Numéro 5 - Mai 2019

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 5 - Mai 2019

PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE

1re Civ., 22 mai 2019, n° 17-28.314, (P)

Cassation partielle

Droit d'auteur – Droits patrimoniaux – Droit d'exploitation – Usufruit du conjoint survivant – Domaine d'application – Etendue – Exclusion – Cas – Exemplaires originaux – Applications diverses

Selon une jurisprudence constante, les épreuves en bronze à tirage limité coulées à partir du modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement constituent, dans la limite de douze exemplaires, exemplaires numérotés et épreuves d'artiste confondus, des exemplaires originaux et se distinguent d'une simple reproduction.

Dès lors, ces tirages, qui ne relèvent pas du droit de reproduction, n'entrent pas dans le champ d'application de l'usufruit du droit d'exploitation dont bénéficie le conjoint survivant de l'auteur, en application de l'article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle.

Oeuvre d'art – Sculpture – Oeuvre originale – Détermination – Portée

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que R... F..., sculpteur, est décédé le [...], laissant pour lui succéder ses trois enfants issus d'un premier mariage, MM. T..., L... et S... F..., ainsi que sa seconde épouse, Mme Z... W... F... ; que, reprochant notamment à cette dernière d'avoir vendu, sans leur accord préalable, des tirages en bronze posthumes numérotés et d'avoir fait réaliser des tirages à partir de modèles en plâtre non divulgués, MM. T..., L... et S... F... l'ont assignée en déchéance du droit d'usufruit spécial, dont elle est titulaire en application de l'article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle, et en contrefaçon ; que M. Z... F... et Mme C... F... sont intervenus volontairement en cause d'appel, en leur qualité d'héritiers de T... F..., décédé en cours d'instance ;

Sur les premier, troisième et cinquième moyens, ci-après annexés :

Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;

Mais sur le moyen relevé d'office, après avis donné aux parties dans les conditions de l'article 1015 du code de procédure civile :

Vu l'article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006, alors en vigueur ;

Attendu qu'aux termes de ce texte, pendant l'année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent le décès de l'auteur, le conjoint survivant, contre lequel n'existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps, bénéficie, quel que soit le régime matrimonial et indépendamment des droits qu'il tient des articles 756 à 757-3 et 764 à 766 du code civil sur les autres biens de la succession, de l'usufruit du droit d'exploitation dont l'auteur n'aura pas disposé ;

Que, selon une jurisprudence constante (1re Civ., 18 mars 1986, pourvoi n° 84-13.749, Bull. 1986, I, n° 71 ; 1re Civ., 13 octobre 1993, pourvoi n° 91-14.037, Bull. 1993, I, n° 285 ; 1re Civ., 4 mai 2012, pourvoi n° 11-10.763, Bull. 2012, I, n° 103), les épreuves en bronze à tirage limité coulées à partir du modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement doivent être considérées comme l'oeuvre elle-même émanant de la main de l'artiste ; qu'en effet, par leur exécution même, ces supports matériels, dans lesquels l'oeuvre s'incorpore et qui en assurent la divulgation, portent l'empreinte de la personnalité de l'auteur ; que, dès lors, dans la limite de douze exemplaires, exemplaires numérotés et épreuves d'artiste confondus, ils constituent des exemplaires originaux et se distinguent d'une simple reproduction ;

Qu'il en résulte que les tirages en bronze numérotés ne relèvent pas du droit de reproduction, de sorte qu'ils n'entrent pas dans le champ d'application de l'usufruit du droit d'exploitation dont bénéficie le conjoint survivant ;

Attendu que, pour dire que Mme Z... W... F... est en droit d'aliéner les tirages en bronze sans l'accord des nus-propriétaires, en ce qui concerne l'oeuvre divulguée, l'arrêt retient qu'en faisant un tirage et en le vendant, l'usufruitier ne fait qu'exercer le droit d'exploitation qui lui est conféré par l'article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle ;

Qu'en statuant ainsi, alors que le droit d'usufruit spécial dont le conjoint survivant est titulaire ne s'étend pas aux exemplaires originaux, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

Et sur le quatrième moyen :

Vu l'article 954, alinéa 2, du code de procédure civile, dans sa rédaction antérieure à celle issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, alors en vigueur ;

Attendu, selon ce texte, que les prétentions sont récapitulées sous forme de dispositif et la cour d'appel ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif ;

