Numéro 6 - Juin 2021

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 6 - Juin 2021

MESURES D'INSTRUCTION

2e Civ., 10 juin 2021, n° 20-11.987, (P)

Cassation partielle

Sauvegarde de la preuve avant tout procès – Décision – Cour d'appel – Contrôle de proportionnalité des intérêts antinomiques en présence – Nécessité

Selon l'article 145 du code de procédure civile, constituent des mesures légalement admissibles des mesures d'instruction circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l'objectif poursuivi. Il incombe, dès lors, au juge de vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l'exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.

Sauvegarde de la preuve avant tout procès – Motif légitime – Secret des affaires – Condition

Si le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du code de procédure civile, c'est à la condition que le juge constate que les mesures qu'il ordonne procèdent d'un motif légitime, sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées, et ne portent pas une atteinte disproportionnée aux droits de l'autre partie au regard de l'objectif poursuivi.

Sauvegarde de la preuve avant tout procès – Mesure admissible – Protection des droits du demandeur

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 3 décembre 2019), se plaignant de faits de concurrence déloyale et de dénigrement sur internet, la société Neovia a saisi le président d'un tribunal de commerce de sept requêtes identiques sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile à fin de voir ordonner des mesures d'instruction au siège social de plusieurs sociétés, dont ceux des sociétés Thébaide et [Personne physico-morale 1] situés à [Localité 1].

2. Ces requêtes ont été accueillies par deux ordonnances du 28 septembre 2018 qui ont constitué l'huissier de justice séquestre des documents appréhendés et ont prévu qu'il ne pourra être mis fin au séquestre que par une décision de justice contradictoire l'autorisant à remettre les documents saisis.

Les mesures d'instruction ont été exécutées le 8 octobre 2018.

3. Les sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1] ont saisi un juge des référés d'une exception d'incompétence territoriale du juge des requêtes au profit de celui du tribunal de commerce de Reims et d'une demande en rétractation de l'ordonnance sur requête, demandes qui ont été rejetées par une ordonnance du 20 février 2019.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche, et sur le second moyen, pris en sa première branche, ci-après annexés

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

5. Les sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1] font grief à l'arrêt de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a dit mal fondée l'exception d'incompétence ratione loci, alors « que la faculté n'est ouverte au demandeur de saisir à son choix la juridiction du lieu où demeure l'un des défendeurs, qu'en présence d'une procédure unique mettant en cause plusieurs défendeurs dès son introduction ; qu'elle est en revanche exclue dans les procédures ne réunissant plusieurs défendeurs que par l'effet d'une jonction qui ne créé pas un procédure unique ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a rejeté l'exception d'incompétence du tribunal de commerce de Lyon présentée par les sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1], elles-mêmes domiciliées à Reims, au motif que : « la société Neovia a saisi le président du tribunal de commerce de Lyon de requêtes identiques, assimilables à une requête unique, visant sept sociétés auxquelles il est imputé des actes présumés de concurrence déloyale, accomplis de concert et parmi lesquelles les sociétés Origami and Co et Trajectoire ont leur siège social dans le ressort de ce tribunal » ; qu'en se déterminant ainsi, lorsque l'existence de requêtes distinctes à l'égard des différentes défenderesses faisait obstacle à la prorogation de compétence du tribunal situé dans le ressort du domicile de l'une d'entre elles, la cour d'appel a violé l'article 42, 2e alinéa, du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

6. Il résulte des articles 42, 145 et 493 du code de procédure civile qu'un juge des requêtes est compétent pour ordonner des mesures d'instruction lorsqu'il est saisi de requêtes identiques concernant plusieurs personnes ou sociétés dont certaines sont domiciliées hors de son ressort, dès lors que l'une d'entre elles au moins est domiciliée dans son ressort, que les mesures sollicitées tendent à conserver ou établir la preuve de faits similaires dont pourrait dépendre la solution d'un même litige et que la juridiction à laquelle il appartient est susceptible de connaître de l'éventuelle instance au fond.

7. Ayant constaté que la société Neovia avait saisi le président du tribunal de commerce de Lyon de requêtes identiques, assimilables à une requête unique, visant huit sociétés, auxquelles il était imputé des actes présumés de concurrence déloyale, accomplis de concert, et parmi lesquelles deux sociétés avaient leur siège social dans le ressort du tribunal, la cour d'appel en a exactement déduit que le président du tribunal de commerce de Lyon était territorialement compétent.

8. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Mais sur le second moyen, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

9. Les sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1] font grief à l'arrêt de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté les demandes de rétractation totale comme partielle des ordonnances du 28 septembre 2018 et de confirmer ces ordonnances en toutes leurs dispositions, alors « qu'il appartient au juge saisi d'une demande de rétractation d'une mesure d'instruction in futurum de rechercher si elle a été limitée aux investigations strictement nécessaires à la preuve des faits litigieux, de manière à ne pas porter une atteinte illégitime aux droits du défendeur, notamment au secret des affaires ; qu'en l'espèce, la cour d'appel s'est abstenue de rechercher, comme elle y était invitée, si la copie de tous documents contenant notamment les mots-clés particulièrement généraux « Salarié », « Linkedin », « SVP », « Google », « Logiciel », outre les prénoms des dirigeants « [Y] » et « [J] », n'était pas disproportionnée aux faits allégués, en ce qu'elle offrait un accès illimité à l'ensemble des dossiers clients des sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1] ainsi qu'à tous les mails contenant la signature électronique de la société « [Personne physico-morale 1] »; qu'en se déterminant ainsi, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 145 du code de procédure civile, ensemble l'article L. 151-1 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 145 du code de procédure civile :

10. Selon ce texte, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir, avant tout procès, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées, à la demande de tout intéressé.

11. Constituent des mesures légalement admissibles des mesures d'instruction circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l'objectif poursuivi. Il incombe, dès lors, au juge de vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l'exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.

12. Pour confirmer les ordonnances du 20 février 2019 ayant rejeté la demande de rétractation partielle des ordonnances du 28 septembre 2018, l'arrêt retient que les ordonnances ne ciblent pas des documents couverts par un secret d'ordre professionnel et qu'eu égard aux faits de la cause et aux preuves que la société Neovia entend établir ou conserver, les mesures ordonnées apparaissent nécessaires et proportionnées à la protection des intérêts de la partie requérante.

13. Il retient, ensuite, par motifs adoptés, que l'ordonnance sur requête ne cible ni des documents personnels, ni des documents couverts par un secret d'ordre professionnel ou médical et s'en tient à des mots-clés pour découvrir l'identité des auteurs des messages dénigrants, l'écosystème concurrentiel quant aux liens pouvant unir les différentes sociétés cibles, ces dernières niant toute osmose, la recherche d'une utilisation frauduleuse des logiciels développés par la société Néovia, voire, par acronymie, donnée auxdits logiciels, et la preuve de débauchage de salariés de la société Néovia, y compris par l'utilisation des prénoms desdits salariés.

14. Il ajoute, enfin, que l'ordonnance présidentielle du 20 septembre 2019 cible de façon précise une recherche volontairement limitée aux fichiers, documents et correspondances, tous en rapport avec les faits litigieux et que ladite ordonnance ne se rapporte qu'à des mots-clés précisément énumérés et en rapport avec l'activité de concurrence déloyale dénoncée.

15. L'arrêt en déduit que les mesures ordonnées dans l'ordonnance du 28 septembre 2018 sont circonscrites dans leur objet et donc légalement admissibles.

16. En se déterminant ainsi, sans faire ressortir précisément, comme elle y était invitée, que les mots-clefs visant exclusivement des termes génériques (Google, accord, entente, salarié, avis, Linkedin) et les prénoms, noms et appellations des personnes contre lesquelles les mesures d'instruction avaient été sollicitées, étaient suffisamment circonscrits dans le temps et dans leur objet et que l'atteinte portée au secret des affaires était limitée aux nécessités de la recherche des preuves en lien avec le litige et n'était pas disproportionnée au regard du but poursuivi, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Et sur le second moyen, pris en sa troisième branche

Enoncé du moyen

17. Les sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1] font grief à l'arrêt de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté les demandes de rétractation totale comme partielle des ordonnances du 28 septembre 2018 et de confirmer ces ordonnances en toutes leurs dispositions, alors « que les sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1] sollicitaient encore la rétractation partielle des ordonnances sur requête litigieuses en ce qu'elles avaient notamment autorisé la copie de l'ensemble des études de droits à la retraite réalisées par les sociétés Thébaide et [Personne physico-morale 1], soit le coeur de leur production commerciale, nécessairement couvert par le secret des affaires ; qu'en s'abstenant pourtant de rechercher concrètement, comme elle y était invitée, si une mesure d'instruction aussi générale n'était pas disproportionnée aux nécessités de la preuve des faits allégués, la cour d'appel a, de plus fort, privé sa décision de base légale au regard de l'article 145 du code de procédure civile, ensemble l'article L.151-1 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 145 du code de procédure civile :

18. Si le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du code de procédure civile, c'est à la condition que le juge constate que les mesures qu'il ordonne procèdent d'un motif légitime, sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées, et ne portent pas une atteinte disproportionnée aux droits de l'autre partie au regard de l'objectif poursuivi.

