Numéro 6 - Juin 2019

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 6 - Juin 2019

FILIATION

1re Civ., 13 juin 2019, n° 18-19.100, (P)

Rejet

Filiation adoptive – Procédure – Voies de recours – Tierce opposition – Conditions – Dol ou fraude imputable aux adoptants – Caractérisation – Effets – Rétractation du jugement d'adoption et annulation de l'adoption – Contrôle de conventionnalité – Proportionnalité – Appréciation concrète

Ne porte atteinte ni au droit au respect de la vie privée et familiale de deux personnes adoptées, garanti par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni au droit au respect de leurs biens, garanti par l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention, la décision de rétractation d'un jugement d'adoption simple et d'annulation de l'adoption, qui relève que l'adoptant a sciemment dissimulé des informations essentielles à la juridiction saisie de la demande d'adoption pour détourner la procédure à des fins successorales et consacrer une relation amoureuse, que les adoptées, qui étaient âgées de 22 ans lorsqu'elles ont fait la connaissance de l'adoptant, n'ont pas été éduquées ou élevées par lui, ont été accueillies au domicile conjugal dans des conditions très particulières, pendant le temps du mariage et sans l'accord de son épouse, et que l'adoption a été annulée neuf ans après son prononcé mais trois ans seulement après le décès de l'adoptant, date à laquelle les enfants issus de son mariage en ont eu connaissance.

Reçoit Mme Z... I... en son intervention volontaire en qualité de curatrice à la personne de M. P... I... ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 2 mai 2018), que X... I... est décédé le [...], laissant pour lui succéder, d'une part, ses deux enfants, M. P... I... et Mme Z... I... (les consorts I...), nés de son union avec Mme L..., dont il était divorcé depuis le 1er mars 2004, d'autre part, Mmes O... et N... I...-W..., soeurs jumelles nées le [...] à La Havane (Cuba), qu'il avait adoptées par jugement du 26 avril 2007 ; que, le 3 avril 2015, Mmes I...-W... ont assigné les consorts I... en partage judiciaire de la succession ; que, le 7 septembre 2015, ces derniers ont formé tierce opposition au jugement d'adoption ;

Sur le premier moyen :

Attendu que Mmes I...-W... font grief à l'arrêt de déclarer recevable la tierce opposition formée par les consorts I... alors, selon le moyen :

1°/ que le motif hypothétique équivaut au défaut de motifs ; qu'en se fondant, pour dire que le tribunal appelé à statuer sur la requête en adoption n'avait pas posé à l'adoptant la question de l'éventuelle présence de descendants ainsi que le soutenaient les adoptées sans toutefois pouvoir s'en justifier au moyen du dossier de procédure ayant donné lieu au jugement d'adoption, celui-ci ayant été détruit selon les constatations de l'arrêt, sur la circonstance que s'il l'avait fait, il n'aurait pas pu se satisfaire de la réponse que celles-ci prêtent à ce dernier, la cour d'appel a statué par un motif hypothétique et violé ainsi l'article 455 du code de procédure civile ;

2°/ que la charge de la preuve d'un dol ou d'une fraude imputable à l'adoptant, sans laquelle la tierce opposition au jugement d'adoption n'est pas recevable, incombe au tiers opposant ; qu'en retenant qu'il appartenait aux adoptées d'établir que l'adoptant avait informé le tribunal de l'existence de ses enfants biologiques, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve et violé ainsi l'article 1315, devenu 1353, du code civil, ensemble l'article 353-2 du même code ;

3°/ que la recevabilité de la tierce opposition au jugement d'adoption ne se confond pas avec le bien fondé de la demande d'adoption ; qu'en retenant que l'omission de la présence d'enfants légitimes dans la requête aux fins d'adoption était constitutive d'une réticence dolosive rendant recevable la tierce opposition dès lors qu'elle « ne doit rien au hasard, mais participe, au contraire, de la volonté d'un père de déposséder, autant que la loi le lui permet, ses enfants biologiques avec lesquels il était en conflit », la cour d'appel, qui s'est ainsi fondée, pour apprécier la recevabilité de la tierce opposition, sur le but prétendument poursuivi par l'adoptant, qu'elle jugeait non conforme à la finalité de l'adoption, et donc sur une considération pourtant seulement de nature à exclure le bien-fondé de la demande d'adoption, a violé l'article 353-2 du code civil ;

