Numéro 5 - Mai 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 5 - Mai 2022

CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES

1re Civ., 11 mai 2022, n° 21-16.156, (B), FS

Rejet

Article 10 – Liberté d'expression – Exercice – Limites – Base factuelle suffisante

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 14 avril 2021), les propos suivants ont été mis en ligne :

 - le 18 octobre 2017, dans un article de Mme [L] intitulé « #Moiaussi : pour que la honte change de camps », sur le site www.itinera-magica.com à l'adresse URL http://www.itinera-magica.com/moi-aussi/ : « la troisième agression, ou comment j'ai été agressée par un ancien ministre

[...]

J'avais vingt ans. À cette époque, mon père était ministre. Il était très exposé médiatiquement, et je souffrais beaucoup de cette attention extrême, de ce climat polémique qui rôdait tout le temps autour de lui, de ma famille, et j'aurais mille fois préféré l'anonymat.

Mais le seul privilège de ministre qui me consolait, le seul dont lequel j'étais heureuse de bénéficier, c'était l'opéra.

Le merveilleux opéra de [Localité 5] invitait régulièrement les ministres à assister aux représentations, et mon père, qui connaît mon amour pour l'art lyrique, me faisait souvent bénéficier de la deuxième invitation.

L'y accompagner était une joie immense. Ce soir-là, nous allions voir un Wagner à l'opéra [Localité 3], était-ce Parsifal ? Était-ce le Ring ?, et j'étais aux anges.

Mais mon père a eu une urgence à gérer, et n'a pu me rejoindre qu'à l'entracte. Du coup, les sièges étaient rebattus, et quelqu'un s'est assis à ma droite, là où mon père aurait dû être.

Je ne sais pas si vous connaissez l'opéra [Localité 3]. Dans cette immense et magnifique salle, une rangée est considérée comme la « rangée VIP ». C'est la catégorie Optima, la première rangée du premier balcon, en plein milieu de la salle (et non pas devant la scène), avec personne devant vous sur plusieurs mètres. C'est la rangée la plus exposée, où on voit aussi bien qu'on est vu.

Les ministres, les hautes personnalités, les stars, sont toujours placés là, et c'était un immense bonheur pour moi de pouvoir en bénéficier. J'insiste là-dessus pour expliquer que ce ne sont pas des places discrètes, où on serait caché dans l'ombre. Ce sont des places où tout le monde sait qui vous êtes et voit ce que vous faites.

Un vieux monsieur à l'air éminemment respectable s'assoit donc à ma droite. Son épouse est à sa droite à lui. J'insiste. Son épouse est là.

La représentation commence.

Et au bout de dix minutes, le vieux monsieur a sa main sur ma cuisse. Je me dis qu'il doit être très âgé, perturbé. Je le repousse gentiment. Il recommence. Rebelote. Une troisième fois. Il commence à remonter ma jupe. Il glisse sa main à l'intérieur de ma cuisse, remonte vers mon entrejambe. J'enlève sa main plus fermement et je pousse un cri d'indignation étouffé, bouche fermée. Tout le monde me regarde. Il arrête. Dix minutes plus tard, il recommence.

Je lui plante mes ongles dans la main. C'est un combat silencieux, grotesque, en plein opéra [Localité 3]. Wagner sur scène, le vieux pervers contre la gamine en pantomime dans la salle.

[...]

C'est un ancien ministre de [O], membre de plusieurs gouvernements, qui a occupé des fonctions régaliennes, qui est une grande figure de gauche, décoré de l'Ordre national du mérite et de plusieurs autres Ordres européens. Une statue vivante.

La représentation recommence, je suis tranquille, mais je n'arrive pas à me concentrer sur la mort des Dieux et les vocalises de la cantatrice. »

 - le 19 octobre 2017, dans un article intitulé « [D] [T], fille d'[W] [L], accuse l'ex-ministre [S] [M] d'agression sexuelle », sur le site www.lexpress.fr, à l'adresse https://www.lexpress.[04].html :

« Au bout de dix minutes, le vieux monsieur a sa main sur ma cuisse. Je me dis qu'il doit être très âgé, perturbé. Je le repousse gentiment. Il recommence. Rebelote. Une troisième fois. Il commence à remonter ma jupe. Il glisse sa main à l'intérieur de ma cuisse, remonte vers mon entrejambe. J'enlève sa main plus fermement et je pousse un cri d'indignation, étouffé, bouche fermée. Tout le monde me regarde. Il arrête. Dix minutes plus tard, il recommence. Je lui plante mes ongles dans la main. C'est un combat silencieux, grotesque, en plein opéra [Localité 3]. »

[...]

