Numéro 4 - Avril 2024

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 4 - Avril 2024

RESPONSABILITE DELICTUELLE OU QUASI DELICTUELLE

2e Civ., 25 avril 2024, n° 22-17.229, (B), FS

Cassation partielle

Dommage – Réparation – Préjudice temporaire – Perte de gains professionnels actuels – Préjudice distinct – Perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale

Lorsqu'en raison de la durée de la période temporaire, une cour d'appel estime que la victime a subi, durant cette période, une limitation de ses possibilités professionnelles et la perte d'une chance de bénéficier de promotions professionnelles, ces préjudices sont indemnisés au titre des pertes de gains professionnels actuels.

Dans cette situation, la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap et le préjudice sexuel subis, durant cette même période, sont indemnisés au titre du déficit fonctionnel temporaire.

Dommage – Réparation – Préjudice corporel – Déficit fonctionnel temporaire – Perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale – Indemnisation

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 5 avril 2022) et les productions, le 24 juin 2008, [G] [D] a été grièvement blessé par l'explosion d'un engin pyrotechnique lors d'une fête organisée par l'association [5] (l'association), assurée auprès de la société Allianz IARD (l'assureur).

2. [G] [D] a assigné l'association et son assureur en responsabilité et indemnisation de ses préjudices, en présence de la caisse primaire d'assurance maladie du Gard, aux droits de laquelle vient la caisse primaire d'assurance maladie de l'Hérault.

3. Il est décédé des suites de ses blessures le 14 octobre 2017. Sa mère, Mme [D], et ses frères, MM. [M] et [F] [D], sont intervenus volontairement à l'instance, tant à titre personnel qu'en leur qualité d'ayants droit.

4. Un arrêt du 24 juillet 2018, rendu sur renvoi après cassation (2e Civ., 14 janvier 2016, pourvois n° 14-29.147 et 15-14.517), a déclaré l'association responsable des préjudices subis par [G] [D], déclaré l'assureur tenu à garantie et a sursis à statuer sur l'indemnisation des ayants droit de [G] [D], tant au titre de leur action successorale que de leur action personnelle.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

5. L'assureur fait grief à l'arrêt de le condamner, in solidum avec l'association, à payer aux ayants droit de [G] [D], au titre de l'action successorale, la somme de 80 000 euros en réparation de l'incidence professionnelle, alors « que le juge doit réparer le préjudice sans qu'il en résulte ni perte ni profit pour la victime ; que seule la consolidation de l'état de la victime permet de réparer les préjudices permanents qui en résultent, telle que l'incidence professionnelle ; qu'en l'espèce, en octroyant aux ayants droit de [G] [D] la somme de 80 000 euros au titre de l'incidence professionnelle, préjudice permanent tout en ayant constaté que l'état de santé de [G] [D] n'avait jamais été consolidé, ce qui excluait l'existence d'un quelconque préjudice permanent, dont l'incidence professionnelle, la cour d'appel a méconnu le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. »

Réponse de la Cour

6. L'arrêt constate, d'abord, que si l'état de santé de [G] [D] n'a jamais été consolidé, compte tenu de l'évolution permanente de sa pathologie, il a subi, du traumatisme initial jusqu'à son décès neuf années plus tard, une réelle limitation dans ses possibilités professionnelles, rendant impossible la poursuite de son activité de conducteur d'ambulances et de véhicules sanitaires puis d'ambulancier, ainsi que toute évolution dans cette branche professionnelle, puisqu'il a été licencié pour inaptitude en mars 2012.

7. L'arrêt relève, ensuite, que les séquelles de l'accident du 24 mai 2008 ont rendu définitivement impossible, à partir du mois de juillet 2012, tout espoir pour [G] [D] d'une évolution favorable d'une carrière de sapeur-pompier volontaire, métier qu'il exerçait jusqu'à cette date.

8. La cour d'appel en a déduit à tort que la victime devait être indemnisée d'un poste de préjudice autonome d'incidence professionnelle actuelle, alors que les préjudices dont elle constatait l'existence, compte tenu de l'absence de consolidation jusqu'au décès survenu plus de neuf ans après l'accident, tenant à la limitation de ses possibilités professionnelles et à la perte d'une chance de bénéficier de promotions professionnelles, devaient être indemnisés au titre des pertes de gains professionnels actuels.

9. Cependant, l'arrêt, qui, au titre des pertes de gains professionnels actuels, n'a indemnisé que la perte de revenus de la victime liée à son placement en arrêt de travail, évaluée à la différence entre ses revenus antérieurs à l'accident et la pension d'invalidité qu'elle a perçue de l'organisme social après celui-ci, n'a pas indemnisé deux fois le même préjudice.

10. Le moyen, qui invoque une violation du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, n'est, dès lors, pas fondé.