19. Pour confirmer les ordonnances du 20 février 2019 ayant rejeté la demande de rétractation des ordonnances du 28 septembre 2018, l'arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que ces ordonnances ne ciblent pas des documents couverts par un secret d'ordre professionnel et qu'eu égard aux faits de la cause et aux preuves que la société Neovia entend établir ou conserver, les mesures ordonnées apparaissent nécessaires et proportionnées à la protection des intérêts de la partie requérante.

20. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si les mesures d'instruction demandées étaient nécessaires à la détermination de la preuve des faits allégués et ne portaient pas une atteinte disproportionnée au secret des affaires des sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1] au regard de l'objectif poursuivi, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

Portée et conséquences de la cassation

21. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation des dispositions de l'arrêt déboutant les sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1] de leur demande de rétractation et confirmant l'ordonnance du 20 février 2019, entraîne la cassation, par voie de conséquence, du chef de dispositif relatif au rejet de la demande de non-divulgation des pièces séquestrées, au rejet des autres demandes et à la condamnation des sociétés Thebaide et [Personne physico-morale 1] solidairement aux dépens et à payer à la société Neovia la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il reçoit l'exception d'incompétence ratione loci et la déclare mal fondée, l'arrêt rendu le 3 décembre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;

Remet, sur les autres points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon, autrement composée.

- Président : M. Pireyre - Rapporteur : Mme Jollec - Avocat général : M. Aparisi - Avocat(s) : SCP Thouin-Palat et Boucard ; SCP Alain Bénabent -

Textes visés :

Article 145 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 5 avril 2012, pourvoi n° 11-14.177, Bull. 2012, I, n° 85 (cassation) ; 1re Civ., 22 juin 2017, pourvoi n° 15-27.845, Bull. 2017, I, n° 150 (cassation). Com., 5 juin 2019, pourvoi n° 17-22.192, Bull. 2019, (cassation partielle) ; 2e Civ., 7 janvier 1999, pourvoi n° 95-21.934, Bull. 1999, II, n° 4 (rejet).

2e Civ., 10 juin 2021, n° 20-13.803, (P)

Cassation

Sauvegarde de la preuve avant tout procès – Ordonnance sur requête – Mesure prise non contradictoirement – Justification – Cas – Risque de dissimulation des preuves recherchées – Application

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 5 décembre 2019), la Société de gestion des garanties et de participations (la SGGP), soupçonnant un comportement frauduleux de la part de M. [E] et de Mme [H], son épouse (M. et Mme [E]) afin d'organiser leur insolvabilité, a saisi le président d'un tribunal de grande instance d'une requête tendant à voir désigner un huissier de justice, assisté d'un technicien informatique, avec pour mission d'exécuter un mesure d'investigation.

2. Par ordonnance du 28 juillet 2017, le juge a accueilli cette demande.

3. M et Mme [E], la société Financière et foncière des victoires et M. [L], gérant de la SCI Maunoury Invest 2012, intervenant volontaire, ont sollicité la rétractation de l'ordonnance rendue sur requête.

Examen du moyen

Sur le moyen pris en ses première et troisième branches

Enoncé du moyen

4. La SGGP fait grief à l'arrêt de rétracter l'ordonnance en date du 28 juillet 2017, de dire n'y avoir lieu à ordonner la mesure d'investigation qu'elle sollicitait et de rejeter toute autre demande de sa part, alors :

