Numéro 4 - Avril 2019

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 4 - Avril 2019

CONVENTION EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME

Soc., 3 avril 2019, n° 16-20.490, (P)

Cassation partielle

Article 4 – Prohibition du travail forcé ou obligatoire – Situation de travail forcé ou état de servitude – Droit à réparation – Réparation intégrale – Minorité de la victime – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué et les pièces de la procédure, L... U..., née au Maroc [...], a fait l'objet dans ce pays d'une adoption conformément au droit local ('kafala') par les époux E..., résidents en France. Elle a vécu au domicile du couple en France à compter de 1994 alors qu'elle était âgée de 12 ans. A la suite d'une plainte avec constitution de partie civile qu'elle a déposée à leur encontre, les époux E... ont été définitivement condamnés par la cour d'appel de Versailles, chambre correctionnelle, le 14 septembre 2010, pour avoir, entre le 17 juillet 1998 et le 17 juillet 2001, alors que sa vulnérabilité ou son état de dépendance leur était apparent ou connu, obtenu de L... U... la fourniture de services non rétribués ou contre une rétribution manifestement sans rapport avec le travail accompli, faits prévus et réprimés par les articles 225-13 et 225-19 du code pénal dans leur rédaction alors en vigueur. Mme U... s'est vu accorder la somme de 10 000 euros à titre de dommages-intérêts pour son préjudice moral.

Le 6 mai 2011 elle a saisi la juridiction prud'homale notamment d'une demande de dommages-intérêts pour préjudice économique.

2. La cour d'appel, chambre sociale, a rejeté la demande de Mme U... en indemnisation de son préjudice économique, aux motifs que les époux E... ont été définitivement condamnés pour avoir, entre le 17 juillet 1998 et le 17 juillet 2001 commis le délit de rétribution inexistante ou insuffisante du travail fourni par une personne vulnérable, que la requérante réclame des dommages-intérêts en faisant état d'un préjudice économique lié à l'absence de versement d'une rémunération quelconque durant le temps où elle dit avoir travaillé au domicile des époux E..., que toutefois les sommes qu'elle demande le sont à partir d'un contrat de travail dont il n'est aucunement justifié alors qu'il lui appartient d'apporter la preuve de l'existence de la relation salariée.

Examen du moyen, pris en ses deuxième, troisième et cinquième branches

3. Mme U... fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en indemnisation de son préjudice économique alors :

1°/ que le travailleur tenu en état de servitude, qui a fourni sous la contrainte une prestation de travail subordonnée sans contrepartie ou moyennant une contrepartie sans rapport avec l'importance du travail fourni, est en droit de réclamer à cet employeur devant la juridiction prud'homale la réparation du préjudice économique que lui a causé cette infraction ; qu'en l'espèce, il ressort des propres constatations de l'arrêt attaqué, qu'aux termes d'un arrêt définitif de la cour d'appel de Versailles en date du 14 septembre 2010, « M. et Mme E... ont été condamnés pour avoir, entre le 17 juillet 1998 et le 17 juillet 2001, commis notamment le délit de rétribution inexistante ou insuffisante du travail fourni par une personne vulnérable » ; qu'en déboutant cependant Mme L... U..., victime de cette infraction, de sa demande de réparation du préjudice économique causé par cette infraction, la cour d'appel a violé l'article 4 du code de procédure pénale, ensemble le principe de l'autorité de la chose jugée au pénal sur l'action portée devant la juridiction civile ;

