Numéro 5 - Mai 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 5 - Mai 2022

CONFLIT DE JURIDICTIONS

2e Civ., 25 mai 2022, n° 19-12.048, n° 19-15.052, (B), FS

Cassation

Effets internationaux des jugements – Ouverture d'une liquidation judiciaire – Décision d'un Etat membre de l'Union Européenne – Effets – Interruption de l'instance – Cas – Action en indemnisation d'assurance – Portée

Par arrêt du 13 janvier 2022 (C-724/20), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article 292 de la directive 2009/138/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 sur l'accès aux activités de l'assurance et de la réassurance et leur exercice (Solvabilité II) doit être interprété en ce sens :

- d'une part, que « la notion d' « instance en cours concernant un actif ou un droit dont l'entreprise d'assurance est dessaisie », visée par cet article, englobe une instance en cours ayant pour objet une demande d'indemnité d'assurance sollicitée par un preneur d'assurance, au titre de dommages supportés dans un Etat membre, auprès d'une entreprise d'assurance soumise à une procédure de liquidation dans un autre Etat membre » ;

- d'autre part, que « la loi de l'Etat membre sur le territoire duquel l'instance est en cours, au sens de cet article, a pour objet de régir tous les effets de la procédure de liquidation sur cette instance » et en particulier, qu' « il convient d'appliquer les dispositions du droit de cet Etat membre qui, premièrement, prévoient que l'ouverture d'une telle procédure entraîne l'interruption de l'instance en cours, deuxièmement, soumettent la reprise de l'instance à la déclaration au passif de l'entreprise d'assurance, par le créancier, de sa créance d'indemnité d'assurance et à l'appel en cause des organes chargés de mettre en oeuvre la procédure de liquidation et, troisièmement, interdisent toute condamnation au paiement de l'indemnité, celle-ci ne pouvant plus faire l'objet que d'une constatation de son existence et d'une fixation de son montant, dès lors que, en principe, de telles dispositions n'empiètent pas sur la compétence réservée au droit de l'Etat membre d'origine, en application de l'article 274, paragraphe 2, de ladite directive ».

Il en découle qu'en application de l'article L. 326-28 du code des assurances, qui transpose l'article 292 de la directive précitée, les dispositions des articles 369 et 371 du code de procédure civile et de l'article L. 622-22 du code de commerce s'appliquent aux instances en cours ayant pour objet une demande d'indemnité d'assurance sollicitée par un preneur d'assurance, au titre de dommages supportés en France, auprès d'une entreprise d'assurance soumise à une procédure de liquidation judiciaire dans un autre Etat membre.

Or, il résulte des dispositions précitées du code de procédure civile que l'instance est interrompue par l'effet du jugement qui prononce la liquidation judiciaire dans les causes où il emporte assistance ou dessaisissement du débiteur, dès lors que cet événement survient avant l'ouverture des débats. En outre, il découle des dispositions précitées du code de commerce que par l'effet du jugement qui ouvre la procédure de liquidation judiciaire, les instances en cours sont interrompues jusqu'à ce que le créancier poursuivant ait procédé à la déclaration de sa créance.

Encourt, dès lors, la censure, l'arrêt qui condamne une société d'assurance à indemniser l'assuré, alors qu'un jugement d'un tribunal de Copenhague ayant prononcé la faillite de cette société et désigné un syndic de faillite, intervenu avant l'ouverture des débats, avait entraîné l'interruption de l'instance en cours.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Besançon, 20 novembre 2018) et les productions, la société Paget Approbois (la société Paget) a souscrit, à effet du 1er juillet 2011, par l'intermédiaire de la société Depeyre entreprises (la société Depeyre), courtier en assurance, une police d'assurance « multirisque industrielle » portant la mention « Compagnie : Alpha insurance ».

2. Le 20 mai 2012, une chute de grêle a endommagé deux sites exploités par la société Paget, qui a adressé le lendemain une déclaration de sinistre à la société Depeyre.

3. Une expertise amiable a été mise en oeuvre afin d'évaluer les dommages matériels consécutifs au sinistre.

4. La société Paget n'a toutefois perçu aucune indemnité d'assurance, la société Depeyre lui ayant finalement fait connaître par une lettre datée du 7 janvier 2013 qu'elle avait été assurée par l'intermédiaire d'une société de droit belge, la société Albic, que ses assureurs avaient été, à compter du 1er janvier 2012, la société britannique United et la société roumaine Euroins, et qu'elle n'avait plus d'assureur depuis le 1er janvier 2013, ces sociétés ayant depuis retiré leur agrément à la société Albic.

5. La société Paget a alors assigné en responsabilité et indemnisation de ses préjudices la société Depeyre, qui a appelé en garantie la société de droit danois Alpha Insurance, désignée par elle comme étant le véritable assureur à la date du sinistre.

