Numéro 3 - Mars 2024

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 3 - Mars 2024

Partie III - Décisions du Tribunal des conflits

SEPARATION DES POUVOIRS

Tribunal des conflits, 11 mars 2024, n° 24-04.301, (B)

Etat – Responsabilité – Jugement d'expulsion – Exécution forcée – Préjudice – Action en réparation – Compétence – Juge administratif

Hors l'hypothèse d'une voie de fait, il appartient à la juridiction administrative de connaître d'un litige tendant à la réparation par l'Etat du préjudice subi par la personne visée par un jugement ordonnant son expulsion à raison de la décision de l'administration de faire procéder à l'exécution forcée de ce jugement au moyen de la force publique.

Il n'y a voie de fait de la part de l'administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l'administration soit a procédé à l'exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d'une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l'extinction d'un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d'atteinte à la liberté individuelle ou d'extinction d'un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d'être rattachée à un pouvoir appartenant à l'autorité administrative.

Compétence judiciaire – Domaine d'application – Contentieux de la voie de fait – Voie de fait – Définition – Acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l'administration – Exclusion – Cas – Exécution forcée d'un jugement d'expulsion

Compétence judiciaire – Domaine d'application – Contentieux de la voie de fait – Voie de fait – Définition – Atteinte portée par l'administration à la liberté individuelle ou au droit de propriété – Exclusion – Applications diverses – Exécution forcée d'un jugement d'expulsion

Vu, enregistré à son secrétariat le 17 novembre 2023, le jugement 9 novembre 2023 par lequel le tribunal administratif Cergy-Pontoise, saisi de la demande formée par Mme [I] [S] tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme le 18 332 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait des conditions dans lesquelles le préfet des Hauts-de-Seine a procédé à l'exécution forcée d'une ordonnance du juge des référés du tribunal de grande instance de Nanterre prononçant son expulsion d'un terrain qu'elle occupait sans droit ni titre, a renvoyé au Tribunal des conflits, par application de l'article 32 du décret du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence ;

Vu le jugement du 8 novembre 2018 du juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Paris se déclarant incompétent pour connaître de l'action indemnitaire formée devant lui par Mme [S] ;

Vu les pièces desquelles il résulte que la saisine du Tribunal des conflits a été notifiée à Mme [S], au préfet des Hauts-de-Seine et au ministre de l'intérieur et des outre mer, qui n'ont pas produit de mémoire.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

Vu la loi du 24 mai 1872 ;

Vu le décret n° 2015-233 du 27 février 2015.

Considérant ce qui suit :

1. Par une ordonnance du 14 octobre 2014, confirmée par un arrêt du 11 février 2016 de la cour d'appel de Versailles, le juge des référés du tribunal de grande instance de Nanterre, saisi par le préfet des Hauts-de-Seine, a ordonné l'expulsion de Mme [I] [S] et de quarante-neuf autres personnes d'un terrain situé sur le territoire de la commune de [Localité 1] (Hauts-de-Seine) et appartenant au domaine privé du département de l'Essonne qu'ils occupaient sans droit ni titre ainsi que l'évacuation de leurs biens et véhicules, avec l'assistance de la force publique et à l'aide de tout engin de levage et d'enlèvement en cas de besoin, et a autorisé le préfet à séquestrer, vendre ou déclarer abandonné le mobilier garnissant les lieux.

2. Mme [S] a assigné l'agent judiciaire du Trésor devant le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Paris en vue de la condamnation de l'Etat à lui verser une somme de 14 832 euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice qu'elle estimait avoir subi à raison de cette expulsion.

Par un jugement du 8 novembre 2018, ce juge, estimant que les conditions dans lesquelles le préfet avait fait procéder à l'exécution forcée du jugement d'expulsion ne caractérisaient pas l'existence d'une voie de fait, a décliné la compétence de la juridiction judiciaire pour connaître du litige.