Attendu que, pour rejeter la demande en contrefaçon formée par MM. L..., S..., Z... F... et Mme C... F... au titre de la reproduction de modèles en plâtre non divulgués, l'arrêt énonce que le dispositif de leurs conclusions est totalement imprécis, un acte de contrefaçon ne pouvant être retenu sans indication de l'oeuvre contrefaite et les motifs des écritures, qui font état de diverses oeuvres, ne pouvant suppléer la carence affectant le dispositif, lequel fait mention de quinze exemplaires, puis sollicite le versement de 50 000 euros pour chacun des quatorze exemplaires ;

Qu'en statuant ainsi, alors que l'imprécision dans l'énoncé d'une prétention au sein du dispositif ne peut être assimilée à un défaut de récapitulation de ladite prétention, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le deuxième moyen :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que Mme Z... W... F... est en droit d'aliéner les tirages en bronze sans l'accord des nus-propriétaires, en ce qui concerne l'oeuvre divulguée, en ce qu'il rejette les demandes subséquentes de MM. L..., S..., Z... F... et Mme C... F... tendant, notamment, à la réalisation d'un inventaire ou à la déchéance des droits d'usufruitière de Mme Z... W... F... sur le droit d'exploitation de l'oeuvre de R... F... et à la réparation de leur préjudice, et en ce qu'il rejette la demande en contrefaçon formée par MM. L..., S..., Z... F... et Mme C... F... au titre de la reproduction de modèles en plâtre non divulgués, l'arrêt rendu le 27 septembre 2017, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Canas - Avocat général : M. Chaumont - Avocat(s) : SCP Sevaux et Mathonnet ; SCP Hémery, Thomas-Raquin et Le Guerer -

Textes visés :

Article L. 123-6 du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006.

Rapprochement(s) :

Sur la qualification d'oeuvres originales des tirages en bronze posthumes, à rapprocher : 1re Civ., 13 octobre 1993, pourvoi n° 91-14.037, Bull. 1993, I, n° 285 (cassation) ; 1re Civ., 4 mai 2012, pourvoi n° 11-10.763, Bull. 2012, I, n° 103 (2) (cassation partielle), et les arrêts cités.

1re Civ., 22 mai 2019, n° 18-12.718, (P)

Rejet

Oeuvre de l'esprit – Reproduction – Prohibition – Exception – Parodie, pastiche et caricature – Conditions – Défaut – Parodie portant sur l'oeuvre originale elle-même

L'exception de parodie, prévue à l'article L. 122-5, 4°, du code de la propriété intellectuelle, qui constitue une notion autonome du droit de l'Union, n'est pas soumise à la condition selon laquelle la parodie devrait porter sur l'oeuvre originale elle-même.

Une cour d'appel, qui a constaté que la reproduction litigieuse ne générait aucune confusion avec l'oeuvre de l'auteur et constituait une métaphore humoristique servant à illustrer le propos d'un article de presse, a pu déduire de ces constatations que la reproduction incriminée caractérisait un usage parodique qui ne portait pas une atteinte disproportionnée aux intérêts légitimes de l'auteur et de son ayant droit.

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 22 décembre 2017), qu'J... B... dit E..., sculpteur, décédé le [...], a réalisé, en 1968, un buste de Marianne symbolisant la République française ; que Mme V..., son épouse, qui déclare être investie de l'ensemble des droits patrimoniaux et moraux de l'artiste, a assigné en contrefaçon la Société d'exploitation de l'hebdomadaire Le Point (la SEBDO), éditrice du magazine éponyme, pour avoir publié un photo-montage reproduisant partiellement l'oeuvre d'E..., en couverture du n° 2119 publié le 19 juin 2014, sous le titre « Corporatistes intouchables, tueurs de réforme, lepéno-cégétistes...

Les naufrageurs - La France coule, ce n'est pas leur problème » ;

Attendu que Mme V... fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors, selon le moyen :

1°/ que les droits de l'auteur défunt sont transférés par dévolution successorale aux ayants droit qui les exercent pleinement sous réserve des dispositions légales particulières aménageant l'exercice des droits transmis ; qu'en niant tout droit de Mme V... sur l'oeuvre litigieuse, dont elle avait pourtant constaté la qualité de légataire universelle d'E... et la titularité des droits patrimoniaux et moraux sur le buste en cause, au prétexte que l'oeuvre a comme sujet un symbole de la République française, la cour d'appel a violé les articles L. 121-1 et L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle ;

2°/ que si un symbole est de libre parcours, il en va autrement de sa représentation formelle qui exprime la personnalité de son créateur et qui lui confère les prérogatives du droit d'auteur ; que, de plus, aucune exception légale n'exclut le droit d'auteur sur une oeuvre qui aurait comme sujet un symbole de la République française ; qu'en affirmant que l'oeuvre d'E..., dont l'originalité n'était pas discutée, ne saurait être appropriée dès lors qu'elle associe deux images symboliques de la France, la cour d'appel a violé les articles L. 111-1, L. 112-1, L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle ;

