Numéro 3 - Mars 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 3 - Mars 2022

ACTION CIVILE

Ch. mixte., 25 mars 2022, n° 20-15.624, (B) (R), MI

Cassation partielle sans renvoi

Préjudice – Réparation – Droit à réparation – Préjudice d'angoisse de mort imminente

N'indemnise pas deux fois le même préjudice la cour d'appel qui, tenue d'assurer la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit pour la victime de violences ayant entraîné la mort, répare, d'une part, les souffrances endurées du fait des blessures, d'autre part, de façon autonome, l'angoisse d'une mort imminente.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Papeete, 29 août 2019), le 5 juillet 2014, à 22h20, la gendarmerie a été avisée de ce qu'un individu avait porté plusieurs coups de couteau à [R] [X]. Ce dernier est décédé le [Date décès 2], à 0h40, à l'hôpital où il avait été transporté en arrêt cardio-respiratoire.

2. Mme [T] [D] [E], veuve [X], M. [R] [N] [E], Mme [Z] [J] [E], Mme [A] [B] [E], Mme [T] [H] [X] et [U] [C] [E] ont saisi la commission d'indemnisation des victimes d'infractions pour obtenir réparation des préjudices.

Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) a contesté l'indemnisation allouée au titre des préjudices éprouvés par [R] [X].

Sur l'irrecevabilité partielle du pourvoi, relevée d'office après avis adressé aux parties en application de l'article 1015 du code de procédure civile

Vu les articles 615 et 975, alinéa 2, du code de procédure civile :

3. Il résulte de ces textes que le recours en cassation constitue une instance nouvelle qui ne peut être introduite contre une personne décédée et que le demandeur ayant connaissance du décès d'une partie doit diriger son pourvoi contre ses ayants droit.

4. La déclaration de pourvoi, déposée au greffe de la Cour de cassation le 11 mai 2020 est dirigée, notamment, contre [U] [C] [E], décédée le [Date décès 1] 2018.

5. Formé alors que le FGTI avait connaissance du décès de [U] [C] [E], le pourvoi est irrecevable en ce qu'il est dirigé contre celle-ci.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

6. Le FGTI fait grief à l'arrêt de confirmer la décision entreprise en tant qu'elle a alloué aux ayants droit de [R] [X], la somme de 1 500 000 FCP au titre de la souffrance morale liée la conscience de la mort imminente entre le moment de son agression et son décès, après avoir déjà alloué à l'indivision successorale représentée en l'état par Mme [T] [E], veuve [X], et Mme [M] [X], la somme de 1 500 000 FCP au titre des souffrances endurées par [R] [X] avant son décès alors « que les différentes souffrances psychiques et troubles qui y sont associés sont inclus dans le poste de préjudice des souffrances endurées ; que ce poste inclut donc le préjudice moral de mort imminente consistant pour la victime décédée à être demeurée, entre la survenance du dommage et sa mort, suffisamment consciente pour avoir envisagé sa propre fin ; qu'en allouant aux ayants droit de la victime, la somme de 150 000 FCP au titre du préjudice d'angoisse de mort imminente subi par celle-ci, après leur avoir alloué la même somme de 150 000 FCP au titre des souffrances endurées par celle-ci avant son décès, la cour d'appel a violé le principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. »

Réponse de la Cour

7. L'arrêt, par motifs adoptés, après avoir constaté que les lésions consécutives à la multiplicité des plaies par arme blanche présentes sur le corps de la victime lui avaient causé une souffrance importante, énonce qu'il convient d'évaluer à 1 500 000 FCP l'indemnisation de l'indivision successorale au titre des souffrances endurées par la victime entre son agression et son décès.

8. Il précise que, pour caractériser l'existence d'un préjudice distinct « d'angoisse de mort imminente », il est nécessaire de démontrer l'état de conscience de la victime en se fondant sur les circonstances de son décès.

9. Il retient que la nature et l'importance des blessures, rapportées au temps de survie de la victime, âgée de seulement vingt-sept ans, dont l'état de conscience a conduit sa famille à juger possible son transport en voiture légère jusqu'à l'hôpital, démontrent que [R] [X] a souffert d'un préjudice spécifique lié à la conscience de sa mort imminente, du fait de la dégradation progressive et inéluctable de ses fonctions vitales causée par une hémorragie interne et externe massive, et que le premier juge a procédé à sa juste évaluation.

10. C'est, dès lors, sans indemniser deux fois le même préjudice que la cour d'appel, tenue d'assurer la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit pour la victime, a réparé, d'une part, les souffrances endurées du fait des blessures, d'autre part, de façon autonome, l'angoisse d'une mort imminente.

11. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Mais sur le second moyen

Enoncé du moyen

12. Le FGTI fait grief à l'arrêt de le condamner aux dépens de l'instance d'appel, alors « que les frais exposés devant les juridictions de première instance et d'appel statuant en matière d'indemnisation des victimes d'infraction sont à la charge du Trésor public ; qu'en condamnant néanmoins le Fonds de garantie aux dépens de l'instance d'appel, la cour d'appel a violé les articles R. 91 et R. 93, II, 11°, du code de procédure pénale, applicable en Polynésie française par application de l'article 804 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 804, R. 91 et R. 93, II, 11°, du code de procédure pénale :

13. Selon ces textes, les frais exposés devant les juridictions de première instance et d'appel de Polynésie française statuant en matière d'indemnisation des victimes d'infractions sont à la charge du Trésor public.

14. L'arrêt condamne le FGTI aux dépens.

15. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

16. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 1er, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

17. La cassation prononcée n'implique pas, en effet, qu'il soit à nouveau statué sur le fond.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

DECLARE IRRECEVABLE le pourvoi en ce qu'il est dirigé contre [U] [C] [E] ;

CASSE ET ANNULE, par voie de retranchement, mais seulement en ce qu'il condamne le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions aux entiers dépens de l'instance d'appel, l'arrêt rendu le 29 août 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Papeete ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi.

MOYENS ANNEXES au présent arrêt

Moyens produits par la SCP Delvolvé-Trichet, avocat aux Conseils, pour le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions.

PREMIER MOYEN DE CASSATION

Il est fait grief à l'arrêt d'avoir confirmé la décision entreprise en tant qu'elle a alloué aux ayants droits de [R] [X], la somme de 1 500 000 FCP au titre de la souffrance morale liée la conscience de la mort imminente entre le moment de son agression et son décès, après avoir déjà alloué à l'indivision successorale représentée en l'état par Mme [T] [E], veuve [X], et Mme [H] [X], la somme de 1 500 000 FCP au titre des souffrances endurées par [R] [X] avant son décès ;