3. Après avoir formé auprès du préfet des Hauts-de-Seine une demande tendant à la réparation du même préjudice, Mme [S] a saisi le tribunal administratif de Cergy Pontoise de conclusions tendant à la condamnation de l'Etat au paiement d'une indemnité de 18 332 euros correspondant à la perte de ses biens meubles, au trouble de jouissance et au trouble dans ses conditions d'existence qu'elle aurait subis à raison de la décision, selon elle fautive, du préfet de procéder à l'exécution forcée du jugement au moyen de la force publique.

Par un jugement du 9 novembre 2023, ce tribunal, estimant qu'il n'appartenait pas à la juridiction administrative de connaître d'un litige relatif à l'indemnisation des préjudices résultant de la mise en oeuvre d'une expulsion ordonnée par le juge judiciaire, a renvoyé au Tribunal des conflits, sur le fondement de l'article 32 du décret du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence.

4. Hors l'hypothèse d'une voie de fait, il appartient à la juridiction administrative de connaître d'un litige tendant à la réparation par l'Etat du préjudice subi par la personne visée par un jugement ordonnant son expulsion à raison de la décision de l'administration de faire procéder à l'exécution forcée de ce jugement au moyen de la force publique.

5. Il n'y a voie de fait de la part de l'administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l'administration soit a procédé à l'exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d'une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l'extinction d'un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d'atteinte à la liberté individuelle ou d'extinction d'un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d'être rattachée à un pouvoir appartenant à l'autorité administrative.

6. Il ressort des pièces versées au dossier que l'expulsion, par les services de l'Etat, au moyen de la force publique, de Mme [S] et de quarante-neuf autres occupants sans droit ni titre du terrain départemental sur lequel ils avaient installé un campement est intervenue en exécution d'une ordonnance du juge des référés du tribunal de grande instance de Nanterre, statuant en application du 1er alinéa de l'article 809 du code de procédure civile, alors applicable, en vue de prévenir un dommage imminent, le juge des référés ayant rejeté la demande de délai formée par les occupants. Cette ordonnance a été confirmée par un arrêt de la cour d'appel de Versailles. Si les opérations ainsi mises en oeuvre par le préfet des Hauts de Seine ont été exécutées de manière forcée et ont abouti à l'extinction d'un droit de propriété sur des biens meubles, il ne ressort pas des pièces du dossier que ces opérations, décidées en exécution d'une décision de justice, seraient intervenues dans des conditions irrégulières.

En particulier, le préfet n'était pas tenu de faire précéder la mise en oeuvre de l'expulsion de la mise en demeure de quitter les lieux prévue par l'article L. 411-1 du code des procédures civiles d'exécution en cas d'expulsion d'un immeuble ou d'un lieu habité, dès lors que l'expulsion avait en l'espèce été prononcée en vue de prévenir un dommage imminent. Ces opérations ne sont pas non plus manifestement insusceptibles d'être rattachées à un pouvoir appartenant à l'autorité administrative. Elles ne peuvent, par suite, être qualifiées de voie de fait.

7. Il résulte de ce qui précède que la juridiction administrative est seule compétente pour connaître du litige.

D E C I D E :

Article 1er :

La juridiction administrative est compétente pour connaître de la demande formée par Mme [S].

Article 2 :

Le jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 9 novembre 2023 est déclaré nul et non avenu.

La cause et les parties sont renvoyées devant ce tribunal.

- Président : M. Mollard - Rapporteur : M. Collin - Avocat général : M. Chaumont (rapporteur public) -

Textes visés :

Loi des 16-24 août 1790 ; décret du 16 fructidor an III ; loi du 24 mai 1872 ; décret n° 2015-233 du 27 février 2015.

