Numéro 4 - Avril 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 4 - Avril 2022

CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES

Soc., 20 avril 2022, n° 20-10.852, (B), FS

Rejet

Article 10 – Liberté d'expression – Restriction – Cause – Protection de la réputation ou des droits d'autrui – Conditions – Proportionnalité au but recherché – Applications diverses – Licenciement d'un salarié humoriste tenant des propos discriminatoires à raison du sexe

La rupture du contrat de travail, motivée par des propos tenus par le salarié, constituant une ingérence de l'employeur dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression, tel que garanti par l'article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il appartient au juge de vérifier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique, et, pour ce faire, d'apprécier la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif.

Doit être approuvé l'arrêt qui, ayant fait ressortir que le licenciement, fondé sur la violation par le salarié d'une clause de son contrat de travail d'animateur, poursuivait le but légitime de lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques et celui de la protection de la réputation et des droits de l'employeur, en a déduit, compte tenu de l'impact potentiel des propos réitérés du salarié, reflétant une banalisation des violences à l'égard des femmes, sur les intérêts commerciaux de l'employeur, que cette rupture n'était pas disproportionnée et ne portait donc pas une atteinte excessive à la liberté d'expression du salarié.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 3 décembre 2019), M. [S], humoriste connu sous le nom de scène « Tex », a été engagé en qualité d'animateur, entre septembre 2000 et décembre 2017, par de multiples contrats à durée déterminée d'usage conclus avec la société Sony Pictures télévision production France, aux droits de laquelle vient la société Satisfy, pour animer un jeu télévisé dénommé « Les Z'amours », diffusé sur la chaîne France 2.

2. Le 6 décembre 2017, le salarié a été mis à pied et convoqué à un entretien préalable en vue d'une possible sanction pouvant aller jusqu'à la rupture de son contrat de travail.

Le 14 décembre 2017, l'employeur lui a notifié la rupture de son contrat pour faute grave.

3. Contestant cette décision et sollicitant la requalification de ses contrats de travail en un contrat à durée indéterminée, le salarié a saisi la juridiction prud'homale.

Examen des moyens

Sur le premier moyen et sur le second moyen, pris en ses troisième et quatrième branches, ci-après annexés

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui sont, pour le premier, irrecevable, et, pour le second, pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le second moyen, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

5. Le salarié fait grief à l'arrêt de juger motivée la rupture des relations contractuelles, de rejeter ses demandes tendant à voir prononcer la nullité de son licenciement et, subsidiairement, dire ce licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, de rejeter ses demandes tendant à la condamnation de son employeur à lui verser des indemnités à titre de licenciement nul et, subsidiairement, pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, ainsi que ses demandes d'indemnité légale de licenciement, d'indemnité compensatrice de préavis et de congés payés afférents, de rappel de salaire sur mise à pied et de congés payés afférents, alors :

« 1°/ que sauf abus résultant de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées ; que ne commet aucun abus dans l'exercice de sa liberté d'expression, ni aucun manquement à son engagement d'éthique, le salarié qui formule, même en public lors d'une émission de télévision, un trait d'humour provocant, a fortiori lorsqu'il le fait en sa qualité d'humoriste ; qu'en se fondant sur un tel trait d'humour, pour dire fondé sur une faute grave le licenciement, la cour d'appel a violé l'article L. 1121-1 du code du travail et l'article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ sauf abus résultant de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées ; que ne commet aucun abus dans l'exercice de sa liberté d'expression, ni aucun manquement à son engagement d'éthique, le salarié qui s'exprime, même de façon sarcastique, dans un cercle restreint ; qu'en se fondant également, pour dire fondé sur une faute grave le licenciement, sur des propos que le salarié avait tenu à des collègues en « off », et n'avaient donc fait l'objet d'aucune publicité, la cour d'appel a violé l'article L. 1121-1 du code du travail et l'article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

6. Selon l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière.

7. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

8. Il résulte de l'article L. 1121-1 du code du travail que, sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché peuvent être apportées.

9. Si la rupture du contrat de travail, motivée par les propos tenus par le salarié, constitue manifestement une ingérence de l'employeur dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression tel que garanti par l'article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il appartient cependant au juge de vérifier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique, et, pour ce faire, d'apprécier la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif.

10. Pour procéder à la mise en balance des intérêts en présence, la cour d'appel a d'abord constaté qu'aux conditions particulières du contrat de travail figurait une clause par laquelle l'animateur reconnaissait avoir pris connaissance et s'engageait à respecter l'ensemble des dispositions du cahier des missions et des charges de France 2 et de la Charte des antennes de France Télévisions et notamment « le respect des droits de la personne », comme constituant « une des caractéristiques majeures de l'esprit devant animer les programmes des chaînes publiques de télévision » tandis que la clause figurant à l'article 4.2 du contrat précisait que « toute atteinte à ce principe par Tex, qu'elle se manifeste à l'antenne ou sur d'autres médias, constituerait une faute grave permettant à Sony Pictures Télévision Production, dès que celle-ci en serait informée, de rompre immédiatement le contrat ».

