Numéro 6 - Juin 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 6 - Juin 2022

PREUVE

Soc., 29 juin 2022, n° 21-11.437, (B), FS

Cassation partielle

Règles générales – Moyen de preuve – Procédés de surveillance – Enquête – Enquête interne – Enquête à la suite de la dénonciation de faits – Dénonciation de faits de harcèlement moral ou sexuel – Validité – Détermination – Portée

Règles générales – Moyen de preuve – Preuve par tous moyens – Matière prud'homale

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Rennes, 11 décembre 2020), M. [D], engagé le 23 juillet 1990 en qualité de conseiller clientèle par le Crédit mutuel Arkéa (la société), occupant en dernier lieu le poste de directeur de caisse, a été mis à pied à titre conservatoire le 21 janvier 2015. Convoqué à un entretien préalable au licenciement s'étant tenu le 12 février 2015, il a sollicité la réunion du conseil de discipline qui a eu lieu le 10 mars 2015. Il a été licencié le 11 mars 2015 pour faute grave à raison de faits de harcèlement sexuel ainsi que de faits de harcèlement moral tenant à un management agressif.

2. Le salarié a saisi le 26 octobre 2015 la juridiction prud'homale aux fins de contester son licenciement.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses première et troisième branches

Enoncé du moyen

3. La société fait grief à l'arrêt de dire que le licenciement du salarié était dépourvu de cause réelle et sérieuse, de la condamner à lui payer des sommes à titre d'indemnité compensatrice de préavis, de congés payés afférents, d'indemnité conventionnelle de licenciement et à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, et d'ordonner le remboursement par la société à tout organisme financier intéressé des indemnités chômage versées au salarié dans la limite de six mois, alors :

« 1°/ qu'en matière prud'homale, la preuve est libre ; que l'enquête interne réalisée par l'employeur pour établir l'existence des faits de harcèlement sexuel et moral reprochés à un salarié n'est soumise à aucun formalisme et ne peut être écartée des débats comme déloyale au prétexte de prétendus dysfonctionnements dans son déroulement ; qu'en l'espèce, il était constant entre les parties qu'à la suite de la dénonciation par deux salariées du Crédit de faits de harcèlement moral et sexuel de la part de leur supérieur hiérarchique, la société exposante a mené une enquête interne et interrogé les salariés en relation directe avec ces faits, en l'occurrence, M. [D] et Mmes [W] et [K] et que, dans le cadre de cette enquête, le salarié licencié a admis la matérialité des faits fautifs ; que pour juger que le comportement fautif de M. [D] n'était pas caractérisé et écarter l'existence d'une faute grave de sa part, la cour d'appel a néanmoins estimé que l'enquête interne menée par l'exposante aurait été déloyale dès lors qu'elle s'était déroulée sans audition de l'ensemble des salariés témoins ou intéressés par les faits litigieux, que les salariées ayant dénoncé les faits ont été entendues ensemble, que le compte-rendu n'était pas signé et que la durée de « l'interrogatoire » de M. [D] n'était pas précisée, pas plus que les temps de repos ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à écarter cet élément de preuve pour déloyauté, la cour d'appel, qui a subordonné l'enquête interne à un formalisme que la loi n'exige pas, a violé les articles L. 1152-1, L. 1152-4, L. 1152-5, L. 1153-1, L. 1153-5, L. 1153-6, ensemble les articles L. 1234-1, L. 1234-9 et L. 1235-1 du code du travail ;

3°/ qu'en matière prud'homale, la preuve est libre ; que les faits de harcèlement moral et sexuel peuvent en conséquence être démontrés par l'employeur par tous moyens ; que les juges du fond ne peuvent accueillir ou rejeter les moyens dont ils sont saisis sans examiner tous les éléments de preuve qui leur sont fournis par les parties ; qu'en l'espèce, afin d'établir la matérialité des faits de harcèlement reprochés à M. [D], la société Crédit faisait valoir qu'à la suite de la révélation des faits litigieux, et parallèlement à l'enquête interne menée auprès des salariées ayant dénoncé les faits, des entretiens avaient été réalisés avec les autres collaborateurs de M. [D] ; qu'étaient ainsi versés aux débats les comptes rendus de ces entretiens, au cours desquels de nombreux salariés de l'entreprise avaient fait état des propos déplacés et des méthodes de management agressives de M. [D] ; que pour juger que le comportement fautif de M. [D] n'était pas caractérisé, la cour d'appel s'est bornée à considérer que l'enquête interne menée par l'exposante était déloyale en l'absence d'audition de l'ensemble des salariés témoins ou intéressés par les faits dénoncés et d'information ou de saisine du CHSCT ; qu'en statuant ainsi, sans s'expliquer sur les autres pièces versées aux débats par la société Crédit, dont il ressortait que d'autres salariés de l'entreprise avaient été entendus et témoignaient des faits de harcèlement moral et sexuel reprochés à M. [I]'h dans la lettre de licenciement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1152-1, L. 1152-4, L. 1152-5, L. 1153-1, L. 1153-5, L. 1153-6, ensemble les articles L. 1234-1, L. 1234-9 et L. 1235-1 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 1152-4, L.1152-5, L. 1153-5, ce dernier dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018, du code du travail et les articles L. 1153-6 et L. 1234-1 du même code :

4. D'une part, la règle probatoire, prévue par l'article L. 1154-1 du code du travail, n'est pas applicable lorsque survient un litige relatif à la mise en cause d'un salarié auquel sont reprochés des agissements de harcèlement sexuel ou moral.