Tribunal des conflits, 11 mars 2024, n° 24-04.300, (B)

Mineur – Assistance éducative – Aide sociale à l'enfance – Responsabilité – Compétence du juge judiciaire

A supposer que le fait pour le service de l'aide sociale à l'enfance d'avoir alerté le procureur de la République et sollicité le placement provisoire, en urgence, d'un mineur puis, après son placement, d'avoir méconnu le droit d'un des parents à l'information, faute de lui avoir transmis le rapport annuel d'évaluation pluridisciplinaire, d'avoir porté atteinte au principe d'égalité entre les deux parents, et d'avoir rendu plus difficile le maintien des relations avec l'enfant pendant la période où il était placé par décision du juge des enfants, soient constitutifs de fautes, celles-ci, en ce compris le fait d'avoir signalé la situation au procureur de la République, ne sont pas détachables des obligations que le service de l'aide sociale à l'enfance assume dans l'exercice de la mission d'assistance éducative qui lui a été confiée par le juge des enfants sur ce mineur. Il en résulte qu'il appartient à la juridiction judiciaire d'en connaître.

Vu, enregistrée à son secrétariat le 15 novembre 2023, l'expédition du jugement du 8 novembre 2023 par lequel le tribunal administratif de Pau, saisi par Mme [Y] [C] d'une demande tendant à la condamnation du département des Pyrénées Atlantiques à lui verser la somme de 257 700 euros, assortie des intérêts à taux légal à compter du 1er juillet 2015, en réparation des fautes commises par le service de l'aide sociale à l'enfance de ce département qui ont été à l'origine, notamment, du placement de sa fille, a renvoyé au Tribunal, par application de l'article 32 du décret du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence ;

Vu l'arrêt du 17 novembre 2020 par lequel la cour d'appel de Paris a déclaré la juridiction judiciaire incompétente pour connaître de ce litige ;

Vu, enregistré à son secrétariat le 8 décembre 2023, le mémoire présenté par le ministre de la santé et de la prévention, qui s'en remet à la décision qui sera prononcée par le Tribunal des conflits quant à la détermination de l'ordre de juridiction compétent pour connaître de l'affaire ;

Vu, enregistré à son secrétariat le 20 décembre 2023, le mémoire présenté pour Mme [Y] [C], agissant tant en son nom personnel qu'en qualité de représentante légale de sa fille mineure [L] [K], qui estime que la juridiction administrative est seule compétente pour connaître de l'affaire, et qui conclut à ce que le département des Pyrénées Atlantiques lui verse une somme de 4 000 euros en application du I de l'article 75 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.

Vu les pièces du dossier desquelles il résulte que la saisine du Tribunal a été notifiée au département des Pyrénées-Atlantiques, qui n'a pas produit de mémoire.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

Vu la loi du 24 mai 1872 ;

Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991, notamment son article 75-1 ;

Vu le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;

Vu le code de l'action sociale et des familles ;

Vu le code civil ;

Considérant ce qui suit :

1. Mme [Y] [C] est la mère d'une enfant, [L] [K], née le [Date naissance 1] 2007 et qui a fait l'objet d'une mesure de placement judiciaire à l'aide sociale à l'enfance ordonnée en urgence, à titre provisoire, par le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Pau le 30 avril 2008, puis par un jugement en assistance éducative du 3 juillet 2008 du juge des enfants, suivi de plusieurs autres décisions de ce dernier, courant jusqu'au 16 juillet 2014. A cette date, le juge des enfants a prononcé, par jugement en assistance éducative du 16 juillet 2014, la mainlevée du placement et a restitué la jeune [L] à sa mère.

En vertu de ces décisions judiciaires, la jeune [L] a été confiée notamment, au cours de cette période, à l'aide sociale à l'enfance des Pyrénées Atlantiques. Mme [C] a introduit en 2015, devant le tribunal de grande instance (TGI) de Paris, devenu aujourd'hui tribunal judiciaire, une action indemnitaire qui était notamment dirigée contre le conseil départemental des Pyrénées Atlantiques ainsi que contre l'Etat, et qui mettait en cause des dysfonctionnements constatés à l'occasion de la saisine du juge judiciaire par l'aide sociale à l'enfance à fin de placement de l'enfant et des décisions relatives au placement de son enfant, à son maintien sous ce régime ainsi que des conditions de son exécution.