11. Elle a ajouté que la Charte des antennes France Télévisions prévoyait au chapitre « Respect de la personne et de la dignité », en son paragraphe 2.9, le refus de toute complaisance à l'égard des propos risquant d'exposer une personne ou un groupe de personnes à la haine ou au mépris, notamment pour des motifs fondés sur le sexe, et en son paragraphe 2.11, le refus de toute valorisation de la violence et plus particulièrement des formes perverses qu'elle peut prendre telles que le sexisme et l'atteinte à la dignité humaine.

12. La cour d'appel a constaté que le 30 novembre 2017, participant à l'émission « C'est que de la télé ! » sur la chaîne C8, le salarié a été invité à conclure par un dernier trait d'humour et a alors tenu les propos suivants : « Comme c'est un sujet super sensible, je la tente : les gars vous savez c'qu'on dit à une femme qu'a déjà les deux yeux au beurre noir ? - Elle est terrible celle-là ! - on lui dit plus rien on vient déjà d'lui expliquer deux fois ! ».

13. La cour d'appel a ensuite relevé que ces propos avaient été tenus alors, d'une part, que l'actualité médiatique était mobilisée autour de la révélation début octobre de « l'affaire [D] » et de la création de blogs d'expression de la parole de femmes tels que « #metoo » et « #balancetonporc » et d'autre part, que quelques jours auparavant, à l'occasion de la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes du 25 novembre 2017, le Président de la République avait annoncé des mesures visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles, rappelant que 123 femmes étaient décédées sous les coups, en France, au cours de l'année 2016.

14. Elle a encore, d'une part, souligné le contexte particulier dans lequel le salarié avait tenu ses propos, au terme d'une émission diffusée en direct et à une heure de grande écoute, dans des circonstances ne permettant pas à leur auteur de s'en distancier pour tenter d'en atténuer la portée, malgré des précautions oratoires qui traduisaient la conscience qu'il avait de dépasser alors les limites acceptables et, d'autre part, constaté que, dans les jours suivants, à l'occasion d'un tournage de l'émission dont il était l'animateur, le salarié, après s'être vanté auprès de l'un des collègues d'avoir ainsi « fait son petit buzz », avait adopté, vis-à-vis d'une autre candidate, une attitude déplacée, consistant en plusieurs questions sur la fréquence de ses relations sexuelles avec son compagnon, qui ne correspondait manifestement pas aux engagements qu'il avait renouvelés auprès de son employeur lorsque celui-ci l'avait alerté sur la nécessité de faire évoluer le comportement qu'il avait sur le plateau avec les femmes.

15. Elle a conclu que le comportement adopté par le salarié dans les jours qui ont suivi son intervention dans l'émission « C'est que de la télé ! », loin de le distancier de la banalisation apparente de la violence vis-à-vis des femmes résultant des termes de la « blague » proférée, renforçait au contraire cette banalisation, sous le prétexte d'une censure imputée à son employeur, indirectement mis en cause à plusieurs reprises au cours de ces tournages, et que la réitération de propos misogynes, déplacés et injurieux ne permettait pas de retenir la légitimité des transgressions que s'était autorisées le salarié en abusant de sa liberté d'expression et en s'affranchissant de la clause d'éthique à laquelle il avait contractuellement souscrit, de tels propos étant, en outre de nature à ternir durablement l'image de la société qui l'employait, clairement menacée par un courrier du 5 décembre 2017 de France Télévisions, exigeant le remplacement « sans délai » de l'animateur en application des clauses contractuelles liant les parties.

16. De l'ensemble de ces éléments, la cour d'appel qui a fait ressortir que le licenciement, fondé sur la violation par le salarié d'une clause de son contrat de travail d'animateur, poursuivait le but légitime de lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques et celui de la protection de la réputation et des droits de l'employeur, a exactement déduit, compte tenu de l'impact potentiel des propos réitérés du salarié, reflétant une banalisation des violences à l'égard des femmes, sur les intérêts commerciaux de l'employeur, que cette rupture n'était pas disproportionnée et ne portait donc pas une atteinte excessive à la liberté d'expression du salarié.

17. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : M. Barincou - Avocat général : Mme Grivel - Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy ; SCP Célice, Texidor, Périer -

Textes visés :

Article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article L. 1121-1 du code du travail.

Rapprochement(s) :

Sur la nécessaire proportionnalité au but recherché de la mesure de licenciement pour justifier une restriction à la liberté d'expression du salarié, à rapprocher : Soc., 16 février 2022, pourvoi n° 19-17.871, Bull., (cassation partielle), et les arrêts cités.

Soc., 20 avril 2022, n° 19-17.614, (B), FS

Rejet

Article 6, § 1 – Tribunal – Accès – Droit d'agir – Action portant sur l'exécution ou la rupture du contrat de travail – Réduction du délai de prescription – Violation (non)

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 5 avril 2019), M. [L] a été engagé le 5 juin 1989 en qualité d'agent comptable par la société Intermarché.

En dernier lieu, il exerçait les fonctions d'administrateur financier de gestion, au statut cadre, au sein de la société ITM logistique alimentaire international.