2°/ que les décisions de la juridiction pénale ont au civil l'autorité de chose jugée à l'égard de tous et qu'il n'est pas permis au juge civil de méconnaître ce qui a été jugé par le tribunal répressif ; qu'en déboutant Mme L... U... de sa demande de réparation du préjudice économique souffert en conséquence de la faute des époux E... qui l'avaient contrainte à leur fournir pendant sept ans sans rétribution une prestation de travail subordonnée, motif pris de ce que les sommes qu'elle demande le sont à partir d'un contrat de travail dont il n'est aucunement justifié quand il lui appartient d'apporter la preuve de l'existence de la relation salariée », quand il ressortait des motifs de l'arrêt correctionnel du 14 septembre 2010 que la jeune fille, non scolarisée, dépourvue de titre de séjour et « inapte à se débrouiller seule » avait, dès son arrivée en France en 1994, à l'âge de onze ans, été « chargée en permanence, sans bénéficier de congés, de la grande majorité des tâches domestiques au sein de la famille E..., lesquelles comportaient de surcroît des responsabilités sans rapport avec son âge, rétribuées seulement par un maigre argent de poche », ce dont résultait pour toute la période de sa réclamation d'août 1994 à juillet 2001, la matérialité des faits fautifs et du préjudice économique en résultant, qu'il lui appartenait d'évaluer, la cour d'appel a méconnu le principe de l'autorité de la chose jugée au pénal sur l'action portée devant la juridiction civile ;

3°/ que l'ordre public international s'oppose à ce qu'un employeur puisse se prévaloir des règles du droit commun pour évincer, par l'absence de contrat de travail, l'application du droit du travail dans un conflit élevé par un salarié placé à son service sans manifestation de sa volonté et employé dans des conditions de subordination et de dépendance ayant méconnu sa liberté individuelle et ses droits élémentaires aux contreparties de son travail ; qu'en statuant comme elle l'a fait la cour d'appel, qui n'a pas déduit les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les articles 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 5 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, 1 et 4 de la Charte sociale européenne, 32 de la Convention internationale des droits de l'enfant et 6 du code civil.

Motifs de l'arrêt

4. Vu l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 1382 devenu 1240 du code civil, ensemble les articles 2 et 4, § 2, de la Convention sur le travail forcé, adoptée par la conférence générale de l'Organisation internationale du travail le 28 juin 1930 et ratifiée par la France le 24 juin 1937, l'article 1er d) de la Convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, adoptée le 30 avril 1956 et entrée en vigueur en France le 26 mai 1964, l'article 1er de la convention n° 138 du 26 juin 1973 de l'Organisation internationale du travail concernant l'âge minimum d'admission à l'emploi, ratifiée par la France le 13 juillet 1990, les articles 19 et 31 de la Convention relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989, entrée en vigueur en France le 6 septembre 1990.

5. Aux termes de l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude et nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire. Il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, Siliadin c/ France, 26 juillet 2005, n° 73316/01 ; C.N. et V. c/ France, 11 octobre 2012, n° 67724/09) que l'article 4 de la convention consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques, que le premier paragraphe de cet article ne prévoit pas de restrictions et ne souffre d'aucune dérogation, même en cas de guerre ou d'autre danger public menaçant la vie de la nation aux termes de l'article 15, § 2, de la Convention (Siliadin, précité, § 112).

La Cour européenne des droits de l'homme rappelle également que, sur le fondement de l'article 4 de la Convention, l'Etat peut aussi bien être tenu responsable de ses agissements directs que de ses défaillances à protéger efficacement les victimes d'esclavage, de servitude, de travail obligatoire ou forcé au titre de ses obligations positives (Siliadin, précité, §§ 89 et 112). Or, la Cour européenne des droits de l'homme a reconnu, s'agissant de situations similaires relevant également de l'article 225-13 du code pénal, l'existence de situations tant de travail forcé que d‘un état de servitude - « travail forcé aggravé » - au sens de l'article 4 de la Convention (Siliadin, précité, §§ 120 et 129 ; C.N. et V. c/ France, précité, §§ 91 et 92).

6. Aux termes de l'article 2 de la convention sur le travail forcé, adoptée par la conférence générale de l'Organisation internationale du travail le 28 juin 1930, le terme travail forcé ou obligatoire désigne tout travail ou service exigé d'un individu sous la menace d'une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s'est pas offert de plein gré.

