayant commis un attentat suicide dans lequel la fille de M. [X] avait trouvé la mort, ne relevaient pas d'actes de gestion de cet Etat.

13. Elle a relevé que l'immunité de juridiction de l'Etat iranien avait été écartée par le juge américain en application de la loi sur l'immunité de juridiction des Etats étrangers prévoyant une exception spécifique pour les actions en justice relatives aux dommages corporels ou décès résultant d'actes de terrorisme parrainés par un Etat étranger et permettant ainsi la recherche de la responsabilité civile de cet Etat.

14. Elle a exactement retenu qu'à supposer même que l'interdiction des actes de terrorisme puisse constituer une norme de jus cogens du droit international de nature à constituer une restriction légitime à l'immunité de juridiction, ce qui ne ressort pas de l'état actuel du droit international, les circonstances de l'espèce ne permettaient pas qu'il soit fait une exception à cette immunité, dès lors que la condamnation de l'Etat iranien au paiement des dommages-intérêts prononcée par la juridiction américaine ne reposait pas sur la démonstration de l'implication directe de la République islamique d'Iran et de ses agents dans l'attentat, mais seulement sur le fondement de la responsabilité civile que cet Etat devrait supporter au titre de l'aide ou des ressources matérielles apportées au groupe ayant revendiqué l'attentat.

15. Elle n'a pu qu'en déduire, sans dénaturation, que la République islamique d'Iran pouvait opposer son immunité de juridiction.

16. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le pourvoi incident qui n'est qu'éventuel, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : M. Ancel - Avocat général : M. Poirret (premier avocat général) - Avocat(s) : SCP Spinosi ; SCP Foussard et Froger -

Textes visés :

Article 509 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 9 mars 2011, pourvoi n° 09-14.743, Bull. 2011, I, n° 49 (rejet).

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