2. Le 21 novembre 2011, l'employeur a notifié au salarié son licenciement pour motif économique.

3. Le 24 juin 2015, le salarié a saisi la juridiction prud'homale pour contester le bien-fondé de ce licenciement et obtenir la condamnation de l'employeur à lui payer des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses trois premières branches, ci-après annexé

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en sa quatrième branche

Enoncé du moyen

5. Le salarié fait grief à l'arrêt de dire que son action est prescrite et de le débouter de l'intégralité de ses demandes, alors « que le salarié faisait valoir, dans ses conclusions d'appel, que les dispositions de la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 réduisant de 5 à 2 ans le délai de prescription de l'action en contestation de toute rupture du contrat de travail, en ce qu'elles apportent une restriction disproportionnée au droit d'accès à un tribunal, sont contraires aux dispositions de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'en déclarant l'action prescrite, sans répondre à ce moyen d'inconventionnalité opérant, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

6. Selon la Cour européenne des droits de l'homme, le droit d'accès aux tribunaux n'étant pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'État, laquelle peut varier dans le temps et dans l'espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus.

En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tel que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même.

En outre, elles ne se concilient avec l'article 6, § 1, de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (notamment CEDH Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, n° 28028/95, § 34).

7. Elle juge notamment que les délais légaux de péremption ou de prescription, qui figurent parmi les restrictions légitimes au droit d'accès à un tribunal, ont plusieurs finalités importantes : garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l'abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l'injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d'éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (CEDH Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, n° 22083/93 et 22095/93, § 51-52).

8. La loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 a substitué à la prescription quinquennale prévue à l'article 2224 du code civil, relatif aux actions personnelles ou mobilières, l'article L. 1471-1 du code du travail selon lequel toute action portant sur l'exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.

9. Cette réduction du délai de prescription applicable à toute action portant sur l'exécution ou la rupture du contrat de travail ne méconnaît pas les exigences de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors que le délai biennal a pour finalité de garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions du salarié dûment informé des voies et délais de recours qui lui sont ouverts devant la juridiction prud'homale.

10. Il résulte de ce motif de pur droit que la cour d'appel n'était pas tenue de répondre à des conclusions inopérantes.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : M. Pietton - Avocat général : Mme Laulom - Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy ; SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol -

Textes visés :

Article L. 1471-1 du code du travail ; article 2224 du code civil ; article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur la conformité des délais légaux de prescription au droit d'accès à un tribunal, cf : CEDH, arrêt du 22 octobre 1996, Stubbings c. Royaume-Uni, n° 22083/93, §§ 51 et 52.

Soc., 6 avril 2022, n° 19-25.244, n° 19-25.994, (B), FRH

Cassation partielle partiellement sans renvoi

Article 6, § 1 – Tribunal – Nature – Critères – Caractérisation – Organe disciplinaire ayant un rôle consultatif (non) – Portée

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° 19-25.244 et 19-25.994 sont joints.

Reprise d'instance

2. Il est donné acte à M. [Y] de sa reprise d'instance contre la SNCF voyageurs, venant aux droits de l'EPIC SNCF mobilités, devenue la Société nationale SNCF.

Faits et procédure

3. Selon l'arrêt attaqué (Angers, 19 septembre 2019), rendu sur renvoi après cassation (Soc., 4 juillet 2018, pourvoi n° 17-18.241), M. [Y] a été engagé le 1er mars 2007 en qualité d'acheteur expert bâtiment par l'établissement public industriel et commercial SNCF mobilités devenu la Société nationale SNCF.

Les 4 et 5 février 2013, le salarié et sa supérieure hiérarchique ont saisi la direction éthique de la SNCF. Se fondant sur ce rapport, l'employeur a notifié au salarié une mesure de suspension et l'a convoqué devant le conseil de discipline. Il a été licencié le 25 septembre 2013.

Examen des moyens

Sur le moyen, pris en ses deux premières branches, du pourvoi de l'employeur

Enoncé du moyen

4. La Société nationale SNCF fait grief à l'arrêt de dire le licenciement du salarié nul, d'ordonner sa réintégration au sein de la direction régionale de la SNCF à [Localité 3], de la condamner à lui verser une somme au titre de la période d'éviction entre le 28 janvier 2014 et le 30 septembre 2019, à parfaire sur la base de 4 533,69 euros bruts mensuels jusqu'à sa réintégration, ainsi qu'une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile, alors :

« 1°/ qu'après une cassation partielle, l'affaire est à nouveau jugée en fait et en droit par la juridiction de renvoi, à l'exclusion des chefs non atteints par la cassation ; que méconnaît les limites de sa saisine une cour de renvoi qui fait droit à une demande dont le rejet, par la première cour d'appel, n'a pas été atteint par la cassation ; que le rejet, par l'arrêt de la cour d'appel de Rennes du 17 mars 2017, de la demande de nullité du licenciement n'a pas été censuré par l'arrêt de cassation partielle du 4 juillet 2018 ; qu'en faisant droit à cette demande, la cour d'appel de renvoi a méconnu les limites de sa saisine et violé les articles 624 et 638 du code de procédure civile, ensemble l'article 1355 du code civil ;

2°/ qu'il incombe au demandeur de présenter, devant la première cour d'appel, l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder sa demande ; qu'il ne peut renouveler, devant la cour de renvoi, une demande dont le rejet, par la première cour d'appel, n'a pas été atteint par la cassation en invoquant un fondement juridique ou un moyen qu'il s'était abstenu de soulever en temps utile ; qu'en relevant, pour accepter d'examiner la demande de nullité du licenciement du salarié, dont le rejet, par l'arrêt de la cour d'appel de Rennes du 17 mars 2017, n'avait pas été censuré par l'arrêt de cassation partielle du 4 juillet 2018, que celui-ci soulevait un nouveau moyen, sur lequel la Cour de cassation ne s'était pas prononcée, la cour d'appel de renvoi a violé l'article 1355 du code civil, ensemble les articles 624 et 638 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

5. Il résulte des articles 624, 631, 632 et 633 du code de procédure civile que la cassation qui atteint un chef de dispositif n'en laisse rien subsister, quel que soit le moyen qui a déterminé la cassation.