Aux termes de son article 4, § 1, les autorités compétentes ne devront pas imposer ou laisser imposer le travail forcé ou obligatoire au profit de particuliers, de compagnies ou de personnes morales privées.

Selon le § 2 de ce même article, si une telle forme de travail forcé ou obligatoire au profit de particuliers, de compagnies ou de personnes morales privées existe à la date à laquelle la ratification de la présente convention par un Membre est enregistrée par le directeur général du Bureau international du travail, ce Membre devra supprimer complètement ledit travail forcé ou obligatoire dès la date de l'entrée en vigueur de la présente convention à son égard.

7. Selon l'article 1er d) de la convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, adoptée le 30 avril 1956, chacun des Etats parties à la présente convention prendra toutes les mesures, législatives et autres, qui seront réalisables et nécessaires pour obtenir progressivement et aussitôt que possible l'abolition complète ou l'abandon de toute institution ou pratique en vertu de laquelle un enfant ou un adolescent de moins de dix-huit ans est remis, soit par ses parents ou par l'un d'eux, soit par son tuteur, à un tiers, contre paiement ou non, en vue de l'exploitation de la personne, ou du travail dudit enfant ou adolescent.

8. Aux termes de l'article 1er de la convention n° 138 du 26 juin 1973 de l'Organisation internationale du travail concernant l'âge minimum d'admission à l'emploi, tout Etat Membre pour lequel la présente convention est en vigueur s'engage à poursuivre une politique nationale visant à assurer l'abolition effective du travail des enfants et à élever progressivement l'âge minimum d'admission à l'emploi ou au travail à un niveau permettant aux adolescents d'atteindre le plus complet développement physique et mental. Cet âge a été fixé en France à 16 ans, sauf dérogations.

9. Enfin, selon l'article 19 de la convention dite de New-York relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989, les Etats parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l'enfant contre toutes formes de violence, d'atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d'abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d'exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu'il est sous la garde de ses parents ou de l'un d'eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié.

Selon son article 32, les Etats parties reconnaissent le droit de l'enfant d'être protégé contre l'exploitation économique et de n'être astreint à aucun travail comportant des risques ou susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social.

10. Il résulte de ces textes que la victime d'une situation de travail forcé ou d'un état de servitude a droit à la réparation intégrale du préjudice tant moral qu'économique qui en découle, en application de l'article 1382 devenu 1240 du code civil, et que ce préjudice est aggravé lorsque la victime est mineure, celle-ci devant être protégée contre toute exploitation économique et le travail auquel elle est astreinte ne devant pas être susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social.

11. En statuant comme elle a fait, alors qu'il résultait de ses constatations que la juridiction pénale, pour entrer en voie de condamnation, avait constaté que Mme U..., mineure étrangère qui ne disposait pas d'un titre de séjour comme étant entrée en France en utilisant le passeport de la fille des époux E..., ce qui créait pour elle un risque d'être reconduite vers son pays d'origine, était chargée en permanence de la grande majorité des tâches domestiques au sein de la famille, lesquelles comportaient des responsabilités sans rapport avec son âge, qu'elle n'était pas scolarisée et que les époux E... n'avaient jamais entrepris de démarches pour l'insérer socialement, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS,

LA COUR :

Casse et annule, mais seulement en ce qu'il rejette la demande de dommages-intérêts présentée par Mme U... au titre de son préjudice économique, l'arrêt rendu le 19 mai 2016, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Van Ruymbeke - Avocat général : Mme Grivel - Avocat(s) : SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret -

Textes visés :

Article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; articles 2 et 4, § 2, de la Convention sur le travail forcé, adoptée par la conférence générale de l'Organisation internationale du travail le 28 juin 1930 et ratifiée par la France le 24 juin 1937 ; article 1er, d), de la Convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, adoptée le 30 avril 1956 et entrée en vigueur en France le 26 mai 1964 ; article 1er de la Convention n° 138 du 26 juin 1973 de l'Organisation internationale du travail concernant l'âge minimum d'admission à l'emploi, ratifiée par la France le 13 juillet 1990 ; articles 19 et 31 de la Convention relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989, entrée en vigueur en France le 6 septembre 1990 ; article 1382, devenu 1240, du code civil.