« 1°/ que la nécessité de ménager un effet de surprise et d'éviter la dissimulation ou la destruction d'éléments de preuve constitue un motif justifiant qu'une mesure d'instruction soit ordonnée de manière non-contradictoire ; qu'en l'espèce, pour infirmer l'ordonnance de référé du 22 février 2019 et rétracter l'ordonnance rendue le 28 juillet 2017 par le délégué du président du tribunal de grande instance de Paris sur requête de la SGGP, autorisant un huissier à procéder à un constat informatique au domicile des époux [E] ainsi qu'aux sièges sociaux de la société Financière et foncière des victoires, dont M. [E] est le gérant, et de la SCI Maunoury Invest 2012, dont M. [L] est le gérant, la cour d'appel a retenu que la SGGP exposait dans sa requête envisager d'agir en justice à l'encontre des époux [E] en résolution du protocole d'accord conclu le 7 avril 2009, ainsi qu'à l'encontre de ceux-ci et de certaines personnes morales et physiques dans le cadre d'une action paulienne sur le fondement de l'ancien article 1167 du code civil et du principe « fraus omnia corrumpit », qu'elle décrivait des montages financiers destinés, selon elle, à dissimuler les actifs des époux [E] et des opérations démontrant une confusion des patrimoines de la société Financière et foncière des victoires et des époux [E], et expliquait qu'il était nécessaire qu'elle obtienne des informations sur les liens existant entre la SCI Saint Denis Basilique, le bien immobilier de [Adresse 6] et les membres de la famille [E], les mouvements sur les comptes bancaires de la FFDV, les liens entre la FFDV et diverses sociétés en participation ; que la cour d'appel a estimé que les « considérations d'ordre général » évoquées en page 31 de la requête sur la possible disparition des preuves détenues sur des supports informatiques ne répondaient pas « à l'exigence de caractérisation, in concreto, des circonstances particulières au cas d'espèce, justifiant qu'il soit dérogé au principe de la contradiction », et que le juge ayant autorisé les investigations n'avait pas relevé de circonstances particulières justifiant qu'il soit dérogé au principe du contradictoire, pour en déduire l'absence de circonstances précises imposant à la SGGP de solliciter une mesure d'instruction in futurum sans appeler les parties adverses en la cause ; qu'en statuant de la sorte, quand la requête déposée par la SGGP, qui visait formellement le risque de dépérissement des preuves et la nécessité de ménager un effet de surprise, était motivée par renvoi à des faits dont il était soutenu qu'ils caractérisaient une fraude paulienne et l'organisation par les époux [E] de leur insolvabilité, ce qui justifiait le recours à une procédure non contradictoire, la cour d'appel a violé les articles 145, 493 et 812 du code de procédure civile, ensemble l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

3°/ que pour infirmer l'ordonnance de référé du 22 février 2019 et rétracter l'ordonnance sur requête rendue le 28 juillet 2017 par le délégué du président du tribunal de grande instance de Paris, la cour d'appel a également retenu que les informations que la SGGP estimait nécessaires à une action future, listées en page 24 de sa requête, à savoir les participations et liens capitalistiques de la société FFDV, le patrimoine et les opérations immobilières, ainsi que mobilières (achat d'un bateau) réalisées par les [E] et la société Financière et foncière des victoires, les divers lieux de résidence et les relations d'affaires de M. [E] pouvaient être recueillies ? et l'avaient au demeurant déjà été pour certaines d'entre elles ? auprès de sources légales, telles que les greffes des tribunaux de commerce, y compris à l'étranger, les rapports des commissaires aux comptes, les procès-verbaux des assemblées générales des sociétés possédant des actifs immobiliers, les services de la publicité foncière ; qu'en statuant de la sorte, quand le succès des actions qu'envisageait d'engager la SGPP contre les défendeurs supposait que soit rapportée la preuve de l'existence de conventions de prête-nom, de mouvements bancaires entre les époux [E] et les autres participants à la fraude alléguée, ainsi que la confusion des patrimoines des époux [E] avec les sociétés et intervenants en cause, et enfin, s'agissant de l'action paulienne envisagée par la SGGP, de l'intention frauduleuse ayant animé les époux [E], éléments qui ne pouvaient résulter de la seule consultation des documents énumérés par l'arrêt attaqué, la cour d'appel a méconnu l'article 145 du code de procédure civile, ensemble les articles 493 et 812 du même code. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 145 et 493 du code de procédure civile :

5. Selon le premier de ces textes, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.

Aux termes du second, l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse.