« Je ne voulais pas qu'on commence à soupçonner tous les anciens ministres de [P] [O], alors j'ai donné des indices précis, mais j'ai eu peur de donner son nom, peur de mettre en cause un homme très respecté, qui a occupé les plus hautes fonctions de l'État...

En même temps, j'ai vu toutes mes amies qui ont subi des agressions témoigner, et je ne veux pas être la seule qui se taise par lâcheté. D'autant que c'est l'agression qui m'a le plus sidérée, parce que je savais que je n'y étais absolument pour rien. »

2. Le 10 janvier 2018, M. [M] a assigné Mme [L] en diffamation sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

3. M. [M] fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors :

« 1°/ que le motif selon lequel même si l'imputation diffamatoire ne porte que sur les seuls gestes qui auraient été commis sur Mme [L], il y a lieu d'ajouter qu'il a été fait état de comportements très déplacés de M. [M] vis-à-vis d'autres femmes : M. [W] [L] a déclaré en particulier qu'une femme professeur d'université lui avait expliqué que M. [M] avait « abusé d'elle », la fille de celui-ci lui ayant demandé de ne pas témoigner contre son père ne résulte que de la reprise des notes d'audience prises en première instance à la suite de l'audition comme témoin de M. [W] [L], père d'[B] [L] auteur des propos litigieux ; que les déclarations d'un témoin à l'audience de première instance, fût-ce sans serment, doivent faire l'objet d'un procès-verbal signé notamment par lui, et que le juge ne peut se fonder sur de telles déclarations que si elles ont été régulièrement recueillies et transcrites ; en se fondant exclusivement sur des notes d'audience, dont l'objet ne peut être la transcription des propos d'un témoin entendu par le juge, et aucun procès-verbal n'ayant été dressé de ces déclarations, la Cour d'appel a excédé ses pouvoirs et violé les articles 219, 220, 231 du code de procédure civile, 727 du même code par fausse application, 6 et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ qu'un juge ne peut pas fonder sa décision sur un élément qui n'est pas régulièrement dans le débat ; que dès lors que le témoin dont s'agit a été entendu par le premier juge sans procès-verbal, qu'aucune des parties devant la Cour d'appel ne s'est référée explicitement à ce témoignage, et que le tribunal de grande instance l'a seulement analysé ainsi : « Monsieur [W] [L], père de la défenderesse, était entendu à titre de simple renseignement et confirmait les accusations de sa fille qui lui avait rapporté les faits, selon lui, en arrivant au ministère le soir même », excluant ainsi toute référence à d'autres propos, la Cour d'appel n'avait pas le pouvoir de s'emparer de ces autres propos à titre de preuve, et elle a encore violé les textes précités, outre les articles 4 et 16 du même code et les droits de la défense ;

3°/ que la détermination du point de savoir si un diffamateur accusant notamment une personne d'agression sexuelle, était de bonne foi et disposait lors de la publication de ses propos, d'une base factuelle suffisante ne peut pas résulter même pour partie d'un témoignage anonyme, fût-il rapporté de manière indirecte par un autre témoin, un tel témoignage étant insusceptible d'une contestation précise ; en se fondant de façon manifestement importante sur le « contexte » résultant de propos tenus par des tiers dont un anonyme – à propos d'un comportement inacceptable de M. [M], pour retenir l'existence d'une base factuelle suffisante aux propos de Mme [L], la Cour d'appel a violé les articles 6 et 10 de la Convention européenne des droits d'homme, l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, et les droits de la défense ;

4°/ qu'est déloyal le procédé consistant à reprendre comme élément de preuve de la base factuelle d'un propos accusant un homme d'agression sexuelle sur une jeune fille les propos tenus à l'audience de première instance par le père de celle-ci, dont aucune des parties ne s'est prévalue à l'audience d'appel, que le tribunal dans son jugement infirmé n'avait pas retenu, lesquels propos ne se référaient qu'à un témoignage absolument anonyme en disant : « un professeur d'université qui n'a pas souhaité venir témoigner, mais que j'ai eu au téléphone (...) m'a expliqué ce qui s'était passé dans son bureau (de l'homme en question) alors qu'il était ministre de l'Intérieur, qu'il a abusé d'elle alors qu'elle avait été placée sous sa responsabilité par sa famille », sans faire état de ce que l'avocat de la défense a immédiatement protesté contre des « propos inacceptables » qu'il a demandé au président de « faire cesser », en retenant ainsi un témoignage absolument anonyme pour justifier une atteinte à l'honneur d'un homme, et sans inviter au minimum ce dernier et sa défense à s'en expliquer contradictoirement devant la Cour ; ainsi la Cour d'appel a violé les principes fondamentaux gouvernant une procédure équitable, les articles 6 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, les articles 219 et 220 du code de procédure civile et les droits de la défense. »