Par l'effet de la cassation partielle intervenue, aucun des motifs de fait ou de droit ayant justifié la disposition annulée ne subsiste, de sorte que la cause et les parties sont remises de ce chef dans le même état où elles se trouvaient avant l'arrêt précédemment déféré et qu'elles peuvent devant la cour de renvoi, invoquer de nouveaux moyens ou former des prétentions nouvelles qui sont soumises aux règles qui s'appliquent devant la juridiction dont la décision a été annulée.

6. La cour d'appel de renvoi, tenue de répondre aux prétentions et moyens formulés devant elle, a décidé à bon droit que le salarié, qui avait retrouvé du fait de la cassation prononcée le droit de soumettre de nouveaux moyens, était fondé à contester son licenciement en invoquant sa nullité en raison de la violation d'une liberté fondamentale caractérisée par l'atteinte portée aux droits de la défense, sur lequel la Cour de cassation ne s'était pas prononcée.

7. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le moyen, pris en ses troisième et quatrième branches, du pourvoi de l'employeur

Enoncé du moyen

8. La Société nationale SNCF fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 3°/ que le juge ne peut annuler un licenciement pour violation d'une liberté fondamentale que si le motif du licenciement porte atteinte à une telle liberté ; qu'une irrégularité dans la procédure de licenciement ne peut conduire, à elle seule, à l'annulation du licenciement ; qu'en relevant, pour annuler le licenciement, que la procédure disciplinaire était entachée d'une violation des droits de la défense, la cour d'appel, qui s'est fondée, non pas sur le motif du licenciement, mais sur la procédure de sanction, a violé l'article L. 1121-1 du code du travail ;

4°/ que le fait, pour le conseil de discipline de la SNCF, de se fonder de manière déterminante sur des témoignages anonymes pour donner son avis sur la sanction qu'il convient de prononcer ne caractérise pas la violation d'une liberté fondamentale entraînant la nullité du licenciement pris à la suite de cet avis ; qu'en considérant, pour annuler le licenciement, que, du fait de l'anonymat des témoignages, celui-ci n'avait pu apporter, devant le conseil de discipline, des explications circonstanciées sur les griefs qui lui étaient reprochés et que le conseil de discipline ne pouvait fonder sa décision de manière déterminante sur un rapport composé de témoignages anonymes, la cour d'appel a violé l'article L. 1121-1 du code du travail et, par fausse application, l'article 6, § 1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

9. Vu l'article 6.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article L. 1121-1 du code du travail :

10. Le conseil de discipline, ayant un rôle purement consultatif, ne constitue pas un tribunal au sens de l'article 6.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de sorte que les dispositions de ce texte ne lui sont pas applicables.

11. Il en résulte que si l'irrégularité commise dans le déroulement de la procédure disciplinaire prévue par une disposition conventionnelle ou un règlement intérieur est assimilée à la violation d'une garantie de fond et rend le licenciement sans cause réelle et sérieuse lorsqu'elle a privé le salarié des droits de sa défense ou lorsqu'elle est susceptible d'avoir exercé une influence sur la décision finale de licenciement par l'employeur, elle n'est pas de nature à entacher le licenciement de nullité.

12. Pour dire le licenciement nul, l'arrêt retient que s'il résulte du procès-verbal du conseil de discipline que celui-ci a entendu les explications du salarié et a pris connaissance de ses pièces, il apparaît cependant que sa décision repose largement sur le contenu du rapport de l'éthique puisqu'il n'est fait mention d'aucune autre audition. Il ajoute que ce rapport d'enquête de la direction de l'éthique du mois de septembre 2013 qui a été un élément déterminant dans la prise de décision du conseil de discipline, s'analyse en une compilation de témoignages anonymes et que dans ces conditions, même si le salarié a eu connaissance du contenu de ce rapport, à l'évidence, il n'a pas pu apporter des explications circonstanciées sur tous les griefs qui lui étaient reprochés avant que ne soit prise la mesure de licenciement.

13. Il poursuit en ajoutant que de la même manière que la haute juridiction a considéré que la cour d'appel de Rennes ne pouvait fonder sa décision de manière déterminante sur des témoignages anonymes, pour justifier le licenciement, il convient de considérer que le conseil de discipline ne pouvait fonder sa décision de manière déterminante sur le rapport de l'éthique principalement composé de témoignages anonymes et en conclut que la procédure disciplinaire mise en oeuvre par la société SNCF mobilités ayant violé les droits de la défense, le licenciement doit donc être déclaré nul.

14. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquence de la cassation

15. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

16. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la

Cour de cassation statue au fond.