3°/ que l'exception de parodie ne peut avoir pour objet, conformément aux lois du genre, que l'oeuvre elle-même ; qu'en considérant que la seule utilisation de l'oeuvre d'E... pour illustrer de façon humoristique un article de presse consacré à la dénonciation de groupes sociaux qui feraient « couler la France » relevait du champ de l'exception de parodie, la cour d'appel a violé l'article L. 122-5, 4°, du code de la propriété intellectuelle ;

4°/ que l'exception de parodie ne peut être admise en cas de risque de confusion entre l'oeuvre parodiée et sa représentation parodique ; qu'en se bornant à relever que la Marianne d'E... n'avait pas été intégralement reproduite par le journal et que l'oeuvre dérivée comportait des éléments propres sans expliquer en quoi cette adjonction, occultant la moitié du buste de la Marianne, n'évitait pas que le lecteur ne puisse pas reconnaître l'oeuvre première, la cour d'appel, qui n'a pas écarté le risque de confusion entre les deux oeuvres, a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 122-5, 4°, du code de la propriété intellectuelle ;

5°/ que l'exception de parodie suppose, outre l'utilisation de l'oeuvre à des fins humoristique, la recherche d'un effet parodique ; qu'en relevant que le photomontage litigieux, reproduisant la Marianne d'E..., constituait une illustration humoristique d'un article de journal qui était dépourvu de ton satirique et même humoristique, sans décrire le procédé parodique auquel il aurait été recouru, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 122-5, 4°, du code de la propriété intellectuelle ;

6°/ que, si elle est associée à un sujet d'intérêt général, la représentation d'une oeuvre par un organe de presse sans l'autorisation du titulaire des droits d'auteur doit préserver un juste équilibre entre la liberté d'expression et les droits de propriété intellectuelle et artistique, qui relèvent du droit au respect des biens ; qu'il appartient au juge, pour justifier l'atteinte au droit d'auteur, d'établir l'intérêt du public à bénéficier de ladite reproduction ; qu'en s'attachant à la seule circonstance que la représentation par l'organe de presse de la Marianne créée par E... permettait, par son caractère allégorique, d'illustrer un sujet d'intérêt général portant sur les « naufrageurs de la France », bien que rien n'imposât que ce soit l'oeuvre litigieuse qui soit utilisée à cette fin simplement illustratrice, dépourvue de toute fonction informative ou didactique, la cour d'appel a violé les articles L. 111-1 et L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle, ensemble les articles 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er de son premier Protocole additionnel ;

Mais attendu qu'en application de l'article L. 122-5, 4°, du code de la propriété intellectuelle, l'auteur ne peut interdire la parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre ; que, par arrêt du 3 septembre 2014 (C-201/13), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que la notion de « parodie » au sens de l'article 5, paragraphe 3, sous k), de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, à la lumière duquel le texte précité doit être interprété, constitue une notion autonome du droit de l'Union et n'est pas soumise à des conditions selon lesquelles la parodie devrait mentionner la source de l'oeuvre parodiée ou porter sur l'oeuvre originale elle-même ;

Attendu qu'après avoir énoncé exactement que, pour être qualifiée de parodie, l'oeuvre seconde doit revêtir un caractère humoristique et éviter tout risque de confusion avec l'oeuvre parodiée, l'arrêt relève que le photomontage incriminé, qui reproduit partiellement l'oeuvre en y adjoignant des éléments propres, ne génère aucune confusion avec l'oeuvre d'E... ; que, dans l'exercice de son pouvoir souverain, la cour d'appel a estimé que la reproduction partielle de celle-ci, figurant le buste de Marianne, immergé, constituait une métaphore humoristique du naufrage prétendu de la République, destiné à illustrer le propos de l'article, peu important le caractère sérieux de celui-ci ; qu'elle a pu en déduire que la reproduction litigieuse caractérisait un usage parodique qui ne portait pas une atteinte disproportionnée aux intérêts légitimes de l'auteur et de son ayant droit ; que le moyen, inopérant en ses première et deuxième branches qui s'attaquent à des motifs surabondants, n'est pas fondé pour le surplus ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : M. Girardet - Avocat(s) : SCP Meier-Bourdeau et Lécuyer ; SCP de Chaisemartin, Doumic-Seiller -

Textes visés :

Article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 1er de son premier Protocole additionnel ; articles L. 111-1, L. 112-1, L. 121-1, L. 122-5 et L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle.

Rapprochement(s) :

CJUE, arrêt du 3 septembre 2014, Deckmyn et Vrijheidsfonds, C-201/13.

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