Réponse de la Cour

4. Le moyen, qui critique un motif surabondant relatif au comportement déplacé de M. [M] vis-à-vis d'autres femmes, est inopérant.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

5. M. [M] fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que l'exception de bonne foi est exclue en l'absence de base factuelle suffisante ; que si l'exigence d'une base factuelle suffisante ne se confond pas avec la preuve de la vérité des faits, du moins exige-t-elle la preuve qu'ils sont vraisemblables ; que l'imputation de faits imaginaires est exclusive de toute base factuelle ; qu'en retenant qu' « il n'appartient pas à la cour de rechercher si les propos dénoncés par l'appelante sont réels ou imaginaires, mais uniquement si, compte tenu du contexte dans lequel ils ont été tenus, elle peut bénéficier de la bonne foi », la cour d'appel, qui nie ce qui constitue l'objet même d'une base factuelle, a méconnu son office et violé les articles 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

2°/ que, en matière de diffamation, y compris dans le contexte d'un débat d'intérêt général, le diffamateur, même apparemment crédible, ne peut être dispensé de l'exigence d'une base factuelle suffisante, étayée par des éléments objectifs, en rapport avec les accusations portées et leur gravité, en l'espèce, selon les propos poursuivis, une agression sexuelle, survenue à l'opéra [Localité 3], durant un opéra de Wagner, dans des circonstances minutieusement décrites ; que si Mme [L] justifie que « les parties (ont) assisté le 25 mars 2010 à une représentation de l'Or du Rhin à l'Opéra [Localité 3] et (...) se trouvaient à proximité l'une de l'autre », l'arrêt relève que, contrairement à son récit, cet opéra ne comporte pas de « mort des Dieux », de « vocalises », que « Mme [L], qui met en avant son « amour pour l'art lyrique », ne se souvenait pas quel opéra de Wagner était représenté le soir des faits », « a insisté sur l'existence d'un entracte, pendant lequel son père serait arrivé et où elle aurait changé de place, alors que l'opéra l'Or du Rhin est toujours exécuté sans entracte » ; que l'arrêt ajoute : « il n'est produit aucun témoignage direct des faits et aucune attestation émanant de personnes présentes lors de la représentation, alors que Madame [L] avait écrit que tout le monde l'avait regardée et qu'elle avait, à la fin du spectacle, demandé à l'agent de sécurité de rechercher l'identité de l'homme qui était assis à ses côtés » ; qu'en évacuant ces erreurs factuelles et l'absence de témoignage direct au motif, insusceptible de combler la base factuelle manquante constatée, que « ces erreurs de fait, qu'elle a ensuite reconnues, ne sont pas de nature à discréditer l'ensemble de ses propos, dès lors qu'elle les exprime plus de sept ans et demi après les faits, cette durée faisant également obstacle à la recherche de témoins directs, tels que l'agent de sécurité », la cour d'appel a violé les articles 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

3°/ que l'arrêt relève encore la production de 4 témoignages indirects de proches, qui n'étaient pas présents au moment des faits prétendus et ne font que rapporter les dires d'[B] [L] ; d'un rapport d'expertise psychiatrique amiable attestant de l'absence de pathologie mentale susceptible d'affecter ses propos établi 8 ans après les faits ; outre les déclarations d'un père convaincu que « c'est une enfant qui ne mentait jamais » ; qu'en jugeant que les pièces et le témoignage produit constituent une base factuelle suffisante, ce que ses constatations excluaient, la cour d'appel a violé les articles 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

4°/ que les éléments produits au titre de la base factuelle doivent se rapporter aux accusations portées ; qu'il résulte des propres constatations de l'arrêt que « Mme [C] [Y], qui se présente comme faisant partie du cercle des amis proches de Mme [L], atteste du mal-être de son amie, à l'époque de son agression qu'elle avait gardée sous silence, de sa prise de poids et de son état de détresse » de sorte qu'il n'apparaît pas que son témoignage se rapporte précisément aux faits dénoncés dont elle ne savait rien ; que l'arrêt constate que l'attestation de Mme [V] [I] et les déclarations de M. [W] [L] relatant les dires d'un témoin anonyme ne se rapportent pas aux gestes dénoncés par Mme [L] ; qu'en se fondant néanmoins sur ces éléments pour retenir l'existence d'une base factuelle suffisante, la cour d'appel a violé les articles 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. »

Réponse de la Cour

6. Il résulte des articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 29, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse que la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où elles constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 du premier de ces textes.

7. En matière de diffamation, lorsque l'auteur des propos soutient qu'il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s'est exprimé dans un but légitime, était dénué d'animosité personnelle, s'est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l'expression, de rechercher, en application du paragraphe 2 du premier de ces textes, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, si lesdits propos s'inscrivent dans un débat d'intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante.