Mais sur le premier moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

11. L'assureur fait le même grief à l'arrêt, alors « que, subsidiairement, le juge doit réparer le préjudice sans qu'il en résulte ni perte ni profit pour la victime ; qu'il est interdit au juge, qui doit évaluer in concreto chaque poste de préjudice, de procéder à une réparation forfaitaire ; qu'en l'espèce, pour allouer aux ayants droit de [G] [D] la somme de 80 000 euros au titre de l'incidence professionnelle, la cour d'appel a considéré qu'il s'agissait « d'une évaluation forfaitaire » ; qu'en statuant ainsi, sans évaluer in concreto le préjudice résultant de l'incidence professionnelle, la cour d'appel a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. »

Réponse de la Cour

Vu le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :

12. Pour condamner in solidum l'association et son assureur au titre de l'incidence professionnelle, l'arrêt énonce que s'agissant d'une évaluation forfaitaire, il est alloué aux ayants droit de la victime la somme de 80 000 euros.

13. En statuant ainsi, alors que la réparation du préjudice doit correspondre à ce dernier et ne saurait être appréciée de manière forfaitaire, la cour d'appel a violé le principe susvisé.

Et sur le second moyen

Enoncé du moyen

14. L'assureur fait grief à l'arrêt de le condamner, in solidum avec l'association, à payer aux ayants droit de [G] [D], au titre de l'action successorale, la somme de 60 000 euros en réparation du préjudice sexuel et du préjudice d'établissement, alors « que le juge doit réparer le préjudice sans qu'il en résulte ni perte ni profit pour la victime ; que seule la consolidation de l'état de la victime permet de réparer les préjudices permanents qui en résultent, tels que le préjudice d'établissement et le préjudice sexuel ; que le poste de déficit fonctionnel temporaire intègre notamment le préjudice sexuel subi pendant la période antérieure à la consolidation, de sorte que le préjudice sexuel n'est, en tant que chef de préjudice autonome, réparable qu'au titre des préjudices à caractère permanent ; qu'en l'espèce, en octroyant aux ayants droit de [G] [D] la somme globale de 60 000 euros au titre du préjudice d'établissement et du préjudice sexuel qualifiés de « provisoires », tandis que ces chefs de préjudice ne peuvent être réparés qu'au titre des préjudices permanents après consolidation, et que la somme allouée au titre du déficit fonctionnel temporaire intégrait nécessairement le préjudice sexuel avant consolidation, la cour d'appel a méconnu le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. »

Réponse de la Cour

Vu le principe de la réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit pour la victime :

15. Le préjudice d'établissement constitué par la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap subsistant après consolidation est un poste de préjudice à caractère permanent. Lorsqu'en raison de la longueur de la période temporaire, cette même perte est subie avant consolidation, elle peut être indemnisée au titre du déficit fonctionnel temporaire, qui répare la perte de qualité de vie et des joies usuelles de l'existence.

16. Le préjudice sexuel avant consolidation est indemnisé au titre du déficit fonctionnel temporaire.

17. Pour allouer aux ayants droit de [G] [D] une somme au titre d'un préjudice sexuel et d'un préjudice d'établissement, qualifiés de provisoires, l'arrêt constate que, même si l'état de santé de ce dernier n'a jamais pu être considéré comme consolidé, la victime avait, avant l'accident, une vie sentimentale correspondant aux attentes d'un jeune homme de 26 ans et que, postérieurement à l'accident, compte tenu des séquelles physiques et de la lourdeur de son handicap, la relation avec sa compagne avait cessé et qu'elle n'avait pu au cours des neuf ans qui avaient suivi, en raison notamment des séquelles esthétiques dont elle était atteinte, renouer une relation sentimentale et construire le projet de vie familiale auquel elle pouvait légitimement prétendre.

18. En statuant ainsi, en indemnisant, outre le poste de déficit fonctionnel temporaire, un poste de préjudice sexuel et d'établissement avant consolidation, la cour d'appel, qui a indemnisé deux fois les mêmes préjudices, a violé le principe susvisé.

Portée et conséquences de la cassation

19. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation du chef de dispositif de l'arrêt condamnant in solidum l'association et son assureur à payer une somme au titre de l'incidence professionnelle, dite temporaire, entraîne la cassation du chef de dispositif les condamnant in solidum à payer une somme au titre des pertes de gains professionnels actuels, qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire.

20. Les cassations prononcées n'emportent pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant l'association et son assureur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à leur encontre.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne in solidum l'association [5] et la société Allianz IARD à payer aux ayants droit de [G] [D], au titre de l'action successorale, les sommes de 80 000 euros au titre de l'incidence professionnelle, 60 000 euros au titre du préjudice sexuel et du préjudice d'établissement, et 43 971,08 euros au titre de la perte de gains professionnels actuels, l'arrêt rendu le 5 avril 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Montpellier ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Nîmes.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Martinel - Rapporteur : Mme Philippart - Avocat général : M. Grignon Dumoulin - Avocat(s) : SCP Duhamel ; SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh -

3e Civ., 4 avril 2024, n° 22-21.132, (B), FS

Rejet

Dommage – Réparation – Réparation intégrale – Portée – Proportionnalité de la réparation par rapport à son coût – Appréciation – Exclusion

En application de l'article 1382, devenu 1240, du code civil et du principe de la réparation intégrale, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, de sorte que la victime doit être indemnisée sans perte ni profit.

