Numéro 5 - Mai 2023

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 5 - Mai 2023

CONTRAT DE TRAVAIL, EXECUTION

Soc., 24 mai 2023, n° 21-17.536, (B), FRH

Cassation partielle

Employeur – Obligations – Sécurité des salariés – Obligation de sécurité – Manquement – Préjudice – Préjudice spécifique d'anxiété – Indemnisation – Salarié ayant saisi la juridiction prud'homale antérieurement à l'inscription de l'établissement sur une liste établie par arrêté ministériel – Possibilité – Conditions – Détermination – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Nancy, 1er avril 2021), M. [E] a été engagé le 10 septembre 1984 par la société [Localité 4] au sein de laquelle il a occupé en dernier lieu les fonctions de laborantin et exercé divers mandats syndicaux.

2. Le 13 juin 2013, le salarié a saisi la juridiction prud'homale de demandes tendant à la réparation d'un préjudice d'anxiété résultant d'une exposition à l'amiante et de celui subi pour discrimination syndicale.

3. Par arrêté du 3 décembre 2013, pris en application de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, la société [Localité 4] a été inscrite sur la liste des établissements ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante pour la période de 1949 à 1996.

Examen des moyens

Sur le second moyen

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le premier moyen

5. Le salarié fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'indemnisation au titre du préjudice d'anxiété, alors :

« 1°/ que les salariés ayant travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués de l'amiante se trouvent, par le fait de l'employeur, dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante qu'ils se soumettent ou non à des contrôles et examens réguliers ; que les salariés éligibles à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA) bénéficient d'un régime de preuve dérogatoire, les dispensant de justifier à la fois de leur exposition à l'amiante, de la faute de l'employeur et de leur préjudice ; qu'en statuant sur la demande du salarié sur le fondement des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur quand, le salarié ayant travaillé dans un établissement ouvrant droit au bénéfice de l'ACAATA au cours de la période visée par l'arrêté d'inscription, il lui appartenait de faire application du régime dérogatoire applicable aux travailleurs relevant des dispositions de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, la cour d'appel a violé, par refus d'application, l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et, par fausse application, les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail ;

2°/ que l'application du régime dérogatoire issu de la loi du 23 décembre 1998 est subordonnée à la seule condition que le salarié ait travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant la période où y étaient fabriqués de l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante ; que le salarié a travaillé dans un tel établissement pendant une période où y était fabriqué de l'amiante ; qu'en faisant application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur et non du régime dérogatoire issu de la loi du 23 décembre 1998 au motif inopérant que le salarié avait saisi le conseil de prud'hommes avant l'inscription de la société [Localité 4] sur la liste des établissements ouvrant droit au bénéfice de l'ACAATA, la cour d'appel a violé, par refus d'application, l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et, par fausse application, les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 4121-1 du code du travail et l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998, le premier dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 :

6. Il résulte de ces textes que les salariés, qui ont travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, et se trouvent, par le fait de l'employeur, dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, ont droit à la réparation d'un préjudice spécifique d'anxiété.

7. Pour rejeter la demande en indemnisation du préjudice d'anxiété, l'arrêt énonce que le salarié a saisi le conseil de prud'hommes avant que la société [Localité 4] ne soit inscrite sur la liste des établissements ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité travailleur de l'amiante, qu'en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, il devait non seulement justifier d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, mais aussi d'un préjudice d'anxiété personnellement subi résultant d'une telle exposition, et qu'il ne présentait aucun élément démontrant la manifestation personnelle de l'anxiété dont il se prévalait.

8. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses propres constatations que le salarié, d'une part, avait travaillé dans un établissement mentionné à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et figurant sur la liste établie par l'arrêté du 3 décembre 2013 et, d'autre part, que pendant la période visée par cet arrêté, il avait occupé un poste susceptible d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité, de sorte qu'il était fondé à obtenir l'indemnisation de son préjudice d'anxiété, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

9. La cassation prononcée emporte cassation, par voie de conséquence, du chef de dispositif relatif à la condamnation du salarié aux dépens.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute M. [E] de sa demande de dommages-intérêts en réparation de son préjudice d'anxiété et le condamne aux dépens, l'arrêt rendu le 1er avril 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Nancy ;

Remet sur ces points l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Metz.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Capitaine (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Van Ruymbeke - Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy ; SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet -

Textes visés :

Article L. 4121-1 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 ; article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998.

Rapprochement(s) :

Sur les conditions du droit à réparation du préjudice spécifique d'anxiété, à rapprocher : Soc., 2 mars 2017, pourvoi n° 15-23.334, Bull. 2017, V, n° 38 (rejet).

Soc., 11 mai 2023, n° 21-25.136, (B), FS

Cassation partielle sans renvoi

Salaire – Primes et gratifications – Prime d'arrivée – Attribution – Paiement intégral – Conditions – Présence du salarié dans l'entreprise pendant une certaine durée après son versement – Portée

Il résulte des articles L. 1121-1 et L. 1221-1 du code du travail, et 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, qu'une clause convenue entre les parties, dont l'objet est de fidéliser le salarié dont l'employeur souhaite s'assurer la collaboration dans la durée, peut, sans porter une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté du travail, subordonner l'acquisition de l'intégralité d'une prime d'arrivée, indépendante de la rémunération de l'activité du salarié, à une condition de présence de ce dernier dans l'entreprise pendant une certaine durée après son versement et prévoir le remboursement de la prime au prorata du temps que le salarié, en raison de sa démission, n'aura pas passé dans l'entreprise avant l'échéance prévue.