8. La cour d'appel a énoncé que, si les propos litigieux portaient atteinte à l'honneur ou à la considération de M. [M], ils s'inscrivaient dans un débat d'intérêt général consécutif à la libération de la parole des femmes à la suite de l'affaire [H].

9. Elle a relevé, au vu des pièces produites par Mme [L], que les parties avaient assisté le 25 mars 2010 à une représentation de l'Or du Rhin à l'Opéra [Localité 3] et étaient assises à côté l'une de l'autre, qu'après la soirée, Mme [L] avait confié avoir subi une agression à plusieurs personnes de son entourage, à savoir ses parents, son compagnon et un ami, que son compagnon et sa mère avaient contribué à la dissuader de déposer plainte et qu'une expertise psychiatrique amiable, effectuée huit ans après les faits dénoncés, ne faisait état d'aucune pathologie mentale qui aurait pu affecter la crédibilité des propos.

10. Elle a retenu souverainement que, si Mme [L] avait commis des erreurs de fait dans son récit quant à l'opéra représenté et à l'existence d'un entracte, ces erreurs, qu'elle avaient reconnues, n'étaient pas de nature à discréditer l'ensemble de ses propos dès lors qu'elle les exprimait plus de sept ans et demi après les faits et que cette durée faisait également obstacle à la recherche de témoins directs.

11. Sans méconnaître son office, elle en a déduit, à bon droit, abstraction faite de motifs justement critiqués par les première et quatrième branches mais surabondants, que les propos incriminés reposaient sur une base factuelle suffisante et que, compte tenu du contexte dans lequel ils avaient été tenus, le bénéfice de la bonne foi devait être reconnu à Mme [L].

12. Le moyen ne peut donc être accueilli.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : M. Chevalier - Avocat général : Mme Mallet-Bricout - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SCP Piwnica et Molinié -

Textes visés :

Article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 29, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881.

Rapprochement(s) :

1re Civ.,11 mai 2022, pourvoi n° 21-16.497, Bull., (rejet), et l'arrêt cité.

1re Civ., 11 mai 2022, n° 21-16.497, (B), FS

Rejet

Article 10 – Liberté d'expression – Exercice – Limites – Débat d'intérêt général

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 31 mars 2021), soutenant que le message suivant : « « Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit ». [E] [L] ex patron de Equidia #balancetonporc », publié le 13 octobre 2017 sur le compte Twitter de la société Audiovisuel Business System Media (la société ABSM), administré par Mme [J], journaliste indépendante, présentait un caractère diffamatoire à son égard, M. [L] a assigné Mme [J] et la société ABSM en réparation de son préjudice.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

2. M. [L] fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors :

« 1°/ que l'exception de bonne foi est subordonnée à l'existence d'une base factuelle suffisante ; cette base factuelle doit être appréciée au regard de l'intégralité des propos tenus par le diffamateur et dénoncés par le diffamé ; la cour d'appel considère que la base factuelle est suffisante en ce qui concerne « la teneur des propos attribués à [E] [L] » ; cependant il résulte de la procédure et de l'arrêt lui-même que le propos de Mme [J] tel qu'il a été tenu dans le tweet litigieux et tel qu'il est dénoncé ne se limite pas à la citation des propos tenus par M. [L], mais vise l'ensemble constitué par le rappel desdits propos avec la mention #balancetonporc ; et l'arrêt analyse lui-même ce propos dans son ensemble et au regard de son contexte comme la dénonciation de « harcèlement sexuel au sens général et commun, dans un cadre professionnel mais sans nécessité d'un lien de subordination, à savoir tous les comportements à connotation sexuelle par paroles ou actes, non consentis et de nature à porter atteinte à la dignité des femmes » ; et encore que « [Y] [J] « balance » [E] [L] comme « porc » pour lui avoir tenu ces seuls propos reproduits dans le tweet incriminé (...) ce fait de harcèlement sexuel au sens commun est attentatoire à l'honneur ou à la considération » ; ainsi la base factuelle devait être appréciée non seulement pour les propos tenus par M. [E] [L] qui ne constituent qu'une partie des propos dénoncés mais pour les termes #balancetonporc, rapprochement signifiant que les mots de M. [L] auraient été tenus dans un contexte de « harcèlement » de nature à caractériser une attitude de « porc » méritant d'être « balancé » ; en scindant le propos en deux parties au moment de l'examen de sa base factuelle pour ne faire porter cet examen que sur la moitié du propos qui devait être examiné dans son ensemble, la cour d'appel a violé les articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 ;