Il en résulte que le juge du fond, statuant en matière extra-contractuelle, ne peut pas apprécier la réparation due à la victime au regard du caractère disproportionné de son coût pour le responsable du dommage.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Saint-Denis,17 juin 2022), rendu sur renvoi après cassation (3e Civ., 5 novembre 2020, pourvoi n° 19-10.101), Mme [U] [F] a, après expertise judiciaire, assigné M. [K] en mise en conformité d'une part, de sa maison avec les règles de hauteur prévues par le plan local d'urbanisme, d'autre part, de ses plantations avec les règles de distance ainsi qu'en indemnisation de son préjudice de jouissance.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

2. M. [K] fait grief à l'arrêt de le condamner à mettre sa construction en conformité avec les prescriptions du permis de construire accordé le 18 juin 2015 en réduisant la hauteur du faîtage et de l'égout de la façade ouest à partir du sol naturel et de le condamner à payer à Mme [U] [F] une certaine somme à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice de jouissance, alors :

« 1°/ que les juges du fond doivent rechercher concrètement, d'après les circonstances particulières de l'espèce dont il leur appartient de faire état, si les sanctions qu'ils prononcent ne sont pas disproportionnées ; qu'en ordonnant, au titre d'une non-conformité de la construction par rapport aux prescriptions du permis de construire modificatif, la réduction de la hauteur du faitage du chalet de M. [K] à concurrence de 70 centimètres, sans prendre en considération l'existence de la marge d'erreur évoquée par l'expert [I] dans son rapport avant de se prononcer sur le point de savoir si la non-conformité de la construction litigieuse au regard du permis de construire modificatif du 18 juin 2015 était minime ou, à l'inverse, significative, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des anciens articles 1143 et 1382 du code civil dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016 applicables au présent litige, ensemble le principe de proportionnalité ;

2°/ que les juges du fond doivent rechercher concrètement, d'après les circonstances particulières de l'espèce dont il leur appartient de faire état, si les sanctions qu'ils prononcent ne sont pas disproportionnées ; qu'en ordonnant, au titre d'une non-conformité de la construction par rapport aux prescriptions du permis de construire modificatif, la réduction de la hauteur du faitage du chalet de M. [K] à concurrence de 70 centimètres, sans se fonder sur aucune évaluation du prix des travaux qu'une telle mesure implique, et qui est considérable, la cour d'appel, qui a prononcé sans s'en expliquer une sanction disproportionnée à la non-conformité qu'elle relevait, a violé les anciens articles 1143 et 1382 du code civil dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016 applicables au présent litige, ensemble le principe de proportionnalité. »

Réponse de la Cour

3. En application de l'article 1382, devenu 1240, du code civil et du principe de la réparation intégrale, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, de sorte que la victime doit être indemnisée sans perte ni profit.

4. Il en résulte que le juge du fond, statuant en matière extra-contractuelle, ne peut apprécier la réparation due à la victime au regard du caractère disproportionné de son coût pour le responsable du dommage.

5. La cour d'appel a exactement énoncé que la demande de démolition ne pouvait prospérer qu'à condition d'établir que la construction édifiée en violation des prescriptions du permis de construire avait causé un préjudice direct au voisin.

6. En premier lieu, après avoir précisé que les résultats obtenus par l'expert judiciaire pour déterminer la hauteur du bâtiment avaient été corrigés à la baisse pour prendre en compte une marge d'erreur, elle a constaté que les hauteurs du faîtage et de l'égout en façade ouest excédaient celles prescrites par les permis de construire délivrés les 15 juin 2015 et 30 avril 2018.

7. En second lieu, elle a relevé que la construction réalisée par M. [K] privait sa voisine d'une grande partie de la vue panoramique sur la côte et le littoral ouest, limitait l'ensoleillement dont elle bénéficiait et réduisait la luminosité de l'une des pièces à vivre de sa maison.

8. Ayant ainsi caractérisé un préjudice résultant directement de la non-conformité de la construction aux prescriptions d'un permis de construire, la cour d'appel a pu en déduire que la démolition de la construction dans les limites des prescriptions du permis de construire modificatif devait être ordonnée.

9. Elle a ainsi légalement justifié sa décision.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : Mme Vernimmen - Avocat général : M. Brun - Avocat(s) : Me Balat ; Me Carbonnier -

Textes visés :

Article 1382, devenu 1240, du code civil ; principe de la réparation intégrale.

Rapprochement(s) :

3e Civ., 6 juillet 2023, pourvoi n° 22-10.884, Bull., (cassation partielle), et les arrêts cités.

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