2e Civ., 4 avril 2019, n° 18-12.014, (P)

Rejet

Article 6, § 1 – Droit d'accès au juge – Compatibilité – Article R. 133-3 du code de la sécurité sociale

Article 6, § 1 – Droit d'accès au juge – Compatibilité – Article R. 142-18 du code de la sécurité sociale

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 23 novembre 2017), que l'URSSAF d'Ile-de-France (l'URSSAF), lui ayant notifié, à la suite d'un contrôle portant sur les périodes courant du 1er janvier 2007 au 30 septembre 2011, une mise en demeure le 14 décembre 2012, la société Le Haricot Saint-Germain (la société), a saisi, le 8 janvier 2013, la commission de recours amiable de cet organisme, qui après en avoir accusé réception le 25 février 2013, lui a notifié, le 31 mai 2013, le rejet de son recours ; que l'Urssaf lui ayant fait signifier le 22 janvier 2013 une contrainte pour le paiement des sommes litigieuses, la société a saisi, le 31 janvier 2013, une juridiction de sécurité sociale d'une opposition à l'encontre de la contrainte ;

Attendu que la société fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable son recours, alors, selon le moyen :

1°/ que si en principe l'interruption de la forclusion ne peut s'étendre d'une action à l'autre, il en est autrement lorsque les deux actions quoique ayant des causes distinctes, tendent à un seul et même but de sorte que la deuxième est virtuellement comprise dans la première ; que l'absence de recours exercé devant le tribunal des affaires de sécurité sociale contre la décision de la commission de recours amiable, n'interdit pas à l'administré de contester la créance fondant le redressement opéré par une Urssaf, à l'occasion de son opposition à contrainte régulièrement formée, devant le tribunal des affaires de sécurité sociale, antérieurement à l'expiration du délai de recours contre la décision de la commission de recours amiable ; qu'en l'espèce il ressort des propres constatations de l'arrêt attaqué que la société exposante après avoir régulièrement contesté, le 8 janvier 2013, devant la commission de recours amiable, une mise en demeure de l'URSSAF, avait, le 31 janvier suivant, formé opposition à la contrainte que l'Urssaf lui avait délivrée dès le 22 janvier en reprenant à cette occasion, devant le tribunal des affaires de sécurité sociale, l'ensemble des moyens de contestation du bien-fondé des sommes réclamées dans le cadre du redressement, tels qu'ils avaient été invoqués devant la commission de recours amiable ; qu'en retenant, pour conclure qu'il ne pouvait plus être discuté du fondement du redressement à l'occasion de l'opposition à contrainte, faute de recours exercé contre la décision de la commission de recours amiable du 8 avril 2013, que si la demande en justice interrompt bien les délais de prescription et de forclusion lorsque deux actions quoique distinctes, tendent à un seul et même but, en l'espèce l'opposition à contrainte formée devant le tribunal des affaires de sécurité sociale n'avait pu interrompre le délai de forclusion du recours contre la décision de la commission de recours amiable dès lors que ce délai n'avait pas encore commencé à courir, la cour d'appel a violé les articles R. 142-18, L. 224-9 et R. 133-3 du code de la sécurité sociale, ensemble les articles 2241 et 2242 du code civil ;

