Numéro 4 - Avril 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 4 - Avril 2022

POUVOIRS DES JUGES

Soc., 21 avril 2022, n° 20-17.496, (B), FS

Rejet

Applications diverses – Contrat de travail – Société en liquidation judiciaire – Cession ultérieure d'éléments d'actif – Cession réalisant le transfert d'une entité économique autonome – Appréciation – Office du juge – Effets – Transfert de plein droit des contrats de travail – Détermination

En l'absence de toute cession d'éléments d'actifs de la société en liquidation judiciaire à la date à laquelle l'inspecteur du travail a autorisé le licenciement d'un salarié protégé, il appartient à la juridiction judiciaire d'apprécier si la cession ultérieure d'éléments d'actifs autorisée par le juge-commissaire ne constitue pas la cession d'un ensemble d'éléments corporels et incorporels permettant l'exercice d'une activité qui poursuit un objectif propre, emportant de plein droit le transfert des contrats de travail des salariés affectés à cette entité économique autonome, conformément à l'article L. 1224-1 du code du travail, et rendant sans effet le licenciement prononcé, sans que cette contestation, qui ne concerne pas le bien-fondé de la décision administrative ayant autorisé le licenciement d'un salarié protégé, porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.

Doit dès lors être approuvée la cour d'appel qui, ayant relevé que la contestation portait sur le non-respect du principe du transfert des contrats de travail par l'effet de la cession d'une entité économique autonome, intervenue après la notification du licenciement autorisé par l'inspecteur du travail, déclare recevable l'action engagée par les salariés protégés devant la juridiction prud'homale aux fins de condamnation du cessionnaire au paiement de dommages-intérêts pour rupture abusive de leur contrat de travail.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Nancy, 12 mars 2020) et les productions, M. [C] a été engagé le 17 décembre 1993 par la société [Adresse 10], laquelle a été placée en liquidation judiciaire par jugement du tribunal de commerce du 1er juin 2015, avec maintien de l'activité jusqu'au 5 juin 2015, la société MJA, prise en la personne de Mme [U] étant désignée en qualité de liquidateur.

2. Un accord majoritaire portant des mesures du plan de sauvegarde de l'emploi a été conclu le 16 juin 2015 et validé par la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi le 18 juin 2015. M. [C] a été licencié pour motif économique le 15 juillet 2015, après autorisation de l'inspecteur du travail.

3. Par ordonnance du 19 août 2015, le juge commissaire a autorisé la reprise de l'activité du site industriel de [Localité 7] par la société [Adresse 8], aux droits de laquelle vient la société Lebronze Alloys (la société).

4. Après avoir vainement demandé sa réembauche auprès de la société Lebronze Alloys, le salarié et le syndicat [Adresse 6] ont saisi la juridiction prud'homale le 12 juin 2017, afin de voir dire le licenciement dépourvu d'effet en vertu de l'article L. 1224-1 du code du travail et obtenir condamnation de la société Lebronze Alloys au paiement de dommages-intérêts pour licenciement abusif ou, subsidiairement, leur fixation au passif de la société [Adresse 10].

Examen des moyens

Sur la première branche du premier moyen et les deuxième et quatrième moyens, ci-après annexés

5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

6. La société Lebronze Alloys fait grief à l'arrêt de déclarer le salarié et le syndicat [Adresse 6] recevables en leurs actions et de la condamner à payer au salarié des dommages-intérêts pour rupture abusive de son contrat de travail et au syndicat des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé à l'intérêt collectif de la profession, alors « que le bien fondé du licenciement d'un salarié protégé intervenu en vertu d'une autorisation administrative définitive ne peut être remis en cause devant le juge judiciaire ; qu'en l'espèce, il était constant que M. [C], salarié protégé, avait été licencié après autorisation de l'inspecteur du travail ; que la société Lebronze Alloys avait fait valoir, tant en première instance qu'en appel, qu'il ne pouvait donc, sans heurter le principe de séparation des pouvoirs, solliciter des dommages-et-intérêts pour licenciement abusif au prétexte que son contrat de travail aurait dû être transféré à la société Lebronze Alloys, élément dont il avait au demeurant eu connaissance dans le délai de recours contre l'autorisation de licenciement ; qu'en jugeant la demande du salarié recevable et en lui accordant des dommages et intérêts pour rupture abusive, la cour d'appel a excédé ses pouvoirs et violé la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III, ensemble le principe de séparation des pouvoirs. »