5. En matière prud'homale, la preuve est libre.

6. D'autre part, selon l'article L. 1153-5 du code du travail, l'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d'y mettre fin et de les sanctionner.

Selon l'article L. 1152-4 du même code, l'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement moral.

7. Il résulte des textes susvisés et du principe de liberté de preuve en matière prud'homale qu'en cas de licenciement d'un salarié à raison de la commission de faits de harcèlement sexuel ou moral, le rapport de l'enquête interne, à laquelle recourt l'employeur, informé de possibles faits de harcèlement sexuel ou moral dénoncés par des salariés et tenu envers eux d'une obligation de sécurité lui imposant de prendre toutes dispositions nécessaires en vue d'y mettre fin et de sanctionner leur auteur, peut être produit par l'employeur pour justifier la faute imputée au salarié licencié. Il appartient aux juges du fond, dès lors qu'il n'a pas été mené par l'employeur d'investigations illicites, d'en apprécier la valeur probante, au regard le cas échéant des autres éléments de preuve produits par les parties.

8. Pour dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, l'arrêt constate que, selon le rapport de l'inspection générale en date du 26 janvier 2015, une salariée a décrit « des propos récurrents à connotation sexuelle » tels que des propos « graveleux et déplacés sur son physique, ses tenues vestimentaires ou celles de collègues, sur les seins de sa femme », qu'une autre salariée dénonce une pression quotidienne et des reproches permanents, M [D] lui ayant notamment « avoué être contre sa titularisation » lors de son entretien annuel d'appréciation en 2013 et qu'elle évoque également une réflexion du salarié sur son décolleté.

L'arrêt retient toutefois que la durée de l'interrogatoire de M. [D] n'est pas précisée, pas plus que le temps de repos, que seules les deux salariées qui se sont plaintes de son comportement ont été entendues, que cette audition a été commune, que l'ensemble de ces éléments et notamment le caractère déloyal de l'enquête à charge réalisée par l'inspection générale, sans audition de l'ensemble des salariés témoins ou intéressés par les faits dénoncés par les deux salariées, sans information ou saisine du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ne permet pas d'établir la matérialité des faits dénoncés et de présumer d'un harcèlement sexuel ou d'un harcèlement moral.

9. En statuant ainsi, par des motifs impropres à écarter des débats le rapport d'enquête interne dont elle constatait qu'il faisait état de faits de nature à caractériser un harcèlement sexuel ou un harcèlement moral de la part du salarié licencié, sans examiner les autres éléments de preuve produits par l'employeur qui se prévalait dans ses conclusions des comptes-rendus des entretiens avec les salariés entendus dans le cadre de l'enquête interne ainsi que d'attestations de salariés, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la deuxième branche du moyen, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute M. [D] de sa demande de dommages-intérêts au titre du préjudice moral, l'arrêt rendu le 11 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Rennes ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Angers.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Ott - Avocat général : M. Gambert - Avocat(s) : SCP Célice, Texidor, Périer ; SCP Thouvenin, Coudray et Grévy -

Textes visés :

Articles L. 1234-1, L. 1152-4, L. 1152-5, L. 1153-6 et L. 1153-5, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018, du code du travail ; principe de la liberté de la preuve en matière prud'homale.

Rapprochement(s) :

Sur l'enquête interne effectuée par l'employeur à la suite de la dénonciation de faits de harcèlement moral ou sexuel, à rapprocher : Soc., 17 mars 2021, pourvoi n° 18-25.597, Bull., (cassation). Sur l'exclusion de l'application des dispositions de l'article L. 1154-1 du code du travail lorsque survient un litige relatif à la mise en cause d'un salarié auquel sont reprochés des agissements de harcèlement moral ou sexuel, dans le même sens que : Soc., 7 février 2012, pourvoi n° 10-17.393, Bull. 2012, V, n° 56 (rejet). Sur le principe qu'en matière prud'homale la preuve est libre, dans le même sens que : Soc., 27 mars 2001, pourvoi n° 98-44.666, Bull. 2001, V, n° 108 (1) (rejet) ; Soc., 23 octobre 2013, pourvoi n° 12-22.342, Bull. 2013, V, n° 245 (cassation).

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