2°/ que le propos dans sa globalité imputait à M. [L], selon la cour d'appel elle-même qui l'a justement replacé dans son contexte, de s'être comporté comme un harceleur et un porc, comportement qui ne résulte pas nécessairement du fait d'avoir tenu une seule fois des propos déplacés lors d'un cocktail arrosé, Mme [J] ayant voulu, selon la cour d'appel elle-même, par un tweet précédant le message litigieux, inviter le public à donner « les noms des prédateurs sexuels qui nous ont 1/ manqué de respect verbalement 2/ tenté des tripotages » dans le cadre de l'affaire [B] ; la tenue d'un propos déplacé ne fait pas nécessairement de son auteur un harceleur, un prédateur, termes qui impliquent, à travers le mot porc, un comportement général et répétitif dont la base factuelle suffisante devait être établie ; faute de l'avoir constaté la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision et a violé les articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés individuelles, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 ;

3°/ qu'en s'abstenant totalement d'examiner les pièces produites sur ce sujet par M. [L], la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des mêmes textes ;

4°/ que, contrairement à ce qu'énonce la cour d'appel, les termes « balance » et « porc », dont elle reconnaît le caractère « assez violent », ne sont pas « suffisamment prudents » dès lors qu'ils sont tenus par Mme [J] en tant que journaliste professionnelle, que l'objectif du compte twitter est de dénoncer nommément un homme dans le cadre d'un message nécessairement bref rédigé en quelques signes limités et donc exclusif de la moindre nuance, et qu'ont été dénoncés en l'espèce de simples et brefs propos grivois tenus une seule fois par une personne dont rien ne permet de dire qu'il serait coutumier du fait et aurait de manière générale un comportement tel que celui qu'induit nécessairement le terme de porc ; en retenant l'existence d'une prudence dans l'expression de la pensée, au motif erroné que la seule limite de la dénonciation serait qu'elle ne soit pas mensongère et au motif inopérant de l'existence parallèle d'un débat d'intérêt général sur la libération de la parole des femmes, la cour d'appel a encore violé les textes susvisés ;

5°/ que l'exactitude partielle du fait dénoncé par le propos diffamatoire n'est pas l'unique critère à prendre en compte dans la mise en balance entre le débat d'intérêt général autour de la libération de la parole des femmes, et la grave atteinte à la dignité d'une personne ; en l'espèce, cette exactitude partielle ne pouvait justifier la publication d'un bref dialogue vieux de cinq ans jointe à l'accusation d'être un porc impliquant un comportement général inadmissible à l'égard des femmes dans un tweet bref et sans nuance se situant volontairement dans un cadre général de dénonciation des comportements de harcèlement ou de prédateurs sexuels ; en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

3. Il résulte des articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 29, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse que la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où elles constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 du premier de ces textes.

4. En matière de diffamation, lorsque l'auteur des propos soutient qu'il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s'est exprimé dans un but légitime, était dénué d'animosité personnelle, s'est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l'expression, de rechercher en application du paragraphe 2 du premier de ces textes, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, si lesdits propos s'inscrivent dans un débat d'intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, afin, s'ils constatent que ces deux conditions sont réunies, d'apprécier moins strictement ces quatre critères, notamment l'absence d'animosité personnelle et la prudence dans l'expression.

5. La cour d'appel a retenu que les propos litigieux contribuaient à un débat d'intérêt général sur la dénonciation de comportements à connotation sexuelle non consentis de certains hommes vis-à-vis des femmes et de nature à porter atteinte à leur dignité.

6. Elle a relevé que les propos imputés à M. [L] avaient déjà été dénoncés par Mme [J] dans un message publié sur Facebook, que M. [L] avait admis dans divers médias les avoir tenus, que le message, reproduisant ces propos, visait uniquement à dénoncer un tel comportement sans contenir l'imputation d'un délit et que les termes « balance » et « porc » ne conduisaient pas à lui attribuer d'autres faits qui auraient pu être commis à l'égard de Mme [J] ou d'autres femmes.

7. Elle a estimé que, si ces deux termes étaient outranciers, ils étaient suffisamment prudents dès lors que les propos attribués à M. [L] étaient accompagnés du mot-dièse « #balancetonporc », ce qui permettait aux internautes de se faire leur idée personnelle sur le comportement de celui-ci et de débattre du sujet en toute connaissance de cause.

8. Ayant ainsi analysé le sens et la portée de l'ensemble du message incriminé et mis en balance les intérêts en présence, sans être tenue de se prononcer sur des pièces que ses constatations rendaient inopérantes, la cour d'appel en a déduit, à bon droit, que les propos incriminés reposaient sur une base factuelle suffisante et demeuraient mesurés, de sorte que le bénéfice de la bonne foi devait être reconnu à Mme [J].