Réponse de la Cour

7. En l'absence de toute cession d'éléments d'actifs de la société en liquidation judiciaire à la date à laquelle l'inspecteur du travail a autorisé le licenciement d'un salarié protégé, il appartient à la juridiction judiciaire d'apprécier si la cession ultérieure d'éléments d'actifs autorisée par le juge-commissaire ne constitue pas la cession d'un ensemble d'éléments corporels et incorporels permettant l'exercice d'une activité qui poursuit un objectif propre, emportant de plein droit le transfert des contrats de travail des salariés affectés à cette entité économique autonome, conformément à l'article L. 1224-1 du code du travail, et rendant sans effet le licenciement prononcé, sans que cette contestation, qui ne concerne pas le bien-fondé de la décision administrative ayant autorisé le licenciement d'un salarié protégé, porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.

8. La cour d'appel, qui a relevé que la contestation ne portait pas sur la régularité de la procédure de licenciement, la recherche d'un repreneur et le bien-fondé de la décision rendue par l'inspecteur du travail devenue définitive, mais, à titre principal, sur le non-respect du principe du transfert des contrats de travail par l'effet de la cession d'une entité économique autonome, intervenue après la notification du licenciement autorisé par l'inspecteur du travail et, à titre subsidiaire, sur la responsabilité solidaire du cédant et du cessionnaire dans le cadre de la même opération, a légalement justifié sa décision.

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

9. La société Lebronze Alloys fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'aux termes de l'article L. 1235-7 du code du travail dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013, toute contestation portant sur la régularité ou la validité du licenciement se prescrit par douze mois à compter de la dernière réunion du comité d'entreprise ou, dans le cas de l'exercice par le salarié de son droit individuel à contester la régularité ou la validité du licenciement, à compter de la notification de celui-ci ; que ce délai est applicable lorsque le salarié conteste la régularité ou la validité de son licenciement pour motif économique intervenu dans le cadre d'une procédure de licenciement collectif en prétendant que son contrat de travail aurait dû être transféré à un autre employeur sur le fondement de l'article L. 1224-1 du code du travail ; qu'en jugeant le contraire, la cour d'appel a violé le texte susvisé. »

Réponse de la Cour

10. Le délai de prescription de douze mois prévu par l'article L. 1235-7 du code du travail, dans sa version issue de la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 et applicable du 1er juillet 2013 au 24 septembre 2017, qui court à compter de la notification du licenciement, concerne les contestations, de la compétence du juge judiciaire, fondées sur une irrégularité de la procédure relative au plan de sauvegarde de l'emploi ou sur la nullité de la procédure de licenciement en raison de l'absence ou de l'insuffisance d'un tel plan, telles les contestations fondées sur l'article L. 1233-58 II, alinéa 5, du code du travail.

11. Ce délai n'est pas applicable aux actions, relevant de la compétence du juge judiciaire, exercées par les salariés licenciés aux fins de voir constater une violation des dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail, de nature à priver d'effet les licenciements économiques prononcés à l'occasion du transfert d'une entité économique autonome, lesquelles sont soumises à la prescription biennale prévue par l'article L. 1471-1 du code du travail dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017.

12. Ayant constaté que les salariés avaient saisi la juridiction prud'homale d'une action fondée sur l'article L. 1224-1 du code du travail, étrangère à toute contestation afférente à la validité du plan de sauvegarde de l'emploi et non susceptible d'entraîner la nullité de la procédure de licenciement collectif pour motif économique, la cour d'appel en a exactement déduit que la prescription applicable était celle prévue par l'article L. 1471-1 du code du travail.

13. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Prache - Avocat général : Mme Grivel - Avocat(s) : SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol ; SCP Didier et Pinet ; SCP Thouin-Palat et Boucard -

Textes visés :

Article L. 1224-1 du code du travail ; principe de séparation des pouvoirs.

2e Civ., 14 avril 2022, n° 20-22.578, (B), FRH

Rejet

Appréciation souveraine – Preuve – Utilité d'une mesure d'instruction

Appréciation souveraine – Mesure d'instruction ou de consultation – Utilité de la mesure

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 19 avril 2019), se prévalant de ses droits sur son interprétation de l'hymne corse intitulée Diu vi Salvi Regina, réalisée et enregistrée lors d'une audition en vue d'obtenir un rôle dans un film, et qui aurait été reprise à son insu dans l'une des scènes de ce film, coproduit notamment par la société Why Not Productions, M. [U], comédien-chanteur, a assigné cette dernière devant un tribunal de grande instance en contrefaçon de droits voisins d'artiste-interprète.

2. Après deux ordonnances du juge de la mise en état des 19 décembre 2014 et 1er juillet 2016, la première ayant constaté la fin d'une mission de consultation ordonnée par une précédente ordonnance et dit n'y avoir lieu à une mesure d'instruction complémentaire, la seconde ayant rejeté les demandes de M. [U] tendant à de nouvelles mesures, le tribunal de grande instance a, par jugement du 30 juin 2017, débouté le demandeur.

3. M. [U] a relevé appel des deux ordonnances ainsi que du jugement.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

4. M. [U] fait grief à l'arrêt de confirmer l'ordonnance du juge de la mise en état du 19 décembre 2014 ayant dit n'y avoir lieu d'ordonner une mesure d'instruction complémentaire, alors :

« 1°/ que pour estimer que la mesure de consultation avait pris fin et qu'il n'y avait pas lieu d'en ordonner la poursuite, la cour d'appel a relevé que si le consultant a vainement demandé aux sociétés Why Not Productions et de préciser les circonstances de l'enregistrement des interprètes et du mixage de la bande originale du film, il ne peut être considéré que l'échec de la mesure de consultation est exclusivement imputable aux intéressées, dès lors qu'il n'est pas établi que l'appelant ait lui-même fourni au consultant l'ensemble des pièces requises ;

Qu'en statuant ainsi, par un motif inopérant tiré de ce que les pièces communiquées par M. [U] auraient été incomplètes, sans rechercher si l'information réclamée vainement aux intimées n'aurait pas été de nature à permettre au consultant d'accomplir sa mission ni, par conséquent, si la carence des intimées n'était pas à tout le moins de nature à justifier la poursuite de cette mesure d'instruction, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 256 du code de procédure civile ;

2°/ qu'aux termes de l'article 143 du code de procédure civile, les faits dont dépend la solution du litige peuvent, à la demande des parties ou d'office, être l'objet de toute mesure d'instruction légalement admissible, tandis qu'aux termes de l'article 144 du même code, de telles mesures peuvent être ordonnées en tout état de cause, dès lors que le juge ne dispose pas d'éléments suffisants pour statuer ;

Qu'il résulte de ces textes que si les juges du fond sont en principe souverains pour apprécier la nécessité d'ordonner une mesure d'instruction, ils ne sauraient, pour refuser d'ordonner une telle mesure, se fonder sur un motif de droit erroné, notamment en refusant d'ordonner une mesure d'instruction complémentaire tout en constatant par ailleurs l'utilité de celle-ci ;

Qu'en l'espèce, pour confirmer l'ordonnance du 19 décembre 2004 et dire n'y avoir lieu d'ordonner une mesure d'instruction complémentaire dans le cadre du présent litige, la cour d'appel a énoncé que la note du consultant en date du 1er août 2014 montre les limites de la mesure d'instruction constituée par cette consultation, qui ne requiert pas d'investigations complexes, et qu'aucun élément ne permet de considérer qu'une reprise de la mesure telle qu'ordonnée présenterait un intérêt pour la solution du litige, de sorte qu'eu égard aux difficultés de la mesure d'instruction, le juge de la mise en état a pu estimer que la consultation avait pris fin ;