Dès lors, viole ces textes la cour d'appel qui, pour débouter l'employeur de sa demande tendant au remboursement de la prime d'arrivée au prorata, retient que l'employeur ne pouvait valablement subordonner l'octroi définitif de la prime initiale versée au salarié à la condition que ce dernier ne démissionne pas, et ce, à une date postérieure à son versement, dès lors que cette condition, qui avait pour effet de fixer un coût à la démission, portait atteinte à la liberté de travailler du salarié.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 9 septembre 2021), M. [W] a été engagé en qualité d'opérateur sur les marchés financiers, à compter du 1er janvier 2016, par la société Tullet Prebon, aux droits de laquelle se trouve la société TP ICAP Europe.

2. Le salarié a donné sa démission le 16 mars 2017.

3. L'employeur a saisi la juridiction prud'homale le 12 septembre 2017 de diverses demandes de nature salariale et indemnitaire.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. L'employeur fait grief à l'arrêt de le débouter de l'intégralité de ses demandes et de lui ordonner de remettre au salarié un solde de tout compte sans astreinte, alors « que ne porte pas atteinte à la liberté du travail, la clause subordonnant l'acquisition de l'intégralité d'une prime d'arrivée, indépendante de la rémunération de l'activité du salarié, à une condition de présence dans l'entreprise après son versement pendant une durée convenue entre les parties et prévoyant l'acquisition de cette prime au prorata du temps passé par le salarié dans l'entreprise et le remboursement du solde en cas de démission avant l'échéance prévue ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé les articles L. 1221-1 et L. 1121-1 du code du travail, 1134 du code civil dans sa rédaction applicable au litige. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 1121-1 et L. 1221-1 du code du travail, et 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :

5. Aux termes du premier de ces textes, nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.

6. Selon le deuxième, le contrat de travail est soumis aux règles du droit commun.

7. Selon le troisième, le contrat de travail est exécuté de bonne foi.

8. Il résulte de ces textes qu'une clause convenue entre les parties, dont l'objet est de fidéliser le salarié dont l'employeur souhaite s'assurer la collaboration dans la durée, peut, sans porter une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté du travail, subordonner l'acquisition de l'intégralité d'une prime d'arrivée, indépendante de la rémunération de l'activité du salarié, à une condition de présence de ce dernier dans l'entreprise pendant une certaine durée après son versement et prévoir le remboursement de la prime au prorata du temps que le salarié, en raison de sa démission, n'aura pas passé dans l'entreprise avant l'échéance prévue.

9. Pour débouter l'employeur de l'intégralité de ses demandes, l'arrêt, après avoir relevé que l'article 7.3 du contrat de travail prévoyait le versement dans les trente jours de l'entrée en fonction du salarié d'une prime initiale d'un montant de 150 000 euros et que ce dernier devrait rembourser ladite prime partiellement en cas de démission dans les trente-six mois de sa prise de fonction, retient que l'employeur ne pouvait valablement subordonner l'octroi définitif de la prime initiale versée au salarié en janvier 2016 à la condition que ce dernier ne démissionne pas, et ce, à une date postérieure à son versement, dès lors que cette condition, qui avait pour effet de fixer un coût à la démission, portait ce faisant atteinte à la liberté de travailler du salarié.

10. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquence de la cassation

11. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation prononcée entraîne la cassation, par voie de conséquence, des chefs de dispositif de l'arrêt infirmant le jugement ayant condamné le salarié aux dépens de première instance, ordonnant la remise à ce dernier d'un solde de tout compte et condamnant l'employeur aux dépens d'appel.

12. Tel que suggéré par l'employeur, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

13. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la

Cour de cassation statue au fond.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il infirme le jugement ayant condamné M. [W] à verser à la société Tullet Prebon, aux droits de laquelle se trouve la société TP ICAP Europe, la somme de 79 166,67 euros à titre de remboursement de prime d'arrivée au prorata, ainsi qu'aux dépens de première instance, en ce qu'il ordonne la remise au salarié d'un solde de tout compte et en ce qu'il condamne la société TP ICAP Europe aux dépens d'appel, l'arrêt rendu le 9 septembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

Confirme le jugement en ce qu'il condamne M. [W] à verser à la société Tullet Prebon, aux droits de laquelle se trouve la société TP ICAP Europe, la somme de 79 166,67 euros à titre de remboursement de prime d'arrivée au prorata ainsi qu'aux dépens de première instance ;

Déboute M. [W] de sa demande de remise d'un solde de tout compte.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Sommer - Rapporteur : Mme Techer - Avocat général : Mme Molina - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SARL Cabinet Pinet -

Textes visés :

Articles L. 1121-1 et L. 1221-1 du code du travail ; article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016.

Rapprochement(s) :

Sur l'examen par le juge de la validité d'une prime destinée à fidéliser le salarié à l'aune de la liberté de travail, à rapprocher : Soc., 18 avril 2000, pourvoi n° 97-44.235, Bull. 2000, V, n° 141 (rejet).

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