Par jugement du 16 octobre 2017, le TGI de Paris a déclaré irrecevable l'exception d'incompétence du juge judiciaire au profit du juge administratif soulevée par le département et a débouté Mme [C] de l'ensemble de ses demandes indemnitaires. Saisie de ce jugement, la cour d'appel de Paris a, par arrêt du 17 novembre 2020, infirmé ce jugement en ce qu'il avait écarté comme irrecevable l'exception d'incompétence soulevée par le département et a estimé, en l'absence de voie de fait, que la juridiction administrative était seule compétente pour connaître des demandes indemnitaires dirigées contre le département des Pyrénées-Atlantiques.

La cour a, par ailleurs, confirmé le rejet des demandes indemnitaires dirigées contre l'Etat au titre du fonctionnement défectueux du service public de la justice. Mme [C] a saisi, le 9 août 2021, le tribunal administratif de Pau d'une demande tendant à la condamnation du département des Pyrénées-Atlantiques à lui verser une somme de 257 700 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 1er juillet 2015, en réparation des fautes qu'elle estimait avoir été commises par le service de l'aide sociale à l'enfance du département et qui auraient été, selon elle, à l'origine du placement de sa fille, notamment pour avoir alerté le procureur de la République près le TGI de Pau de la situation de sa fille et pour avoir sollicité le placement provisoire, en urgence, de sa fille.

Par un jugement du 8 novembre 2023, le tribunal administratif de Pau a renvoyé au Tribunal, sur le fondement de l'article 32 du décret du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence.

2. Aux termes de l'article L. 222-5 du code de l'action sociale et des familles : « Sont pris en charge par le service de l'aide sociale à l'enfance sur décision du président du conseil départemental : (...) 3° Les mineurs confiés au service en application du 3° de l'article 375-3 du code civil, des articles 375-5, 377, 377-1, 380, 411 du même code ou de l'article L. 323-1 du code de la justice pénale des mineurs (...) ».

Aux termes de l'article 375-3 du code civil : « Si la protection de l'enfant l'exige, le juge des enfants peut décider de le confier : (...) 3° A un service départemental de l'aide sociale à l'enfance ; (...) ».

3. A supposer que le fait d'avoir alerté le procureur de la République et sollicité le placement provisoire, en urgence, de sa fille [L], puis, selon Mme [C], d'avoir méconnu son droit à l'information, faute de lui avoir transmis le rapport annuel d'évaluation pluridisciplinaire, d'avoir porté atteinte au principe d'égalité entre les deux parents, et d'avoir rendu plus difficile le maintien de ses relations avec sa fille pendant la période où cette dernière était placée par décision du juge des enfants, soient constitutifs de fautes, celles-ci, en ce compris le fait d'avoir signalé la situation au procureur de la République, ne sont pas détachables des obligations que le service de l'aide sociale à l'enfance assume dans l'exercice de la mission d'assistance éducative qui lui a été confiée par le juge des enfants sur ce mineur. Il en résulte qu'il appartient à la juridiction judiciaire d'en connaître.

4. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions de Mme [C] au titre des dispositions de l'article 75-1 de la loi du 10 juillet 1991.

D E C I D E :

Article 1er :

La juridiction judiciaire est compétente pour connaître de la demande formée par Mme [C].

Article 2 :

L'arrêt de la cour d'appel de Paris du 17 novembre 2020 est déclaré nul et non avenu en tant qu'il décline la compétence de la juridiction judiciaire pour connaître de l'action dirigée contre le département des Pyrénées-Atlantiques.

Article 3 :

La procédure suivie devant le tribunal administratif de Pau est déclarée nulle et non avenue, à l'exception du jugement rendu par ce tribunal le 8 novembre 2023.

- Président : M. Mollard - Rapporteur : Mme de Silva - Avocat général : M. Chaumont (rapporteur public) - Avocat(s) : SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre et Rameix -

Textes visés :

Loi des 16-24 août 1790 ; décret du 16 fructidor an III ; loi du 24 mai 1872 ; article 75-1 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ; décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ; article L. 222-5 du code de l'action sociale et des familles ; code civil.

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