Qu'en statuant ainsi, quand la cour d'appel, constatant d'une part les limites de cette mesure d'instruction, et admettant d'autre part que celle-ci n'avait pas permis d'éclairer la juridiction, devait en déduire qu'il était nécessaire, au besoin d'office, d'ordonner la mise en ?uvre d'une mesure d'instruction adaptée à la complexité du litige, notamment une expertise technique, alors en outre que l'arrêt constate par ailleurs que les demandes de pièces formulées par l'exposant « n'ont pour l'essentiel de sens qu'en vue d'une nouvelle expertise », la cour d'appel a violé, par refus d'application, les textes susvisés. »

Réponse de la Cour

5. En confirmant l'ordonnance du juge de la mise en état ayant dit n'y avoir lieu d'ordonner de mesure d'instruction complémentaire, la cour d'appel n'a fait qu'user du pouvoir discrétionnaire d'apprécier l'utilité de la mesure d'instruction ou de consultation qui peut être ordonnée en application des articles 143, 144 et 256 du code de procédure civile, de sorte que le moyen est inopérant.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

6. M. [U] fait grief à l'arrêt, par confirmation du jugement du 30 juin 2017, de le débouter de toutes ses demandes alors « que le juge ne peut refuser de statuer en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties ou de celles qui sont issues des mesures d'instruction qu'il a ordonnées ;

Qu'en l'espèce, pour rejeter les demandes indemnitaires de l'exposant, qui soutenait que l'enregistrement de sa voix lors de l'audition du 2 avril 2008 avait été réutilisé pour la bande-son du film « Un prophète », la cour d'appel a relevé d'une part que si M. [H], expert américain, estime que l'une des voix dans le film correspond à celle de M. [U], il indique cependant que la mesure électronique n'a pas été aussi concluante, d'autre part que si l'expert [N] a relevé des points communs troublants entre la voix de l'exposant et celle figurant sur la bande originale du film, il indique toutefois ne pouvoir affirmer avec certitude que le casting de l'exposant a été utilisé pour la bande-son, de troisième part que la note du consultant en date du 1er août 2014 montre les limites de la mesure d'instruction qui lui a été confiée, enfin que l'appelant ne réclame aucune autre mesure d'instruction exécutée par un technicien ni n'offre d'avancer les frais d'une mesure d'expertise ;

Qu'en statuant ainsi, quand il appartenait à la cour d'appel, si elle estimait que la mesure d'instruction ordonnée par le juge de la mise en état, d'une part, et les éléments de preuve produits par l'exposant, d'autre part, ne permettaient pas de trancher la difficulté dont elle était saisie, d'interroger le consultant et, le cas échéant, ordonner d'office une nouvelle mesure d'instruction, la cour d'appel a entaché sa décision d'un déni de justice et violé l'article 4 du code civil, ensemble les articles 143 et 144 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

7. Sous couvert de griefs non fondés de violation de la loi et de défaut de base légale, le moyen ne tend qu'à remettre en discussion, devant la Cour de cassation, l'appréciation souveraine des éléments de preuve par le juge du fond qui, sans être tenu de suivre les parties dans le détail de leur argumentation ni d'ordonner une mesure d'instruction, a retenu que M. [U] ne démontre pas que sa voix a été utilisée pour la bande son du film en cause et l'a débouté de ses demandes.

8. Le moyen ne peut, dès lors, être accueilli.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Pireyre - Rapporteur : Mme Durin-Karsenty - Avocat général : Mme Trassoudaine-Verger - Avocat(s) : SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel ; SARL Cabinet Rousseau et Tapie -

Textes visés :

Articles 143, 144 et 256 du code de procédure civile.

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