Numéro 4 - Avril 2023

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 4 - Avril 2023

PRUD'HOMMES

Soc., 19 avril 2023, n° 21-20.308, (B), FRH

Cassation partielle

Procédure – Droits de la défense – Violation – Décision se fondant uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Toulouse, 28 mai 2021), M. [N] a été engagé en qualité d'agent de fabrication, le 1er mars 2013, par la société Airbus opérations.

2. Ayant fait l'objet d'une mise à pied disciplinaire notifiée le 11 juillet 2017, il a saisi la juridiction prud'homale aux fins d'annulation de cette sanction.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses deuxième et troisième branches

Enoncé du moyen

3. L'employeur fait grief à l'arrêt de dire que les faits incriminés à l'encontre du salarié n'existent pas et ne constituent pas une faute, d'annuler la sanction de mise à pied disciplinaire infligée au salarié et de le condamner à lui payer diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour le préjudice subi et du rappel de salaire retenu durant la mise à pied disciplinaire, alors :

« 2°/ que le principe de la liberté de la preuve qui prévaut en matière prud'homale interdit au juge d'écarter l'attestation établie par l'une des victimes d'un salarié sanctionné précisément à raison des agissements qu'il a commis au préjudice de celle-ci au motif qu'elle est intervenue volontairement à la procédure relative à la contestation élevée contre cette sanction ; qu'en énonçant l'inverse, la cour d'appel a violé les articles 201 et 202 du code de procédure civile ;

3°/ qu'à supposer que l'attestation de M. [P] devait être écartée, rien ne pouvait interdire au juge de prendre en considération les comptes-rendus des entretiens que la société Airbus avait eus avec lui, lesquels ne constituaient pas des témoignages ; qu'en ne les examinant pas, la cour d'appel a derechef violé les articles 201 et 202 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu le principe de la liberté de la preuve en matière prud'homale :

4. En matière prud'homale, la preuve est libre.

5. Pour annuler la sanction de mise à pied disciplinaire infligée au salarié en écartant l'attestation remise à l'employeur par M. [P], intervenant volontaire à titre accessoire à la procédure d'appel, l'arrêt retient qu'en raison de sa position de partie à la procédure en cause d'appel, l'attestation n'a plus de valeur de témoignage mais uniquement de dire puisqu'une partie ne peut, par définition, témoigner de façon impartiale en sa faveur.

6. En statuant ainsi, alors que l'intervenant volontaire à titre accessoire n'émet aucune prétention à titre personnel mais se limite à soutenir celles d'une partie principale, de sorte qu'il ne peut être considéré qu'il a témoigné en sa propre faveur et qu'il appartenait dès lors aux juges du fond d'apprécier la portée et la valeur de l'attestation remise par lui à l'employeur, de même que les autres éléments se rapportant à ce salarié, la cour d'appel a violé le principe susvisé.

Et sur le moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches

Enoncé du moyen

7. L'employeur fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 4°/ que si le juge ne peut pas fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes de salariés, rien ne lui interdit de prendre de tels témoignages en considération lorsque ceux-ci sont corroborés par d'autres éléments et notamment par d'autres témoignages, non anonymes, dont le rapprochement permet d'établir la matérialité des faits qui y ont énoncés ; qu'en refusant d'examiner l'attestation d'un salarié qui avait accepté de témoigner sous anonymat, comme le compte rendu de l'entretien qu'une représentante de la société Airbus avait eu avec lui, la cour d'appel a derechef violé les articles 201 et 202 du code de procédure civile ;

5°/ qu'à défaut de prendre en considération l'attestation établie anonymement par un salarié craignant des représailles de la part des collègues dont il dénonçait le comportement, la cour d'appel pouvait, à titre d'élément dont la valeur et la portée étaient soumises à son appréciation, examiner le compte rendu de son entretien avec Mme [G], établi par celle-ci ; qu'en refusant également de le faire, la cour d'appel a violé l'article 1353 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le principe de liberté de la preuve en matière prud'homale :

8. Il résulte de ce texte garantissant le droit à un procès équitable, que si le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes, il peut néanmoins prendre en considération des témoignages anonymisés, c'est-à-dire rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs mais dont l'identité est néanmoins connue par l'employeur, lorsque ceux-ci sont corroborés par d'autres éléments permettant d'en analyser la crédibilité et la pertinence.

9. Pour annuler la sanction de mise à pied disciplinaire infligée au salarié en déclarant sans valeur probante « l'attestation anonyme » d'un salarié produite par l'employeur et le compte-rendu de son entretien avec un membre de la direction des ressources humaines, l'arrêt retient qu'il est impossible à la personne incriminée de se défendre d'accusations anonymes.

10. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que ces deux pièces n'étaient pas les seules produites par l'employeur pour caractériser la faute du salarié dont il se prévalait et qu'il lui appartenait d'en apprécier la valeur et la portée, la cour d'appel a violé le texte et le principe susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il a déclaré recevable l'intervention volontaire de M. [P], l'arrêt rendu le 28 mai 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Toulouse ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Mariette (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Prieur - Avocat(s) : SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel -

Textes visés :

Article 6, §§ 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur l'impossibilité pour le juge de se baser sur des témoignages anonymes pour fonder sa décision, dans le même sans que : Soc., 4 juillet 2018, pourvoi n° 17-18.241, Bull. 2018, V, n° 136 (cassation partielle) (1).

Soc., 5 avril 2023, n° 21-17.851, (B), FS

Cassation partielle sans renvoi

Référé – Contestation sérieuse – Défaut – Applications diverses – Salarié protégé – Heures de délégation – Obligation du salarié – Utilisation du crédit d'heures – Justification – Fondement – Portée

Si l'employeur ne peut exiger devant le juge des référés la justification de l'utilisation des heures de délégation, il peut saisir avant contestation cette juridiction pour obtenir du salarié des indications sur cette utilisation.

Ayant constaté que l'employeur avait payé les heures de délégation réclamées par le salarié et ayant caractérisé l'imprécision du descriptif produit par le salarié des activités exercées pendant les heures de délégation litigieuses, la cour d'appel, sans inverser la charge de la preuve ni excéder ses pouvoirs, a pu en déduire que l'obligation du salarié de préciser les dates et les heures auxquelles il a utilisé son crédit d'heures de délégation et les activités exercées pour les jours et les créneaux horaires durant lesquels il dit avoir utilisé son crédit d'heures de délégation n'était pas sérieusement contestable.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 18 février 2021), rendu en matière de référé, M. [W] a été engagé par la société Trace Global, à compter du 8 février 2013, en qualité de responsable comptable, statut cadre.

Par avenant du 1er janvier 2016, il a été promu au poste de responsable financier groupe.

2. Le 28 juin 2017, le salarié a été élu membre titulaire du collège cadre de la délégation unique du personnel de la société, disposant à ce titre de dix-huit heures de délégation par mois.

Le 20 décembre 2018, il a été désigné délégué syndical et bénéficiait à ce titre de douze heures de délégation par mois.

3. Le salarié a été licencié pour faute grave le 21 janvier 2020.

4. L'employeur a saisi la formation de référé de la juridiction prud'homale afin d'enjoindre au salarié, sous astreinte, de préciser les dates et heures de délégation, d'indiquer les activités exercées durant les heures de délégation et de justifier des nécessités du mandat l'obligeant à utiliser l'intégralité de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail.

Examen des moyens

Sur le troisième moyen

5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

6. Le salarié fait grief à l'arrêt de lui enjoindre de préciser les dates et les heures auxquelles il a utilisé son crédit d'heures de délégation pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020 et d'indiquer les activités exercées pour les jours et les créneaux horaires durant lesquels il dit avoir utilisé son crédit d'heures de délégation pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020, alors :

« 1°/ qu'il résulte des dispositions combinées des articles L. 2315-10, L. 2143-17 et R. 1455-5 du code du travail que si l'employeur peut saisir le juge des référés pour obtenir l'indication des activités exercées par le salarié investi d'un mandat représentatif pendant ses heures de délégation avant contestation, il ne peut exiger devant cette juridiction la justification de l'utilisation de ces heures, question qui relève de la compétence du juge du fond ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a jugé que le tableau que M. [W] avait produit déclinant mois par mois ses heures de délégation et ses activités au titre de ses mandats était insuffisamment précis et elle a enjoint à M. [W] de préciser les dates et les heures auxquels il a utilisé son crédit d'heures de délégation pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020 et d'indiquer les activités exercées pour les jours et les créneaux horaires durant lesquels il dit avoir utilisé son crédit d'heures de délégation pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020 ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a ordonné au salarié de fournir la justification de l'utilisation de ses heures de délégation, a excédé ses pouvoirs et violé les textes susvisés ;

2°/ qu'il résulte des articles L. 2315-10 et L. 2143-17 du code du travail que la charge de la preuve de la non-conformité de l'utilisation du temps de délégation avec l'objet du mandat représentatif repose sur l'employeur de sorte qu'il ne peut demander au salarié investi d'un mandat représentatif de justifier de l'utilisation de ses heures ; qu'en l'espèce la cour d'appel a relevé que M. [W] avait produit un tableau déclinant mois par mois ses heures de délégation et ses activités au titre de ses mandats de délégué du personnel, telles que « recherche sur les droits des DS et accords nationaux et conventions collectives » « saisies informatiques diverses », « rencontre avec les adhérents » etc. ; qu'elle a néanmoins considéré que le descriptif transmis par le salarié à l'employeur était insuffisamment précis ; qu'il devait préciser les lieux où il s'était rendu et a enjoint à M. [W] de préciser les dates et les heures auxquelles il a utilisé son crédit d'heures de délégation pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020 et d'indiquer les activités exercées pour les jours et les créneaux horaires durant lesquels il dit avoir utilisé son crédit d'heures de délégation pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020 ; qu'en statuant ainsi la cour d'appel a inversé la charge de la preuve et violé les dispositions susvisées. »

Réponse de la Cour

7. Si l'employeur ne peut exiger devant le juge des référés la justification de l'utilisation des heures de délégation, il peut saisir avant contestation cette juridiction pour obtenir du salarié des indications sur cette utilisation.