6. La société Paget a sollicité en cause d'appel la condamnation in solidum de la société Depeyre et de la société Alpha Insurance au paiement de la somme de 335 080,79 euros en réparation de son préjudice matériel ainsi que la mise en oeuvre d'une expertise afin d'évaluer son préjudice immatériel.

7. À l'audience de plaidoirie du 16 octobre 2018, le conseil de la société Alpha Insurance a informé la cour d'appel que le tribunal maritime et commercial de Copenhague avait prononcé la faillite de cette société à compter du 8 mai 2018 et en a justifié en cours de délibéré en produisant ce jugement désignant M. [W] en qualité de syndic de faillite.

8. La cour d'appel de Besançon, par arrêt du 20 novembre 2018, a dit n'y avoir lieu de révoquer l'ordonnance de clôture et a statué au fond.

9. La société Alpha Insurance, représentée par M. [W], pris en qualité de syndic de faillite, et la société Paget, se sont pourvues contre cet arrêt.

10. Par un arrêt du 17 décembre 2020, la Cour de cassation a saisi la Cour de justice de l'Union européenne (la CJUE) de questions préjudicielles portant sur l'interprétation de l'article 292 de la directive 2009/138/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 sur l'accès aux activités de l'assurance et de la réassurance et leur exercice (dite « Solvabilité II »).

11. Par un arrêt du 13 janvier 2022 (C-724/20), la CJUE a répondu aux questions posées.

Examen des moyens

Sur le premier moyen du pourvoi n° 19-15.052 de la société Alpha Insurance, pris en ses deux premières branches

Enoncé du moyen

12. La société Alpha Insurance fait grief à l'arrêt de dire n'y avoir lieu à révocation de l'ordonnance de clôture, d'infirmer le jugement sauf en ce qu'il a débouté la société Paget de sa demande d'expertise et de la condamner la société Alpha Insurance à payer à la société Paget la somme de 335 080,79 euros au titre de l'indemnisation de son préjudice matériel résultant du sinistre survenu le 20 mai 2012, alors :

« 1°/ que l'ouverture d'une procédure collective interrompt l'instance de plein droit dès lors qu'elle survient avant l'audience et qu'elle emporte assistance ou dessaisissement du débiteur ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a elle-même constaté qu'il avait été justifié qu'une procédure de faillite avait été ouverte à l'encontre de la société Alpha Insurance par jugement du tribunal maritime et commercial de Copenhague du 8 mai 2018, soit antérieurement à l'audience de plaidoirie du 16 octobre 2018 ; qu'en s'abstenant de constater l'interruption de l'instance qui résultait de plein droit de l'ouverture de cette procédure collective, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, en violation des articles 369, 371 et 372 du code de procédure civile ;

2°/ que l'ouverture d'une procédure collective interrompt toute action en justice de la part des créanciers antérieurs au jugement d'ouverture dès lors que cette action tend à la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent ; qu'en l'espèce, il est constant et constaté par les juges que, par acte du 10 juin 2015, la société Alpha Insurance a été assignée en paiement et garantie d'une indemnité d'assurance, et qu'elle a ensuite fait l'objet d'une procédure de faillite par jugement du tribunal maritime et commercial de Copenhague du 8 mai 2018 ; qu'en s'abstenant de constater l'interruption de l'instance qui résultait de plein droit de l'ouverture de cette procédure collective, la cour d'appel a violé les articles L. 622-22, R. 622-20, L. 641-3 et L. 641-9 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 326-20 et L. 326-28 du code des assurances, les articles L. 622-22 et L. 641-3 du code de commerce et les articles 369 et 371 du code de procédure civile :

13. Aux termes du premier de ces textes, issu de l'ordonnance n° 2015-378 du 2 avril 2015 transposant la directive 2009/138/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 sur l'accès aux activités de l'assurance et de la réassurance et leur exercice (Solvabilité II), les décisions concernant l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire prises par les autorités compétentes d'un Etat membre de l'Union européenne autre que la France à l'égard d'une entreprise d'assurance ayant son siège sur le territoire de cet Etat produisent tous leurs effets sur le territoire de la République française sans aucune autre formalité, y compris à l'égard des tiers, dès qu'elles produisent leurs effets dans cet Etat.

14. Selon le deuxième, issu de la même ordonnance, transposant l'article 292 de la directive Solvabilité II, les effets de la mesure d'assainissement ou de l'ouverture de la procédure de liquidation sur une instance en cours en France concernant un bien ou un droit dont l'entreprise d'assurance est dessaisie sont régis exclusivement par les dispositions du code de procédure civile.

15. Il résulte des dispositions susvisées du code de procédure civile que l'instance est interrompue par l'effet du jugement qui prononce la liquidation judiciaire dans les causes où il emporte assistance ou dessaisissement du débiteur, dès lors que cet événement survient avant l'ouverture des débats.