2°/ que toute personne a droit à un recours effectif ; que le débiteur de cotisation sociale ayant régulièrement formé opposition à la contrainte décerné par le directeur d'un organisme de sécurité sociale avant même la décision de la commission de recours amiable régulièrement saisie en application de l'article R. 142-18 du code de la sécurité sociale est en droit, à l'occasion de cette opposition à contrainte, de contester utilement le bien-fondé de la créance réclamée, même s'il n'a pas formé un nouveau recours devant la même juridiction contre la décision de la commission de recours amiable postérieurement intervenue ; qu'en l'espèce il ressort des propres constatations de l'arrêt attaqué que la société exposante après avoir régulièrement contesté, le 8 janvier 2013, devant la commission de recours amiable, une mise en demeure de l'Urssaf, avait, le 31 janvier suivant, formé opposition à la contrainte que l'URSSAF lui avait délivrée dès le 22 janvier en reprenant à cette occasion, devant le tribunal des affaires de sécurité sociale, l'ensemble des moyens de contestation du bien-fondé des sommes réclamées dans le cadre du redressement, tels qu'ils avaient été invoqués devant la commission de recours amiable ; qu'en retenant qu'il ne pouvait plus être discuté du fondement du redressement à l'occasion de l'opposition à contrainte, régulièrement formée devant le tribunal des affaires de sécurité sociale le 31 janvier 2013, faute de recours exercé contre la décision de la commission de recours amiable rendue le 8 avril suivant, la cour d'appel a porté une atteinte disproportionnée au droit de l'exposante à un recours effectif à l'encontre du redressement en violation des articles 6, § 1, et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu qu'il résulte des dispositions des articles R. 133-3 et R. 142-18 du code de la sécurité sociale, qui ne méconnaissent pas les exigences de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que l'intéressé a été dûment informé des voies et délais de recours qui lui sont ouverts devant les juridictions du contentieux général de la sécurité sociale, que le cotisant qui n'a pas contesté en temps utile la mise en demeure qui lui a été adressée au terme des opérations de contrôle, ni la décision de la commission de recours amiable saisie à la suite de la notification de la mise en demeure, n'est pas recevable à contester, à l'appui de l'opposition à la contrainte décernée sur le fondement de celle-ci, la régularité et le bien-fondé des chefs de redressement qui font l'objet de la contrainte ;

Et attendu que l'arrêt constate que la décision de la commission de recours amiable de l'URSSAF, qui a rejeté le recours exercé par la société, à la suite de la notification de la mise en demeure, avait été prise le 8 avril 2013 et notifiée le 31 mai 2013 à celle-ci, sans qu'aucun recours n'ait été formé dans le délai prévu par l'article R. 142-18 du code de la sécurité sociale visé dans le courrier de notification ;

Que de ces constatations procédant de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de fait et de preuve débattus devant elle, la cour d'appel a exactement déduit que si l'opposition à contrainte formée par la société était bien recevable, il ne pouvait plus être discuté du bien fondé du redressement litigieux ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.

- Président : Mme Flise - Rapporteur : M. Decomble - Avocat général : M. Gaillardot (premier avocat général) - Avocat(s) : SCP Bouzidi et Bouhanna ; SCP Gatineau et Fattaccini -

Textes visés :

Articles R. 133-3 du code de la sécurité sociale ; article R. 142-18 du code de la sécurité sociale, dans sa version antérieure au décret n° 2018-928 du 29 octobre 2018 ; article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

3e Civ., 18 avril 2019, n° 18-11.414, (P)

Cassation partielle

Premier Protocole additionnel – Article 1er – Protection de la propriété – Violation – Cas – Perte de la plus-value générée par le terrain réservé pour une voie, un ouvrage public, une installation d'intérêt général ou un espace vert – Indemnisation – Défaut