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : M. Serrier - Avocat général : Mme Mallet-Bricout - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SCP Lesourd -

Textes visés :

Article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 29, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881.

Rapprochement(s) :

2e Civ., 27 mars 2003, pourvoi n° 00-20.461, Bull. 2003, II, n° 84 (rejet).

Com., 11 mai 2022, n° 19-24.270, (B), FS

Rejet

Article 6, § 1 – Violation – Défaut – Cas – Contrats de la commande publique – Référé précontractuel – Manquement aux obligations de publicité et de concurrence – Nullité – Liste limitative

Faits et procédure

1. Selon l'ordonnance attaquée (tribunal de grande instance de Rennes, 25 octobre 2019), la société d'habitation à loyer modéré Méduane habitat (la société Méduane habitat) a lancé une procédure d'appel à concurrence, dite adaptée, destinée à l'édification de trente-six logements sociaux, pour laquelle la société Bâtiment mayennais a présenté une offre relative au lot n° 1.

2. Soutenant que le marché de ce lot avait été attribué à la société Karaca construction en violation des règles de la commande publique relatives à la publicité et à la mise en concurrence, la société Bâtiment mayennais a saisi le président d'un tribunal de grande instance statuant en la forme des référés (le juge des référés), en demandant l'annulation du marché litigieux.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche, et le second moyen présenté par le mémoire ampliatif additionnel

Enoncé du moyen

3. Par son premier moyen la société Bâtiment mayennais fait grief à l'arrêt de rejeter l'ensemble de ses moyens, fins et conclusions et notamment sa demande tendant, avant dire droit, à la suspension de l'exécution du marché conclu entre la société Méduane habitat et la société Karaca construction et de sa demande au fond tendant à la nullité de ce marché, alors :

« 1°/ que les dispositions des articles 11 à 20 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique sont susceptibles d'être interprétées par la Cour de cassation comme faisant obstacle à ce que les concurrents évincés des contrats de droit privé de la commande publique puissent invoquer, au soutien de leur recours en référé contractuel, des irrégularités autres que celles qui sont énumérées à l'article 16 de cette ordonnance et comme n'instituant pas un recours utile à leur profit ; que par un mémoire distinct et motivé, il est demandé à la Cour de cassation de transmettre au Conseil constitutionnel des questions prioritaires de constitutionnalité relatives à ces articles ; que l'inconstitutionnalité qui sera prononcée entraînera l'annulation de l'arrêt attaqué pour perte de fondement juridique, et ce en application de l'article 61-1 de la Constitution. »

4. Par son second moyen, la société Bâtiment mayennais fait le même grief à l'arrêt, alors « que les dispositions des articles 11 à 20 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique sont susceptibles d'être interprétées par la Cour de cassation comme faisant obstacle à ce que les concurrents évincés des contrats de droit privé de la commande publique puissent invoquer, au soutien de leur recours en référé contractuel, des irrégularités autres que celles qui sont énumérées à l'article 16 de cette ordonnance et comme n'instituant pas un recours utile à leur profit ; que par un mémoire distinct et motivé n° 2, il est demandé à la Cour de cassation de transmettre au Conseil constitutionnel des questions prioritaires de constitutionnalité relatives à ces articles ; que l'inconstitutionnalité qui sera prononcée entraînera l'annulation de l'arrêt attaqué pour perte de fondement juridique, et ce en application de l'article 61-1 de la Constitution. »

Réponse de la Cour

5. La Cour de cassation a, par un arrêt n° 174 du 8 juillet 2019, renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité portant sur les articles 11 à 20 de l'ordonnance n° 2009- 515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009), présentée par la société Bâtiment mayennais.

6. Par décision 2019-857 QPC du 17 janvier 2020, le Conseil constitutionnel a décidé que l'article 16 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 était conforme à la Constitution.

7. Le moyen est donc sans portée.

Sur le premier moyen, pris en ses deuxième, troisième, quatrième et cinquième branches

Enoncé du moyen

8. La société Bâtiment mayennais fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 2°/ que l'article 16 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 ne dresse pas de façon limitative la liste des irrégularités susceptibles d'être invoquées par les concurrents évincés à l'appui de leur référé contractuel ; qu'en décidant le contraire, le juge des référés a violé cette disposition de l'ordonnance ;

3°/ que le référé contractuel devant être assimilé à un recours en contestation de la validité du contrat pour l'application des articles 11 et suivants de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, les concurrents évincés peuvent invoquer à l'appui de leur référé contractuel tout vice en rapport direct avec l'intérêt lésé dont ils se prévalent comme l'ensemble des vices qui en raison de leur particulière gravité doivent être relevés d'office par le juge ; qu'en déboutant la société Bâtiment mayennais de sa demande sans rechercher si les irrégularités dont elle se prévalait étaient en rapport direct avec son intérêt lésé ou d'une gravité telle qu'elles auraient dû être relevés d'office, le juge des référés a privé sa décision de base légale au regard de l'article 11 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 ;

