Numéro 5 - Mai 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 5 - Mai 2022

PREUVE

Com., 11 mai 2022, n° 19-22.242, (B), FS

Cassation

Règles générales – Moyen de preuve – Administration – Déclarations anonymes – Applications diverses – Pratiques restrictives de concurrence

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 12 juin 2019), la société GE Energy Products France (la société GEEPF) conçoit, fabrique et commercialise des turbines à gaz destinées à la production d'énergie. A compter de l'année 2012, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a mené dans différentes régions, auprès de plusieurs fournisseurs de la société GEEPF, des enquêtes, portant sur les clauses contractuelles, dont l'une dite « programme TPS », figurant dans les conditions générales d'achat (CGA), les contrats de fourniture de matériel, intitulés contrats SA, et les contrats de prestations de services types, dénommés MSA, de la société GEEPF.

2. A la suite de l'enquête, le ministre chargé de l'économie a, le 1er septembre 2015, assigné la société GEEPF sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 2° du code de commerce, dans sa rédaction alors en vigueur, en cessation de certaines pratiques et en paiement d'une amende civile.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. La société GEEPF fait grief à l'arrêt de dire que les auditions anonymisées versées aux débats par le ministre chargé de l'économie ne portent pas atteinte à ses droits de la défense, alors « que le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes ; qu'en fondant de manière déterminante sa décision sur des déclarations anonymes produites par le ministre de l'économie et des finances, la cour d'appel a violé l'article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

4. Le ministre chargé de l'économie conteste la recevabilité du moyen. Il soutient que la société GEEPF invoque pour la première fois devant la Cour de cassation les dispositions de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et n'a pas discuté devant les juges du fond la conformité des preuves produites à l'article 6, §§ 1 et 3, de cette convention.

5. Cependant, il résulte des conclusions de la société GEEPF que celle-ci invoquait la violation du principe de la contradiction et des droits de la défense ainsi que l'atteinte au principe de la loyauté et à l'équité des débats résultant de la production, dans l'instance d'appel, de déclarations anonymisées, par le ministre, au soutien de la démonstration de la condition de soumission ou tentative de soumission de ses cocontractants. Si elle ne s'est pas expressément prévalue des dispositions de l'article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, les principes invoqués, qui sont au nombre de ceux garantis par ces textes, étaient dans le débat.

6. Le moyen n'est donc pas nouveau et est recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

7. Il résulte de ce texte qu'au regard des exigences du procès équitable, le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des déclarations anonymes.

8. Pour écarter les conclusions de la société GEEPF, qui faisait valoir que les auditions anonymisées versées aux débats par le ministre chargé de l'économie portaient une atteinte disproportionnée à ses droits de la défense en la privant de la possibilité de vérifier et contredire, le cas échéant, les faits rapportés, puis déclarer établies les pratiques restrictives de concurrence reprochées et prononcer une sanction à son égard, l'arrêt, après avoir reproduit des extraits des déclarations recueillies, par les services de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi, de personnes présentées comme des fournisseurs de la société poursuivie, dont l'identité, l'activité et le chiffre d'affaires qu'elles réalisaient avec elle n'étaient pas mentionnés, relève que tous les témoignages, au nombre de 17, se corroborent entre eux en ce qu'ils font état de ce que les fournisseurs ou sous-traitants de la société GEEPF ne peuvent négocier les clauses litigieuses avec elle. Ayant relevé encore que ces déclarations font référence aux clauses contractuelles litigieuses, qui se retrouvent dans la majorité des contrats liant la société GEEPF à ses fournisseurs ou sous-traitants, il en déduit que ces références confirment la crédibilité des procès-verbaux, dressés par des agents assermentés. Il estime, en conséquence, que ces déclarations des cocontractants établissent que des fournisseurs de la société GEEPF sont dans l'impossibilité juridique, technique et commerciale de travailler avec celle-ci en cas de refus d'adhésion au programme TPS comme d'acceptation des CGA.

9. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui s'est fondée, de façon déterminante, sur des déclarations recueillies anonymement pour estimer rapportée la preuve de l'existence d'une soumission des fournisseurs aux clauses contractuelles en cause, a méconnu les exigences du texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 12 juin 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Mouillard - Rapporteur : Mme Champalaune - Avocat général : M. Douvreleur - Avocat(s) : SCP Bénabent ; SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés -

Textes visés :

Article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article L. 442-6, I, 2°, du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019.

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