6. Pour infirmer l'ordonnance rendue par le président du tribunal de grande instance de Paris le 22 février 2019, l'arrêt retient que faute de circonstances précises imposant à la société SGGP, qui pouvait ou avait déjà recueilli certains documents relatifs aux liens capitalistiques de la société Financière et foncière des victoires, au patrimoine et aux opérations immobilières et mobilières réalisées par les époux [E] et à leurs relations d'affaire auprès de sources légales, telles que les greffes des tribunaux de commerce, les rapports des commissaires aux comptes, les procès-verbaux des assemblées générales des sociétés possédant des actifs immobiliers et les services de la publicité foncière, de solliciter une mesure d'instruction in futurum sans appeler les parties adverses en la cause, l'ordonnance sur requête rendue le 28 juillet 2017 devait être rétractée.

7. En statuant ainsi, alors que la société SGGP avait exposé de façon détaillée dans sa requête un contexte laissant craindre une intention frauduleuse de la part M. et Mme [E] afin d'organiser leur insolvabilité en fraude aux droits de leurs créancier, qui ne pouvait ressortir des seuls éléments déjà recueillis auprès de sources légales, et que le risque de dissimulation des preuves recherchées et la nécessité de ménager un effet de surprise étaient motivés par référence à ce contexte, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 5 décembre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

- Président : M. Pireyre - Rapporteur : Mme Bohnert - Avocat général : M. Aparisi - Avocat(s) : SCP Célice, Texidor, Périer ; SCP Waquet, Farge et Hazan ; SCP Buk Lament-Robillot -

Textes visés :

Article 145 et 493 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

2e Civ., 19 mars 2015, pourvoi n° 14-14.389, Bull. 2015, II, n° 68 (rejet), et l'arrêt cité.

1re Civ., 23 juin 2021, n° 19-13.350, (B)

Rejet

Sauvegarde de la preuve avant tout procès – Ordonnance sur requête – Requête – Juge territorialement compétent – Détermination – Clause attributive de compétence territoriale – Absence d'influence

Il résulte des articles 42, 46, 145 et 493 du code de procédure civile que le juge territorialement compétent pour statuer sur une requête fondée sur le troisième de ces textes est le président du tribunal susceptible de connaître de l'instance au fond ou celui du tribunal dans le ressort duquel les mesures d'instruction sollicitées doivent, même partiellement, être exécutées, sans que la partie requérante, puisse, le cas échéant, se prévaloir d'une clause compromissoire.

En présence d'une telle clause, le tribunal étatique susceptible de connaître de l'instance au fond est celui auquel le différend serait soumis si les parties, comme elles en ont la faculté, ne se prévalaient pas de la convention d'arbitrage.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 10 janvier 2019), le 31 décembre 2017, la société Valma distribution, qui exploitait un fonds de commerce de supermarché à [Localité 1] sous l'enseigne Système U, ainsi que trois autres sociétés présidées par M. [N], les sociétés Stadis, C 3 B et Dives distribution (le groupe [N]), ont rejoint le groupe Casino.

2. Alléguant que le groupe [N] était susceptible de manquer aux engagements souscrits à leur égard, les sociétés coopératives Système U Nord-Ouest et U enseigne (les coopératives) ont obtenu, sur requête, une ordonnance du président du tribunal de commerce de Paris désignant un huissier de justice avec mission de se rendre au siège social des parties adverses afin de rechercher et prendre copie des documents utiles à l'établissement des faits dénoncés dans la requête.

Les mesures ont été exécutées et les éléments appréhendés ont été placés sous séquestre.

3. Les sociétés du groupe [N] ont assigné les coopératives en référé- rétractation de l'ordonnance devant le président du tribunal de commerce de Paris.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

4. Les coopératives font grief à l'arrêt de rétracter l'ordonnance rendue sur requête et, en conséquence, d'ordonner la restitution immédiate aux sociétés du groupe [N] de l'ensemble des documents saisis en exécution de cette ordonnance, alors :

« 1°/ que le juge territorialement compétent pour statuer sur une requête fondée sur l'article 493 du code de procédure civile est le président du tribunal dans le ressort duquel l'instance au fond doit être examinée ou les mesures d'instruction in futurum sollicitées doivent, même partiellement, être exécutées ; qu'en présence d'une clause compromissoire, le juge territorialement compétent est soit celui dans le ressort duquel le tribunal arbitral est appelé à siéger, soit celui dans le ressort duquel les mesures d'instruction ont vocation à être exécutées, même partiellement ; qu'en retenant que le juge territorialement compétent pour ordonner les mesures sollicitées devait être le président de la juridiction appelée à connaître de l'éventuelle instance au fond, pour juger incompétent pour ordonner des mesures d'instruction in futurum le président de la juridiction consulaire parisienne, dans le ressort de laquelle devait pourtant siéger le tribunal arbitral ayant vocation à connaître de l'instance au fond, la cour d'appel a violé les articles 145, 493, 874 et 875 du code de procédure civile ;