4°/ que le juge doit trancher le litige dont il est saisi et ne peut se dessaisir de ses attributions ; qu'en retenant qu'il appartiendra au seul juge du droit, et non à lui-même, de dire si les pouvoirs du juge du référé contractuel peuvent être étendus au-delà des prévisions de cet article de loi et sur quel fondement, et en refusant ainsi d'exercer son office, le juge des référés a violé l'article 4 du code civil ;

5°/ que le juge ne doit pas dénaturer les conclusions des parties ; qu'à l'appui de son recours, la société Bâtiment mayennais soutenait qu'interpréter les dispositions de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 comme privant les concurrents évincés de la possibilité d'invoquer des irrégularités non énumérées à l'article 16 serait contraire au droit à un recours effectif garanti par l'article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'en énonçant que la conventionnalité de cet article n'était pas remise en cause par la société Bâtiment mayennais, le juge des référés a dénaturé les conclusions dont il était saisi et a violé l'article 4 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

9. Aux termes de l'article 16 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 « Est nul tout contrat conclu lorsque aucune des mesures de publicité requises pour sa passation n'a été prise, ou lorsque a été omise une publication au Journal officiel de l'Union européenne dans le cas où une telle publication est prescrite.

Est également nul tout contrat conclu en méconnaissance des modalités de remise en concurrence prévues pour la passation des contrats fondés sur un accord-cadre ou un système d'acquisition dynamique.

Le juge prononce de même la nullité du contrat lorsque celui-ci a été signé avant l'expiration du délai exigé après l'envoi de la décision d'attribution aux opérateurs économiques ayant présenté une candidature ou une offre ou pendant la suspension prévue à l'article 4 ou à l'article 8 ci-dessus si, en outre, deux conditions sont réunies : la méconnaissance de ces obligations a privé le demandeur du droit d'exercer le recours prévu par les articles 2 et 5, et les obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles sa passation est soumise ont été méconnues d'une manière affectant les chances de l'auteur du recours d'obtenir le contrat. »

10. Ces dispositions, qui énumèrent les cas dans lesquels la nullité du contrat de commande publique doit être prononcée par le juge des référés saisi d'un recours contractuel, réservent cette sanction aux violations les plus graves des obligations de publicité et de mise en concurrence.

11. En procédant de la sorte, le législateur a entendu éviter une remise en cause trop fréquente de ces contrats après leur conclusion et assurer la sécurité juridique des relations contractuelles, ainsi que la confiance dans les relations économiques. Il a ainsi poursuivi un but légitime.

12. Par ailleurs, cette restriction s'inscrit dans un mécanisme par lequel les candidats à un appel d'offres ont, en amont de la conclusion du contrat, la possibilité de saisir le juge des référés précontractuel de tout manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence, afin que soit ordonné le respect de ces obligations ou, le cas échéant, que soit prononcée l'annulation de la procédure. Cette possibilité est aussi ouverte aux candidats évincés après l'annonce de l'attributaire des offres et jusqu'à la conclusion du contrat.

13. Si pour certains marchés, comme les marchés à procédure adaptée, le pouvoir adjudicateur ou l'autorité adjudicatrice peuvent être dispensés de communiquer la décision d'attribution du contrat aux candidats non retenus et d'observer un délai avant de conclure le contrat, les candidats évincés ne sont pas pour autant privés de faire valoir leurs droits, dès lors que les dispositions contestées ne font pas obstacle à ce qu'un candidat irrégulièrement évincé exerce une action en responsabilité contre la personne responsable du manquement et obtienne ainsi réparation du préjudice qui en est résulté pour lui. Il s'en déduit que la limitation des cas dans lesquels les candidats à un marché privé de la commande publique évincés peuvent agir en référé contractuel ne porte pas atteinte à la substance de leur droit à un recours effectif et qu'elle est proportionnée au but légitime poursuivi.

14. Dès lors, c'est à bon droit qu'ayant retenu que l'article 16 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 prévoit que le juge du référé contractuel n'a le pouvoir de prononcer la nullité d'un contrat privé relevant de la commande publique que dans les cas qu'il énumère précisément, ce dont il a déduit que la demanderesse soutenait, à tort, que cette liste n'était pas limitative, le juge des référés, sans être tenu de procéder à la recherche invoquée à la troisième branche et sans qu'importe le motif erroné mais devenu inopérant, critiqué par la cinquième branche, a, par ces seuls motifs et abstraction faite de celui, surabondant, critiqué par la quatrième branche, légalement justifié sa décision.