Un propriétaire ayant, sur le fondement de son droit de délaissement et moyennant un certain prix, cédé à une commune son bien, qui faisait alors l'objet d'une réserve destinée à l'implantation d'espaces verts, et la commune, sans maintenir l'affectation du bien à la mission d'intérêt général qui a justifié sa mise en réserve, ayant modifié les règles d'urbanisme avant de revendre le bien, qu'elle a rendu constructible, à une personne privée, moyennant un prix très supérieur, il en résulte que, en dépit du très long délai séparant les deux actes, la privation de toute indemnisation porte une atteinte excessive au droit au respect des biens du propriétaire au regard du but légitime poursuivi, de sorte qu'en rejetant la demande de dommages-intérêts formée par celui-ci, la cour d'appel viole l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 28 septembre 2017), que M. F... et M. J..., propriétaires d'une parcelle de terre située dans un emplacement réservé par le plan d'occupation des sols, ont mis en demeure la commune de Saint-Tropez (la commune) de l'acquérir en application de la procédure de délaissement alors prévue par l'article L. 123-9 du code de l'urbanisme ; qu'aucun accord n'étant intervenu sur le prix de cession, un jugement du juge de l'expropriation du 20 septembre 1982 a ordonné le transfert de propriété au profit de la commune et un arrêt du 8 novembre 1983 a fixé le prix d'acquisition ; que, le 22 décembre 2008, le terrain a été revendu et, le 18 octobre 2011, a fait l'objet d'un permis de construire ; que Mme A..., venant aux droits de MM. F... et J..., a assigné la commune en paiement de dommages-intérêts ;

Sur le moyen unique, pris en ses deux premières branches :

Attendu que Mme A... fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande sur le fondement du droit de rétrocession, alors, selon le moyen :

1°/ que le vendeur d'un bien immobilier qui a fait l'objet d'une cession amiable précédée d'une déclaration d'utilité publique prise en application de l'article 1042 du code général des impôts bénéficie du droit à rétrocession ; qu'en écartant l'existence d'un droit de rétrocession quand elle constatait l'existence d'une déclaration d'utilité publique prise sur le fondement de l'article 1042 du code général des impôts, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, violant ainsi les articles L. 222-2 et L. 421-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, ensemble l'article 1042 du code général des impôts dans sa rédaction applicable à la cause ;

2°/ qu'en toute hypothèse, dans ses conclusions d'appel, Mme A... soutenait qu'une rétrocession partielle, reconnue judiciairement, était intervenue en 1993, ce qui privait la commune de Saint-Tropez de la possibilité de contester l'existence d'un droit de rétrocession ; qu'en s'abstenant de répondre à ce moyen, pourtant opérant, la cour d'appel a violé les dispositions de l'article 455 du code de procédure civile ;

Mais attendu qu'en vertu de l'article L. 123-9 du code de l'urbanisme, dans sa rédaction applicable à la cause, le propriétaire d'un fonds grevé d'un emplacement réservé dispose du droit de délaissement qui consiste à enjoindre à la collectivité publique d'acquérir le bien faisant l'objet de la réserve ;

Attendu que l'article L. 12-6 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, alors applicable, permet à l'exproprié de demander la rétrocession du bien si celui-ci n'a pas reçu dans les cinq ans la destination prévue par l'acte déclaratif d'utilité publique ;

Attendu qu'il est jugé que l'exercice du droit de délaissement, constituant une réquisition d'achat à l'initiative du propriétaire du bien, ne permet pas au cédant de solliciter la rétrocession de ce bien sur le fondement de l'article L. 12-6 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, même lorsque le juge de l'expropriation a donné acte aux parties de leur accord sur la fixation du prix et ordonné le transfert de propriété au profit de la collectivité publique (3e Civ., 26 mars 2014, pourvoi n° 13-13.670, Bull. 2014, III, n° 44) ;

Attendu que, en matière d'expropriation, si le droit de rétrocession est applicable en cas de cession amiable postérieure à une déclaration d'utilité publique, il ne l'est pas en cas de cession antérieure à celle-ci lorsque les cédants n'ont pas demandé au juge de l'expropriation de leur en donner acte en application des dispositions de l'article L. 12-2, devenu L. 222-2, du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, une telle cession ne pouvant avoir les mêmes effets qu'une ordonnance d'expropriation (3e Civ., 24 septembre 2008, pourvoi n° 07-13.972, Bull. 2008, III, n° 138) ;