Mais attendu qu'il résulte de l'article 353-2 du code civil, applicable à l'adoption plénière comme à l'adoption simple, que la tierce opposition à l'encontre d'un jugement d'adoption est recevable en cas de dol ou de fraude imputable aux adoptants ;

Et attendu que la cour d'appel, qui a relevé que la requête en adoption de X... I... ne mentionnait pas l'existence des consorts I..., a estimé que l'adoptant avait ainsi sciemment omis d'informer le tribunal de la présence d'enfants nés de son mariage, héritiers réservataires, avec lesquels il était en conflit ouvert, notamment dans la procédure en révocation de donations pour ingratitude qui l'opposait à eux ; qu'elle en a souverainement déduit, sans confondre recevabilité et bien-fondé de la tierce opposition, que ces faits caractérisaient une omission et une réticence constitutives d'une fraude rendant recevable la tierce opposition, dès lors que ces circonstances étaient de nature à influer de façon déterminante sur la décision à intervenir ; que le moyen qui, en ses deux premières branches, critique des motifs surabondants de l'arrêt, n'est pas fondé pour le surplus ;

Sur le deuxième moyen :

Attendu que Mmes I...-W... font grief à l'arrêt de recevoir la tierce opposition formée par les consorts I..., de dire en conséquence que le jugement d'adoption est rétracté, que l'adoption est annulée et que le nom patronymique I... ne sera plus adjoint au nom des adoptées, qui s'appelleront désormais N... W... et O... W... alors, selon le moyen :

1°/ que dans le cas où l'adoptant a des descendants, le tribunal vérifie si l'adoption n'est pas de nature à compromettre la vie familiale ; qu'en retenant que l'adoption, qui avait été sollicitée par requête du 4 novembre 2005, était de nature à compromettre la vie familiale tout en constatant que le cercle familial était déjà « profondément divisé et désuni » depuis plusieurs années au moment où la requête aux fins d'adoption avait été déposée, prétexte pris que la vie familiale n'aurait alors pas été « définitivement » compromise, la cour d'appel a violé l'article 353, alinéa 3, du code civil ;

2°/ que l'adoption ne peut être jugée comme ayant des fins essentiellement successorales qu'au regard de l'objectif poursuivi par l'adoptant, et non en considération des conséquences légales de l'adoption sur le plan successoral ; qu'en se fondant, pour dire que l'adoption des soeurs W... avait des fins successorales, sur la circonstance que « le jugement d'adoption a eu pour conséquence de défavoriser les enfants légitimes dans leur part héréditaire au profit des adoptées, celles-ci devenant ipso facto héritières réservataires de l'adoptant », la cour d'appel qui s'est ainsi fondée, pour juger que l'adoption constituait un détournement de l'institution, sur les conséquences que celle-ci produisait sur le plan successoral et non sur le but poursuivi par l'adoptant, a violé les articles 353 et 361 du code civil ;

3°/ que lorsque le candidat à l'adoption entend adopter plusieurs personnes, le tribunal doit rechercher si les conditions de l'adoption sont remplies à l'égard de chacune d'elle ; qu'en jugeant que les prétendues relations amoureuses entretenues entre l'adoptant et O... W... constituaient un obstacle à l'adoption de celle-ci, mais également à celle de sa soeur, la cour d'appel, qui a ainsi refusé l'adoption de cette dernière en considération d'un obstacle qui ne concernait pourtant que sa soeur, a violé les articles 353 et 361 du code civil ;

Mais attendu qu'après avoir exactement rappelé que la finalité de l'adoption réside dans la création d'un lien de filiation et que son utilisation à des fins étrangères à celle-ci constitue un détournement de l'institution, la cour d'appel a relevé que X... I... n'avait ni élevé ni éduqué les adoptées, dont il avait fait la connaissance lorsqu'elles avaient 22 ans, qu'il entretenait une liaison avec Mme O... W... et que le but poursuivi était de nature successorale et fiscale, l'adoption ayant pour objet de réduire les droits des enfants de l'adoptant issus de son mariage, tout en faisant des adoptées ses héritières réservataires ; qu'elle en a souverainement déduit que, l'institution ayant été détournée de son but, la décision devait être rétractée ; que le moyen qui, en sa première branche, critique des motifs surabondants, n'est pas fondé pour le surplus ;

Sur le troisième moyen :