2°/ que, subsidiairement, que selon le principe compétence-compétence, il appartient à l'arbitre de statuer, par priorité, sur sa propre compétence, sauf nullité ou inapplicabilité manifeste de la clause d'arbitrage ; qu'en retenant que le tribunal de commerce de Paris n'était pas compétent pour connaître de l'instance au fond, lorsque le tribunal arbitral, qui n'avait pas été encore saisi, ne s'était pas encore lui-même reconnu compétent pour connaître du litige, la cour d'appel a excédé ses pouvoirs, en violation du principe selon lequel il appartient à l'arbitre de statuer, par priorité, sur sa propre compétence et de l'article 1448 du code de procédure civile ;

3°/ que, subsidiairement, selon le principe compétence-compétence, il appartient à l'arbitre de statuer, par priorité, sur sa propre compétence, sauf nullité ou inapplicabilité manifeste de la clause d'arbitrage ; qu'en retenant que le tribunal de commerce de Paris n'était pas compétent pour connaître de l'instance au fond en présence d'une clause compromissoire, sans constater que cette dernière n'était ni manifestement nulle, ni manifestement inapplicable, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard du principe selon lequel il appartient à l'arbitre de statuer, par priorité, sur sa propre compétence et de l'article 1448 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

5. Aux termes de l'article 1449 du code de procédure civile, l'existence d'une convention d'arbitrage ne fait pas obstacle, tant que le tribunal arbitral n'est pas constitué, à ce qu'une partie saisisse une juridiction de l'Etat aux fins d'obtenir une mesure d'instruction ou une mesure provisoire ou conservatoire. Sous réserve des dispositions régissant les saisies conservatoires et les sûretés judiciaires, la demande est portée devant le président du tribunal judiciaire ou de commerce, qui statue sur les mesures d'instruction dans les conditions prévues à l'article 145 et, en cas d'urgence, sur les mesures provisoires ou conservatoires sollicitées par les parties à la convention d'arbitrage.

6. Il résulte des articles 42, 46, 145 et 493 du code de procédure civile que le juge territorialement compétent pour statuer sur une requête fondée sur le troisième de ces textes est le président du tribunal susceptible de connaître de l'instance au fond ou celui du tribunal dans le ressort duquel les mesures d'instruction sollicitées doivent, même partiellement, être exécutées (2e Civ., 18 novembre 1992, pourvoi n° 91-16447, Bull. 1992, II, n° 266 ; 2e Civ., 15 octobre 2015, pourvois n° 14-17.564 et 14-25.654, Bull. 2015, II, n° 233), sans que la partie requérante puisse se prévaloir d'une clause compromissoire.

7. En présence d'une telle clause, le tribunal étatique susceptible de connaître de l'instance au fond est celui auquel le différend serait soumis si les parties, comme elles en ont la faculté, ne se prévalaient pas de la convention d'arbitrage.

8. Ayant relevé que les quatre sociétés défenderesses au litige potentiel étaient domiciliées à [Localité 1] (Calvados) et qu'aucune mesure d'instruction ne devait être effectuée dans le ressort de la juridiction parisienne, c'est à bon droit que la cour d'appel, qui n'a pas statué sur la compétence du tribunal arbitral, a jugé que le président du tribunal de commerce de Paris n'était pas territorialement compétent pour ordonner les mesures demandées, peu important que le siège du tribunal arbitral ait été fixé à Paris, avec comme juge d'appui le président de ce tribunal de commerce.

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Guihal - Avocat général : Mme Marilly - Avocat(s) : SCP Delvolvé et Trichet ; SCP Waquet, Farge et Hazan -

Textes visés :

Articles 42, 46, 145, 493, 1449 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

2e Civ., 15 octobre 2015, pourvoi n° 14-17.564, Bull. 2015, II, n° 233 (irrecevabilité et cassation), et les arrêts cités ; Com., 16 février 2016, pourvoi n° 14-25.340, Bull. 2016, IV, n° 31 (rejet), et l'arrêt cité.

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