Que, toutefois, le droit de rétrocession est également applicable en cas de cession amiable précédée d'une déclaration d'utilité publique prise en application de l'article 1042 du code général des impôts, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 82-1126 du 29 décembre 1982 (3e Civ., 17 juin 2009, pourvoi n° 07-21.589, Bull. 2009, III, n° 146) ;

Attendu qu'ayant, par motifs propres et adoptés, relevé que les décisions ayant ordonné le transfert de propriété au profit de la commune et fixé le prix d'acquisition ne faisaient pas état d'une déclaration d'utilité publique et retenu qu'il n'était pas établi qu'un arrêté d'utilité publique de l'acquisition ait été pris par l'autorité administrative, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de répondre à des conclusions que ses constatations rendaient inopérantes, a exactement retenu, abstraction faite d'un motif erroné mais surabondant relatif aux effets de la déclaration d'utilité publique prise en application de l'article 1042 précité, que Mme A... ne pouvait pas prétendre à la rétrocession du terrain, ni à une indemnité compensatrice, sur le fondement de l'article L. 12-6 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, alors applicable ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Mais sur le moyen unique, pris en sa troisième branche, qui est recevable comme étant de pur droit :

Vu l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Attendu, selon ce texte, que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ;

Attendu que Mme A... est fondée à se prévaloir du droit garanti par ce texte, dès lors que la parcelle ayant fait l'objet du droit de délaissement constitue un bien protégé au sens de celui-ci ;

Que la mesure contestée, en ce qu'elle prive de toute indemnisation consécutive à l'absence de droit de rétrocession le propriétaire ayant exercé son droit de délaissement sur le bien mis en emplacement réservé et donc inconstructible, puis revendu après avoir été déclaré constructible, constitue une ingérence dans l'exercice de ce droit ;

Que cette ingérence a une base claire et accessible en droit interne dès lors qu'elle est fondée sur les textes et la jurisprudence précités ;

Qu'elle est justifiée par le but légitime visant à permettre à la personne publique de disposer, sans contrainte de délai, dans l'intérêt général, d'un bien dont son propriétaire a exigé qu'elle l'acquière ;

Que, cependant, il convient de s'assurer, concrètement, qu'une telle ingérence ménage un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux et, en particulier, qu'elle est proportionnée au but légitime poursuivi ;

Qu'à cet égard, il y a lieu de relever qu'un auteur de Mme A... avait, sur le fondement du droit de délaissement et moyennant un prix de 800 000 francs (121 959,21 euros), cédé à la commune son bien, qui faisait alors l'objet d'une réserve destinée à l'implantation d'espaces verts, et que la commune, sans maintenir l'affectation du bien à la mission d'intérêt général ayant justifié sa mise en réserve, a modifié les règles d'urbanisme avant de revendre le terrain, qu'elle a rendu constructible, à une personne privée, moyennant un prix de 5 320 000 euros ;

Qu'il en résulte que, en dépit du délai de plus de vingt-cinq années séparant les deux actes, la mesure contestée porte une atteinte excessive au droit au respect des biens de Mme A... au regard du but légitime poursuivi ;

Que, dès lors, en rejetant la demande en paiement de dommages-intérêts formée par Mme A..., la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il confirme le jugement ayant déclaré recevable l'action de Mme A... en qualité d'ayant droit des propriétaires originaires de la parcelle délaissée, l'arrêt rendu le 28 septembre 2017, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, sauf sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Lyon.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : Mme Renard - Avocat général : M. Burgaud - Avocat(s) : SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret ; SCP Gaschignard -

Textes visés :

Article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur l'atteinte disproportionnée à l'article 1er du Premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'homme en cas de perte de la plus-value générée par un terrain préempté, à rapprocher : 3e Civ., 6 octobre 2016, pourvoi n° 15-25.154, Bull. 2016, III, n° 130 (rejet).

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