Attendu que Mmes I...-W... font le même grief à l'arrêt alors, selon le moyen :

1°/ que la rétractation d'un jugement d'adoption ne doit pas constituer une ingérence injustifiée dans l'exercice du droit au respect dû à la vie familiale de l'adopté ; qu'en retenant que la rétractation du jugement d'adoption ne portait pas atteinte au droit au respect de la vie familiale des adoptées prétexte pris que les tiers opposants à ce jugement soutenaient n'avoir eu connaissance de celui-ci qu'après le décès de leur père survenu le [...], tout en constatant que le tribunal avait procédé à l'annulation de l'adoption le 9 septembre 2016, soit neuf ans après le jugement l'ayant prononcée et trois ans après le décès de l'adoptant, la cour d'appel, qui a porté au droit des adoptées à une vie familiale normale une atteinte disproportionnée par rapport aux intérêts successoraux dont se prévalaient les enfants biologiques, a violé l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

2°/ que la rétractation d'un jugement d'adoption ne doit pas porter une atteinte excessive au droit au respect des biens de l'adopté ; qu'en retenant que la rétractation de l'adoption ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens des adoptées, sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si les enfants biologiques de l'adoptant n'avaient pas sollicité cette rétractation dans le seul but, illégitime, de déshériter les adoptées, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1 du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme ;

Mais attendu, d'abord, qu'aux termes de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ;

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ;

Attendu que, si les relations entre un parent adoptif et un enfant adopté, même majeur, sont protégées par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et si l'annulation d'une adoption s'analyse en une ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée et familiale, cette ingérence peut être justifiée dans les conditions du paragraphe 2 de ce texte ;

Attendu que l'annulation de l'adoption est prévue par la loi française ; que l'article 353-2 du code civil, texte clair et précis, est accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets ;

Que la tierce opposition poursuit un but légitime, au sens du paragraphe 2 de l'article 8 précité, en ce qu'elle tend à protéger les droits des tiers qui n'ont pas été partie à la procédure et auxquels la décision n'a pas été notifiée ;

Que cette procédure est strictement réglementée par la loi française ; qu'en effet, elle est conçue de façon restrictive en matière d'adoption, dans un but de sécurité et de stabilité de la filiation adoptive, n'étant ouverte que si le demandeur établit l'existence d'un dol ou d'une fraude imputable aux adoptants ; qu'ainsi conçue, elle est une mesure nécessaire pour parvenir au but poursuivi et adéquate au regard de cet objectif ;

Que, cependant, il appartient au juge d'apprécier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, la mise en oeuvre de ce texte ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de l'intéressé, au regard du but légitime poursuivi et, en particulier, si un juste équilibre est ménagé entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu ;

Attendu que l'arrêt relève que l'adoptant a sciemment dissimulé des informations essentielles à la juridiction saisie de la demande d'adoption, pour détourner la procédure à des fins successorales et consacrer une relation amoureuse ; qu'il constate que Mmes I...-W..., qui étaient âgées de 22 ans lorsqu'elles ont fait la connaissance de X... I..., n'ont pas été éduquées ou élevées par lui et ont été accueillies chez lui dans des conditions très particulières, notamment pendant le temps du mariage et sans l'accord de son épouse ; qu'il énonce que l'adoption a été annulée neuf ans après son prononcé mais trois ans seulement après le décès de l'adoptant, date à laquelle les enfants issus de son mariage en ont eu connaissance ; que de ces constatations et énonciations, la cour d'appel a pu déduire que l'annulation de l'adoption ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de Mmes I...-W... ;

Et attendu, ensuite, qu'ayant fait ressortir que l'annulation de l'adoption ménageait un juste équilibre entre les intérêts en présence et ne constituait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens de Mmes I...-W..., la cour d'appel a légalement justifié sa décision au regard de l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Le Cotty - Avocat général : Mme Marilly - Avocat(s) : SCP Potier de La Varde, Buk-Lament et Robillot ; SCP Garreau, Bauer-Violas et Feschotte-Desbois -

Textes visés :

Article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 353-2 du code civil.

Rapprochement(s) :

Sur le contrôle de conventionnalité de la rétractation d'un jugement d'adoption simple et d'annulation de l'adoption, cf. : CEDH, arrêt du 24 mars 2015, Zaiet c. Roumanie, n° 44958/05.

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