16. Il découle des dispositions susvisées du code de commerce que par l'effet du jugement qui ouvre la procédure de liquidation judiciaire, les instances en cours sont interrompues jusqu'à ce que le créancier poursuivant ait procédé à la déclaration de sa créance ; elles sont alors reprises de plein droit, le mandataire judiciaire et, le cas échéant, l'administrateur, dûment appelés, mais tendent uniquement à la constatation des créances et à la fixation de leur montant.

17. Par son arrêt précité du 13 janvier 2022 (C-724/20), la CJUE a dit pour droit que l'article 292 de la directive Solvabilité II doit être interprété en ce sens :

 - d'une part, que « la notion d'« instance en cours concernant un actif ou un droit dont l'entreprise d'assurance est dessaisie », visée par cet article, englobe une instance en cours ayant pour objet une demande d'indemnité d'assurance sollicitée par un preneur d'assurance, au titre de dommages supportés dans un Etat membre, auprès d'une entreprise d'assurance soumise à une procédure de liquidation dans un autre Etat membre » ;

 - d'autre part, que « la loi de l'Etat membre sur le territoire duquel l'instance est en cours, au sens de cet article, a pour objet de régir tous les effets de la procédure de liquidation sur cette instance » et en particulier, qu'« il convient d'appliquer les dispositions du droit de cet Etat membre qui, premièrement, prévoient que l'ouverture d'une telle procédure entraîne l'interruption de l'instance en cours, deuxièmement, soumettent la reprise de l'instance à la déclaration au passif de l'entreprise d'assurance, par le créancier, de sa créance d'indemnité d'assurance et à l'appel en cause des organes chargés de mettre en oeuvre la procédure de liquidation et, troisièmement, interdisent toute condamnation au paiement de l'indemnité, celle-ci ne pouvant plus faire l'objet que d'une constatation de son existence et d'une fixation de son montant, dès lors que, en principe, de telles dispositions n'empiètent pas sur la compétence réservée au droit de l'Etat membre d'origine, en application de l'article 274, paragraphe 2, de ladite directive. »

18. Il en découle qu'en application de l'article L. 326-28 du code des assurances, tel qu'interprété à la lumière de la directive Solvabilité II, les dispositions des articles 369 et 371 du code de procédure civile et de l'article L. 622-22 du code de commerce s'appliquent aux instances en cours ayant pour objet une demande d'indemnité d'assurance sollicitée par un preneur d'assurance, au titre de dommages supportés en France, auprès d'une entreprise d'assurance soumise à une procédure de liquidation judiciaire dans un autre Etat membre.

19. Pour dire n'y avoir lieu à révocation de l'ordonnance de clôture, débouter la société Paget de sa demande d'expertise et condamner la société Alpha Insurance à payer à la société Paget la somme de 335 080,79 euros au titre de l'indemnisation de son préjudice matériel résultant du sinistre survenu le 20 mai 2012, l'arrêt retient que, malgré l'objection formulée par la société Depeyre, la société Alpha Insurance n'a pas établi que la procédure de faillite danoise avait les mêmes effets qu'en droit français sur la poursuite de l'instance et sur la recevabilité des demandes dirigées contre elle.

20. Elle en déduit qu'ignorée des parties avant la clôture et n'apparaissant pas revêtir la gravité justifiant de révoquer l'ordonnance de clôture, l'existence de cette procédure de faillite restera étrangère aux débats.

21. En statuant ainsi, alors que le jugement du tribunal maritime et commercial de Copenhague ayant prononcé la faillite de la société Alpha Insurance et désigné un syndic de faillite, intervenu avant l'ouverture des débats, avait entraîné l'interruption de l'instance en cours, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

22. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation des dispositions de l'arrêt disant n'y avoir lieu à révocation de l'ordonnance de clôture, déboutant la société Paget de sa demande d'expertise et condamnant la société Alpha Insurance à payer à la société Paget la somme de 335 080,79 euros au titre de l'indemnisation de son préjudice matériel entraîne la cassation des chefs de dispositif déboutant la société Paget de sa demande en condamnation de la société Depeyre à l'indemniser de ses préjudices résultant du sinistre survenu le 20 mai 2012 et de sa demande en condamnation de la société Alpha Insurance à l'indemniser de son préjudice immatériel, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs des pourvois, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 20 novembre 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Besançon ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Pireyre - Rapporteur : Mme Guého - Avocat général : M. Gaillardot - Avocat(s) : SARL Cabinet Munier-Apaire ; SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet ; SCP Nicolaý, de Lanouvelle -

Textes visés :

Arrêt du 13 janvier 2022 (C-724/20) de la Cour de justice de l'Union européenne ; articles 274, § 2, et 292 de la directive 2009/138/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 sur l'accès aux activités de l'assurance et de la réassurance et leur exercice (Solvabilité II) ; articles L. 326-28 du code des assurances ; articles 369 et 371 du code de procédure civile ; article L. 622-22 du code de commerce.

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