17. Selon le référentiel RH00144 interne à la SNCF, lorsqu'une majorité absolue de voix converge vers un niveau de sanction, ce niveau constitue l'avis du comité de discipline, il y a alors un seul niveau, le directeur ne peut prononcer une sanction plus sévère. Lorsqu'aucun niveau de sanction ne recueille la majorité des voix, le conseil a émis plusieurs avis. Dans ce cas, il y a lieu de tenir compte des avis émis par le conseil pour déterminer une majorité, ou tout au moins le partage des avis en deux parties. Pour ce faire, les voix qui se sont portées sur la plus sévère des sanctions s'ajoutent à l'avis ou aux avis du degré inférieur qui se sont exprimés, jusqu'à avoir trois voix.

Le directeur peut prononcer une sanction correspondant à l'avis le plus élevé ainsi déterminé.

18. En conséquence, en cas de partage de voix en deux parties égales de trois voix chacune, la sanction la plus sévère n'ayant pas recueilli la majorité absolue des voix exprimées, il y a lieu d'ajouter les voix qui se sont portées sur cette sanction à l'avis ou aux avis du degré inférieur qui se sont exprimés.

Le directeur peut prononcer une sanction correspondant à l'avis le plus élevé ainsi déterminé.

19. Il ressort des constatations des juges du fond que le conseil de discipline s'était prononcé à égalité pour et contre le licenciement, soit trois voix pour et trois voix contre, et dans les mêmes conditions pour un dernier avertissement avec une mise à pied de douze jours et un déplacement, ce dont il résulte que le directeur ne pouvait prononcer un licenciement.

20. Il y a lieu en conséquence de dire le licenciement sans cause réelle et sérieuse.

PAR CES MOTIFS, sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE sauf en ce qu'il condamne la SNCF mobilités, aux droits de laquelle vient la Société nationale SNCF, aux dépens et la condamne à payer à M. [Y] la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 19 septembre 2019, entre les parties, par la cour d'appel d'Angers ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi du chef du licenciement ;

DIT que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse ;

Remet, sur les points restant en litige, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d'appel de Rennes autrement composée, pour qu'il soit statué sur les conséquences indemnitaires de ce licenciement.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Mariette (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Le Lay - Avocat(s) : SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés ; SCP Thouvenin, Coudray et Grévy -

Textes visés :

Article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article L. 1121-1 du code du travail.

Rapprochement(s) :

Sur le principe selon lequel un licenciement prononcé en violation d'une procédure constituant une garantie de fond est dépourvu de cause réelle et sérieuse, à rapprocher : Soc., 12 septembre 2018, pourvoi n° 16-26.853, Bull. 2018, V, n° 149 (rejet), et les arrêts cités.

Com., 6 avril 2022, n° 17-28.116, (B), FRH

Rejet

Premier Protocole additionnel – Article 1er – Protection de la propriété – Violation – Défaut – Cas – Nom de domaine

Si le titulaire d'un nom de domaine peut se prévaloir d'un intérêt patrimonial susceptible de relever de la protection garantie par l'article 1 du Premier Protocole à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, c'est à la condition que les prérogatives, dont il entend se prévaloir à ce titre, soient suffisamment reconnues et protégées par le droit interne applicable, ce qui n'est pas le cas lorsque son usage ou sa cession portent atteinte aux droits des tiers. Est donc approuvé l'arrêt qui, ayant fait ressortir le caractère illicite de la mise en vente du nom de domaine « france.com », dont l'exploitation avait cessé et dont le but était de créer l'apparence d'un service de l'État français ou d'un tiers autorisé par lui, en ordonne le transfert au profit de l'État français, la société France.com ne pouvant se prévaloir d'un bien protégé au sens de l'article 1 du Protocole n° 1, ni d'un droit de propriété au sens des articles 544 et 545 du code civil.

Déchéance du pourvoi, en ce qu'il est dirigé contre l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 24 novembre 2016, examinée d'office

Vu l'article 978 du code de procédure civile :

1. Conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, avis a été donné aux parties qu'il serait fait application du texte susvisé.

2. En vertu de ce texte, à peine de déchéance, le demandeur doit, au plus tard dans le délai de quatre mois à compter du pourvoi, remettre au greffe de la Cour de cassation un mémoire contenant les moyens de droit invoqués contre la décision attaquée.

3. Aucun grief n'étant formulé contre l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 24 novembre 2016, il y a lieu de constater la déchéance du pourvoi en ce qu'il est formé contre cette décision.

Faits et procédure

4. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 22 septembre 2017), la société, de droit américain, France.com Inc. (la société France.com) est titulaire du nom de domaine « france.com » enregistré aux Etats-Unis le 10 février 1994.

5. La société, de droit néerlandais, Traveland Resorts a déposé, le 2 juillet 2009, les cinq marques françaises suivantes, pour désigner divers produits et services des classes 16, 25, 35, 36, 38, 39, 41, 42 et 43 :

 - la marque « france.com » n° 3661596,

 - les marques semi-figuratives déposées en couleurs « france.com » n° 3661598 et 3661603,

 - les marques semi-figuratives « france.com » n° 3661600 et 3661602.