15. Pour partie inopérant, le moyen n'est pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Mouillard - Rapporteur : Mme Michel-Amsellem - Avocat général : M. Douvreleur - Avocat(s) : SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh ; SCP Didier et Pinet ; SCP Richard -

Textes visés :

Article 16 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009.

Com., 11 mai 2022, n° 19-22.242, (B), FS

Cassation

Article 6, §§ 1 et 3 – Violation – Cas – Déclarations anonymes

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 12 juin 2019), la société GE Energy Products France (la société GEEPF) conçoit, fabrique et commercialise des turbines à gaz destinées à la production d'énergie. A compter de l'année 2012, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a mené dans différentes régions, auprès de plusieurs fournisseurs de la société GEEPF, des enquêtes, portant sur les clauses contractuelles, dont l'une dite « programme TPS », figurant dans les conditions générales d'achat (CGA), les contrats de fourniture de matériel, intitulés contrats SA, et les contrats de prestations de services types, dénommés MSA, de la société GEEPF.

2. A la suite de l'enquête, le ministre chargé de l'économie a, le 1er septembre 2015, assigné la société GEEPF sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 2° du code de commerce, dans sa rédaction alors en vigueur, en cessation de certaines pratiques et en paiement d'une amende civile.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. La société GEEPF fait grief à l'arrêt de dire que les auditions anonymisées versées aux débats par le ministre chargé de l'économie ne portent pas atteinte à ses droits de la défense, alors « que le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes ; qu'en fondant de manière déterminante sa décision sur des déclarations anonymes produites par le ministre de l'économie et des finances, la cour d'appel a violé l'article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

4. Le ministre chargé de l'économie conteste la recevabilité du moyen. Il soutient que la société GEEPF invoque pour la première fois devant la Cour de cassation les dispositions de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et n'a pas discuté devant les juges du fond la conformité des preuves produites à l'article 6, §§ 1 et 3, de cette convention.

5. Cependant, il résulte des conclusions de la société GEEPF que celle-ci invoquait la violation du principe de la contradiction et des droits de la défense ainsi que l'atteinte au principe de la loyauté et à l'équité des débats résultant de la production, dans l'instance d'appel, de déclarations anonymisées, par le ministre, au soutien de la démonstration de la condition de soumission ou tentative de soumission de ses cocontractants. Si elle ne s'est pas expressément prévalue des dispositions de l'article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, les principes invoqués, qui sont au nombre de ceux garantis par ces textes, étaient dans le débat.

6. Le moyen n'est donc pas nouveau et est recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

7. Il résulte de ce texte qu'au regard des exigences du procès équitable, le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des déclarations anonymes.

8. Pour écarter les conclusions de la société GEEPF, qui faisait valoir que les auditions anonymisées versées aux débats par le ministre chargé de l'économie portaient une atteinte disproportionnée à ses droits de la défense en la privant de la possibilité de vérifier et contredire, le cas échéant, les faits rapportés, puis déclarer établies les pratiques restrictives de concurrence reprochées et prononcer une sanction à son égard, l'arrêt, après avoir reproduit des extraits des déclarations recueillies, par les services de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi, de personnes présentées comme des fournisseurs de la société poursuivie, dont l'identité, l'activité et le chiffre d'affaires qu'elles réalisaient avec elle n'étaient pas mentionnés, relève que tous les témoignages, au nombre de 17, se corroborent entre eux en ce qu'ils font état de ce que les fournisseurs ou sous-traitants de la société GEEPF ne peuvent négocier les clauses litigieuses avec elle. Ayant relevé encore que ces déclarations font référence aux clauses contractuelles litigieuses, qui se retrouvent dans la majorité des contrats liant la société GEEPF à ses fournisseurs ou sous-traitants, il en déduit que ces références confirment la crédibilité des procès-verbaux, dressés par des agents assermentés. Il estime, en conséquence, que ces déclarations des cocontractants établissent que des fournisseurs de la société GEEPF sont dans l'impossibilité juridique, technique et commerciale de travailler avec celle-ci en cas de refus d'adhésion au programme TPS comme d'acceptation des CGA.

9. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui s'est fondée, de façon déterminante, sur des déclarations recueillies anonymement pour estimer rapportée la preuve de l'existence d'une soumission des fournisseurs aux clauses contractuelles en cause, a méconnu les exigences du texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 12 juin 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Mouillard - Rapporteur : Mme Champalaune - Avocat général : M. Douvreleur - Avocat(s) : SCP Bénabent ; SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés -

Textes visés :

Article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article L. 442-6, I, 2°, du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019.

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