8. Ayant constaté que l'employeur avait payé les heures de délégation réclamées par le salarié, et ayant caractérisé l'imprécision du descriptif produit par le salarié des activités exercées pendant les heures de délégation litigieuses, la cour d'appel, sans inverser la charge de la preuve ni excéder ses pouvoirs, a pu en déduire que l'obligation du salarié de préciser, pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020, les dates et les heures auxquelles il a utilisé son crédit d'heures de délégation et les activités exercées pour les jours et les créneaux horaires durant lesquels il dit avoir utilisé son crédit d'heures de délégation n'était pas sérieusement contestable.

9. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Mais sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

10. Le salarié fait grief à l'arrêt de lui enjoindre de justifier des nécessités du mandat l'obligeant à utiliser l'intégralité de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020, alors « qu'il résulte des dispositions combinées des articles L. 2315-10, L. 2143-17 et R. 1455-5 du code du travail que si l'employeur peut saisir le juge des référés pour obtenir l'indication des activités exercées par le salarié investi d'un mandat représentatif pendant ses heures de délégation avant contestation, il ne peut exiger devant cette juridiction la justification de l'utilisation de ces heures, question qui relève de la compétence du juge du fond ; qu'en l'espèce l'arrêt attaqué a enjoint à M. [W] de justifier des nécessités du mandat l'obligeant à utiliser l'intégralité de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020 ; qu'en statuant ainsi la cour d'appel a excédé ses pouvoirs et violé les articles susvisés. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 2143-17, L. 2315-3, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017, et R. 1455-7 du code du travail :

11. Selon l'article R. 1455-7 susvisé, dans le cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, la formation de référé peut ordonner l'exécution d'une obligation de faire.

12. Il résulte des deux premiers des textes susvisés que les heures de délégation considérées de plein droit comme temps de travail, qu'elles soient prises pendant ou hors les heures habituelles de travail, doivent être payées à l'échéance normale, et que l'employeur ne peut saisir la juridiction prud'homale pour contester l'usage fait du temps alloué aux représentants du personnel pour l'exercice de leur mandat qu'après l'avoir payé.

13. Dès lors, si la charge de la preuve des nécessités du mandat l'obligeant à utiliser ses heures de délégation en dehors de son temps de travail pèse sur le salarié, l'employeur ne peut saisir le juge des référés pour obtenir la justification par le salarié de ces nécessités.

14. Pour enjoindre au salarié de justifier des nécessités du mandat l'obligeant à utiliser l'intégralité de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020, l'arrêt retient que le salarié avait intégralement accompli les heures de délégation en dehors de son temps de travail et que cette obligation n'était pas sérieusement contestable.

15. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a méconnu l'étendue de ses pouvoirs, a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

16. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

17. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.

18. En application de l'article R. 1455-7 du code du travail, l'existence d'une contestation sérieuse s'oppose à ce qu'il puisse être statué en référé. Il convient en conséquence de dire n'y avoir lieu à référé sur la demande d'enjoindre au salarié de justifier des nécessités du mandat l'obligeant à utiliser l'intégralité de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020.

19. La cassation du chef de dispositif enjoignant à M. [W] de justifier des nécessités du mandat l'obligeant à utiliser l'intégralité de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020 n'emporte pas cassation des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant le salarié aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres chefs du dispositif non remis en cause.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il enjoint à M. [W] de justifier des nécessités du mandat l'obligeant à utiliser l'intégralité de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020, l'arrêt rendu le 18 février 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

DIT n'y avoir lieu à référé sur la demande d'enjoindre à M. [W] de justifier des nécessités du mandat l'obligeant à utiliser l'intégralité de ses heures de délégation en dehors de son temps de travail pour les mois de décembre 2018 à janvier 2020.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Sommer - Rapporteur : Mme Ollivier - Avocat général : Mme Roques - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SARL Le Prado - Gilbert -

Textes visés :

Article R. 1455-5 du code du travail ; articles R. 1455-7, L. 2143-17 et L. 2315-3, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017, du code du travail.

Rapprochement(s) :

Sur la justification a posteriori par le salarié protégé de son activité pendant ses heures de délégation, à rapprocher : Soc., 30 novembre 2004, pourvoi n° 03-40.434, Bull. 2004, V, n° 313 (rejet), et les arrêts cités. Sur la justification a posteriori par le salarié protégé de la nécessité de prendre ses heures de délégation en dehors de son horaire de travail, à rapprocher : Soc., 20 juin 2007, pourvoi n° 06-41.219 (cassation).

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