6. Cette société était également titulaire de quatre enregistrements, du 22 juin 2010, de marques communautaires (marques de l'Union européenne) n° 08791857, 08791873, 08791899 et 08791923, revendiquant la priorité des enregistrements français correspondants, pour désigner divers produits et services dans les mêmes classes.

7. Par acte du 19 mai 2014, la société France.com l'a assignée pour obtenir, sur le fondement d'un dépôt frauduleux, le transfert des marques à son profit ainsi que l'indemnisation de son préjudice.

8. Le 14 avril 2015, l'Etat français est intervenu volontairement à l'instance pour faire constater, notamment, l'atteinte à ses droits sur le nom de son territoire par les marques et le nom de domaine « france.com » et obtenir leur transfert à son profit ou, subsidiairement pour le nom de domaine, une interdiction de le licencier.

Le groupement d'intérêt économique Atout France est également intervenu pour former une demande en concurrence déloyale.

9. Par l'effet d'une transaction, la cession des marques au profit de la société France.com est intervenue à l'automne 2014 et a été enregistrée le 18 mai 2015 à l'Office de l'harmonisation dans le marché intérieur (l'OHMI), en ce qui concerne les marques communautaires, et le 3 juillet 2015 sur le registre national des marques, en ce qui concerne les marques françaises. Puis, le 19 juin 2015, la société France.com s'est désistée de l'instance et de son action, ce qui a été accepté le jour même par la société Traveland Resorts.

10. Le 3 septembre 2015, l'Etat français a formé des demandes additionnelles afin de voir annuler les cinq enregistrements des marques françaises cédées à la société France.com et qu'il soit ordonné à celle-ci de renoncer volontairement auprès de l'OHMI aux quatre enregistrements des marques communautaires.

11. Le désistement d'instance et d'action de la société France.com contre la société Traveland Resorts a été constaté par une ordonnance du juge de la mise en état du 2 octobre 2015.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, sur le troisième moyen, pris en ses deuxième, troisième et quatrième branches, et sur les quatrième, cinquième et sixième moyens, ci-après annexés

12. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le deuxième moyen, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

13. La société France.com fait grief à l'arrêt d'annuler les marques françaises « France.com » déposées le 2 juillet 2009 pour l'ensemble des produits et services visés aux dépôts, alors :

« 1°/ qu'il appartient à celui qui prétend avoir été dans l'impossibilité d'agir pendant le délai légalement fixé d'alléguer et de prouver les circonstances qui ont constitué un obstacle à l'exercice de son action ; qu'il appartient donc au demandeur à une action en nullité de marque, intentée plus de cinq ans après l'enregistrement de la marque, d'alléguer et de prouver qu'il n'a pas eu connaissance de l'usage de la marque pendant ce délai ; qu'en reprochant pourtant à la société France.com, défendeur à l'action en nullité de marque et qui invoquait la forclusion de l'action, de ne pas démontrer ni même alléguer que l'Etat français, demandeur à l'action en nullité, avait eu connaissance de l'usage des signes litigieux avant juillet 2015, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve, violant ainsi l'article 1315, devenu l'article 1353, du code civil ;

2°/ que le juge du fond doit rechercher la date à laquelle le demandeur à l'action en nullité de marque a acquis la connaissance de l'usage du signe litigieux ; qu'en se bornant à constater que la société France.com ne démontrait pas ni même n'alléguait que l'Etat français aurait eu connaissance de l'usage des signes litigieux avant juillet 2015, après avoir pourtant constaté que l'Etat français avait agi pour obtenir le transfert à son profit de ces signes dès le 14 avril 2015, et sans s'expliquer plus précisément sur la date à laquelle l'Etat français avait eu connaissance de l'usage des signes litigieux, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 714-3, alinéa 3, du code de la propriété intellectuelle. »

Réponse de la Cour

14. Celui qui oppose la forclusion par tolérance à une action en nullité de sa marque doit en démontrer l'usage honnête et continu depuis plus de cinq ans, ce qui ne saurait se déduire de son seul enregistrement, ainsi que la connaissance qu'en avait le titulaire du droit antérieur, qui lui est opposé.

15. En l'état des conclusions de la société France.com qui, sans même alléguer un usage public des marques litigieuses, se bornait à opposer à l'Etat français la forclusion par tolérance de son action en nullité des marques françaises au motif qu'à supposer même que l'Etat puisse se prévaloir d'un droit antérieur sur le mot « France », il ne pouvait en invoquer le bénéfice plus de cinq ans après l'enregistrement des marques « France.com », c'est sans inverser la charge de la preuve et sans être tenue de s'en expliquer davantage, que la cour d'appel a retenu qu'il n'était pas démontré que l'Etat français avait connaissance de l'usage, par la société Traveland Resorts, des signes litigieux avant leur cession.

16. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le deuxième moyen, pris en ses troisième, quatrième et cinquième branches

Enoncé du moyen

17. La société France.com fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 3°/ que selon la directive n° 2008/95/CE du 22 octobre 2008, les conflits entre une marque et des droits antérieurs doivent être énumérés de façon exhaustive ; qu'aucune disposition de la loi française ne prévoyant un droit antérieur des Etats sur l'appellation de leur pays, l'article L. 711-4 du code de la propriété intellectuelle, tel qu'interprété conformément à la directive, ne permet donc pas, en l'absence de prévision textuelle expresse, à l'Etat français de se prévaloir d'un droit antérieur portant sur l'appellation « France » ; qu'en se fondant, pour juger le contraire, sur le fait que l'énumération visée par l'article L. 711-4 du code de la propriété intellectuelle n'est pas exhaustive, la cour d'appel a violé ce texte ;

4°/ que le « droit au nom » ne constitue un droit antérieur que s'il est expressément protégé par la législation nationale ; que si la législation française protège explicitement la « dénomination ou raison sociale » ou le « nom commercial ou enseigne » des sociétés, le « nom patronymique » des personnes physiques, ou le « nom » des collectivités territoriales, aucune disposition spécifique ne prévoit un droit antérieur des Etats sur l'appellation de leur pays ; qu'en jugeant pourtant que l'appellation « France » devait être assimilée, pour l'Etat français, au nom patronymique d'une personne physique et bénéficier de ce fait de la même protection, la cour d'appel a violé l'article L. 711-4 du code de la propriété intellectuelle, tel qu'interprété conformément à la directive n° 2008/95/CE du 22 octobre 2008 ;

5°/ que le défaut de réponse à conclusions constitue un défaut de motifs ; qu'en jugeant, pour annuler les marques de la société France.com, qu'elles créaient un risque de confusion dans l'esprit du public qui identifierait les produits et services désignés comme émanant de l'Etat français ou d'un de ses services officiels, sans répondre au moyen de l'exposante qui expliquait, pièces à l'appui, que l'extension ".com » était à l'époque réservée aux entités commerciales, seules les extensions ".gouv.fr » étant susceptibles d'être associées à un service de l'Etat français, ce qui excluait tout risque de confusion, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

18. Après avoir exactement retenu que l'énumération des droits antérieurs visés par l'article L. 711-4 du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014, n'est pas exhaustive et que l'appellation « France » constitue pour l'Etat français un élément d'identité, en ce que ce terme désigne le territoire national dans son identité économique, géographique, historique, politique et culturelle, pour laquelle il est en droit de revendiquer un droit antérieur au sens de cet article, l'arrêt retient que le suffixe «.com », correspondant à une extension internet de nom de domaine, n'est pas de nature à modifier la perception du signe, de sorte que le public identifiera les produits et services désignés à l'enregistrement des marques comme émanant de l'État français ou à tout le moins d'un service officiel bénéficiant de sa caution. Il en déduit qu'il existe un risque de confusion, lequel, dans les marques complexes, est renforcé par la représentation stylisée des frontières géographiques de la France.

En cet état, la cour d'appel, qui a implicitement répondu, en l'écartant, au moyen invoqué par la cinquième branche, a retenu à juste titre l'atteinte portée au droit antérieur de l'Etat français.

19. La question préjudicielle invoquée par la société France.com relative à l'‘interprétation de la directive 2008/95 /CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques sur le caractère exhaustif ou non des droits antérieurs porte sur une disposition du droit de l'Union dépourvue de toute ambiguïté, dès lors que ce texte prévoit qu'un Etat membre peut interdire l'enregistrement ou l'usage d'une marque en vertu d'un droit antérieur et « notamment : i) d'un droit au nom, ii) d'un droit à l'image, iii) d'un droit d'auteur, iv) d'un droit de propriété industrielle ». Il s'agit, par conséquent, d'un acte clair ne nécessitant pas d'interprétation par la Cour de justice de l'Union européenne.

En outre, la question de savoir si un Etat peut opposer, au titre d'une antériorité, l'appellation du pays en l'absence de toute disposition nationale expresse, quand le droit au nom ou le droit de la personnalité sont visés à l'article L. 711-4 du code de la propriété intellectuelle, relève de l'interprétation du seul droit interne.

20. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

21. La société France.com fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement lui ayant ordonné de transférer à l'Etat français, sous astreinte, le nom de domaine « france.com », alors « que le juge est tenu de préciser le fondement de la décision qu'il adopte ; qu'en se bornant, pour ordonner le transfert du nom de domaine « france.com » à l'Etat français, à énoncer par motifs propres que ce nom de domaine portait atteinte à l'appellation « France » constituant pour l'Etat français un élément de son identité, et par motifs adoptés que ce nom de domaine heurtait les droits de l'Etat sur son nom, son identité et sa souveraineté, sans préciser plus avant sur quel texte ou principe elle se fondait pour consacrer un tel droit et ordonner le transfert à l'Etat du bien d'autrui, la cour d'appel, qui n'a pas précisé le fondement de la décision adoptée, a violé l'article 12 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

22. Ayant retenu, par motif propres et adoptés, que le nom de domaine « france.com » utilisé par la société France.com heurtait les droits de l'Etat sur son nom, sur son identité et sur sa souveraineté et portait atteinte à l'appellation « France », qui constitue un élément de son identité, la cour d'appel a statué sur le fondement de l'article 9 du code civil, tel qu'invoqué par l'Etat français.

23. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen, pris en ses cinquième, sixième, septième et huitième branches

Enoncé du moyen

24. La société France.com fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 5°/ que toute personne a droit au respect de ses biens et ne peut en être privée que dans les conditions prévues par la loi ; qu'aucun texte ou principe ne permet à un juge, sur le fondement du droit de l'Etat sur l'appellation du pays, d'ordonner le transfert forcé à l'Etat d'un nom de domaine régulièrement enregistré par un tiers ; qu'en ordonnant pourtant un tel transfert, dans des conditions non prévues par la loi, la cour d'appel a violé l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

6°/ que toute personne a droit au respect de ses biens et ne peut en être privée que pour cause d'utilité publique ; qu'en jugeant pourtant qu'il était indifférent que l'Etat français n'ait pas besoin du nom de domaine « france.com », et donc en ordonnant le transfert forcé d'un bien à l'Etat sans utilité publique démontrée, la cour d'appel a violé les articles 544 et 545 du code civil, l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;

7°/ que toute personne a droit au respect de ses biens et ne peut en être privée que sous la condition d'une juste et préalable indemnité ; qu'en ordonnant pourtant le transfert du nom de domaine « france.com » à l'Etat français, ce qui privait la société France.com de son outil de travail, sans mettre à la charge de l'Etat la moindre indemnité compensatrice, la cour d'appel a violé les articles 544 et 545 du code civil, l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;

8°/ que le juge ne peut pas statuer par des motifs inopérants ; que la cour d'appel a incriminé, par motifs adoptés, la possibilité de créer des adresses courriel associées au nom de domaine, ce qui était vanté par le mandataire chargé de la vente du site « www.france.com » ; qu'en statuant par de tels motifs inopérants à justifier le transfert du nom de domaine de la société France.com à l'Etat français, faute de donner une base légale suffisante à un tel transfert, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

 -.Sur la question préjudicielle :

25. La question préjudicielle formulée par la société France.com, en ce qu'elle porte uniquement sur l'interprétation de l'article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne au regard de la décision de la cour d'appel d'ordonner le transfert d'un nom de domaine au profit d'un tiers ne porte pas sur un droit de propriété intellectuelle ni sur aucun autre droit identifié par la société France.com qui relèverait du champ d'application du droit de l'Union, mais sur une réglementation nationale. Elle ne relève donc pas de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, et, dès lors, la Cour de justice de l'Union européenne serait manifestement incompétente pour y répondre.

 -.Sur le moyen :

26. En premier lieu, les garanties de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (la Convention) ne trouvent à s'appliquer qu'en cas d'ingérence de l'Etat dans le droit d'un individu au respect de ses biens, ce qui implique de caractériser l'existence d'un « bien » au sens autonome de la Convention.

27. Si le titulaire d'un nom de domaine peut se prévaloir d'un « intérêt patrimonial » susceptible de relever de la protection conventionnelle (Paeffgen GmbH c. Allemagne (déc.), n° 25379/04, 21688/05, 21722/05 et 21770/05, 18 septembre 2007), c'est à la condition que les prérogatives, dont il entend se prévaloir à ce titre, soient suffisamment reconnues et protégées par le droit interne applicable (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], n° 73049/01, §§ 66-78, 11 janvier 2007), l'interprétation et l'application à donner à ce droit ne devant pas être l'objet d'un différend ([S] c. Slovaquie [GC], § 50, n° 44912/98, 28 septembre 2004).

28. Si l'usage d'un nom de domaine peut être cédé ou faire l'objet d'une protection en droit interne, c'est à la condition qu'il ne porte pas atteinte aux droits des tiers.

29. Or, il ressort des productions et de la procédure que la société France.com a cessé d'exploiter son site internet dédié au tourisme en France, qui était accessible à l'adresse « www.france.com », avant de mettre en vente le seul nom de domaine « france.com ».

Par motifs adoptés, l'arrêt relève que la possibilité de créer des adresses mails associées à ce nom de domaine conférait à son titulaire un accès privilégié et monopolistique au détriment des autres opérateurs, était utilisé comme argument commercial par le mandataire chargé de la vente du site litigieux, qui vantait l'apparente confiance et crédibilité de cette adresse comme pouvant être attribuée à un service de l'Etat français ou à un tiers autorisé, puis retient que le nom de domaine heurte le droit de l'Etat français sur son nom.

30. Au regard de ces circonstances, qui font ressortir le caractère illicite de la mise en vente du nom de domaine « france.com », dont l'exploitation avait cessé, la société France.com ne peut se prévaloir d'un bien protégé au sens de l'article 1 du Protocole n° 1.

31. En second lieu, hors toute question prioritaire de constitutionnalité, et l'enregistrement d'un nom de domaine ne conférant pas à son titulaire un droit de propriété, au sens des articles 544 et 545 du code civil, la société France.com ne peut pas se prévaloir d'une atteinte à un tel droit.

32. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CONSTATE la déchéance du pourvoi en ce qu'il est dirigé contre l'ordonnance rendue le 24 novembre 2016, entre les parties, par le conseiller de la mise en état de la cour d'appel de Paris ;

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Darbois (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Bessaud - Avocat(s) : SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol ; SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier -

Textes visés :

Article L. 714-3, alinéa 4, du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019 ; article L. 711-4 du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 ; article 1 du Premier Protocole à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur les conditions de la forclusion sanctionnant la tolérance par le titulaire de la marque première de l'usage de la marque seconde, à rapprocher : Com., 16 février 2010, pourvoi n° 09-12.262, Bull. 2010, IV, n° 40 (cassation partielle).

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