Aux motifs que « le Fonds de Garantie conteste l'allocation par le premier juge aux ayants droit de M. [R] [X], décédé des suites de ses blessures par arme blanche le [Date décès 2] 2014, d'une double indemnité, d'une part, en réparation des souffrances endurées et, d'autre part, en réparation de son préjudice d'angoisse de mort imminente, en soutenant que ce dernier est nécessairement inclus dans le poste de préjudice des souffrances endurées de sorte, qu'en l'espèce, il y a eu double indemnisation ; qu'en premier lieu, il convient de rappeler que la jurisprudence de la Cour de cassation n'exclut pas l'indemnisation spécifique du préjudice dit « d'angoisse de mort imminente », lorsqu'il est rapporté la preuve d'une souffrance particulière causée à la victime par la conscience de sa mort imminente ; que, contrairement à ce que soutient l'appelante, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation ne refuse pas d'indemniser ce chef de préjudice, puisqu'elle admet l'indemnisation de la souffrance liée à la conscience de la gravité de son état et du caractère inéluctable de son décès, ainsi que des souffrances morales et psychologiques caractérisées par la perte d'espérance de vie ou l'angoisse de mort ; qu'en revanche, il est vrai que, nonobstant l'identification distincte de ce chef de ce préjudice, elle inclut sa réparation dans le poste des souffrances endurées ; que toutefois, cette différence de méthodologie, reposant sur la définition large du poste anciennement qualifié de « pretium doloris » retenue par la nomenclature dite « Dintilhac », ne conduit pas à exclure la prise en compte du préjudice d'angoisse de mort imminente ; que c'est d'ailleurs ce à quoi tend la prétention accessoire formée par les consorts [X]-[E] qui réclament, à titre subsidiaire, l'allocation d'une indemnité globale de 3 millions FCP en réparation des souffrances endurées par la victime, en lieu et place de l'octroi d'une indemnité de 1 500 000 FCP au titre des souffrances endurées et 1 500 000 FCP au titre de la souffrance morale liée à la conscience de la mort imminente ; que, de surcroît, il sera observé que : d'une part, les travaux préparatoires ayant conduit à l'adoption de la nomenclature « Dintilhac » avaient précisé que celle-ci ne faisait pas obstacle à la détermination d'un chef de préjudice ne figurant pas dans la liste des postes annexée et, d'autre part, la jurisprudence administrative a également reconnu le droit à réparation du préjudice de conscience d'une espérance de vie réduite ; qu'en revanche, il demeure nécessaire de caractériser l'existence de ce préjudice distinct, notamment en démontrant l'état de conscience de la victime et en se fondant sur les circonstances particulières de son décès ; qu'or, en l'espèce, par des motifs pertinents que la cour approuve, le premier juge a fait une exacte appréciation des faits de la cause, en retenant que : « si le rapport d'autopsie fait mention d'une « mort violente » de [R] [X], en revanche, il ne s'est pas agi d'un décès immédiat, puisqu'il résulte des pièces de procédure et des pièces médicales versées au dossier, que la victime n'est pas décédée sur le coup, qu'il a pu encore marcher jusqu'au bord de la route et qu'il a été ensuite transporté en voiture légère jusqu'à l'hôpital de [Localité 4], et en arrêt cardio-respiratoire à son arrivée aux urgences ; qu'ainsi, apparaît que [R] [X] a conservé sa pleine conscience jusqu'à son arrivée aux urgences, et qu'au regard du nombre de coups portés, de la gravité de ses blessures, et du fait qu'il est décédé des suites d'une hémorragie interne massive et externe, associée à une asphyxie, il a nécessairement éprouvé une angoisse de mort imminente ; que cet état de fait n'est pas nié par le Fonds de garantie, qui, au sein de ses écritures en date du 1er juin 2017, a estimé que : « il est certain que Monsieur [X] a éprouvé une forte angoisse à l'idée de perdre la vie » ; qu'il importe en outre de quantifier le délai de souffrance pour prendre en considération l'évaluation du préjudice en cause ; qu'à ce titre, il convient de prendre en compte la durée de survie de la victime, temps durant lequel celle-ci a eu pleinement conscience de sa mort imminente, pour évaluer au plus près l'indemnisation de ce poste de préjudice ; qu'en l'espèce, il résulte des pièces de procédure versées au dossier que l'intervention des services de gendarmerie de [...] est requise le 5 juillet 2014 à 22h20 pour un homme qui s'est fait poignarder au PK14,200 à [Localité 5], et que la victime est décédée de ses blessures le [Date décès 2] 2014 à 0h40 ; qu'il est manifeste qu'à tout le moins, entre le 5 juillet 2014 22h20 et le [Date décès 2] 2014 à 0h40, [R] [X] a pu éprouver, au regard des pièces médicales versées au dossier, une angoisse de mort » ; qu'en effet, il résulte du rapport d'autopsie medico-légale du Docteur [V] du 30 septembre 2014 que M. [R] [X] a été victime de multiples coups de couteau, ayant entraîné des coupures de défense, mais également une blessure de la cuisse et surtout une « vaste plaie latéro-thoracique gauche, deux plaies profondes du diaphragme et une plaie transfixiante de la grande courbure de l'estomac » ; que ces dernières ont provoqué « une hémorragie interne massive et externe associée à une asphyxie Lb consécutive à un hémopneumothorax gauche majeur (avec plaie transfixiante du lobe inférieure du poumon gauche) et un hémopneumopéritoine (par plaies diaphragmiques et gastriques)" ; que la nature et l'importance de ces blessures, rapportées au temps de survie de la victime, seulement âgé de 27 ans à la date des faits, dont l'état de conscience a conduit sa famille à juger possible son transport en voiture légère jusqu'à l'hôpital de [Localité 4], démontrent que M. [R] [X] a souffert d'un préjudice spécifique lié à la conscience de sa mort imminente, du fait de la dégradation progressive et inéluctable de ses fonctions vitales, causée par une hémorragie interne et externe massive ; que, par conséquent, le jugement sera confirmé de ce chef, y compris quant à l'appréciation de l'indemnité allouée en réparation, dès lors que la cour considère que le premier juge a procédé à une juste évaluation de celle-ci et que l'appelante, qui propose de verser une indemnité globale de 8 000 euros (soit 954 654 FCP), ne démontre pas suffisamment la meilleure adéquation de cette indemnité au cas d'espèce, en se prévalant d'une seule décision prononcée le 28 mars 2019 par la cour d'appel de Douai ; qu'au surplus, il sera observé que l'indemnité de 1 500 000 FCP (soit 12 570 euros), arbitrée par le premier juge au titre de ce chef de préjudice, correspond à l'indemnisation usuelle de souffrances endurées qualifiées de « moyennes » ; qu'il n'est donc pas justifié de réformer le jugement sur ce point » (arrêt, p., § et s.) ;

Alors que les différentes souffrances psychiques et troubles qui y sont associés sont inclus dans le poste de préjudice des souffrances endurées ; que ce poste inclut donc le préjudice moral de mort imminente consistant pour la victime décédée à être demeurée, entre la survenance du dommage et sa mort, suffisamment consciente pour avoir envisagé sa propre fin ; qu'en allouant aux ayants droit de la victime, la somme de 150 000 FCP au titre du préjudice d'angoisse de mort imminente subi par celle-ci, après leur avoir alloué la même somme de 150 000 FCP au titre des souffrances endurées par celle-ci avant son décès, la cour d'appel a violé le principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.

SECOND MOYEN DE CASSATION

Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir condamné le Fonds de garantie aux dépens de l'instance d'appel ;

Alors que les frais exposés devant les juridictions de première instance et d'appel statuant en matière d'indemnisation des victimes d'infraction sont à la charge du Trésor public ; qu'en condamnant néanmoins le Fonds de garantie aux dépens de l'instance d'appel, la cour d'appel a violé les articles R. 91 et R. 93, II, 11°, du code de procédure pénale, applicable en Polynésie française par application de l'article 804 du code de procédure pénale.

Arrêt rendu en Chambre mixte.

- Président : Mme Arens (premier président) - Rapporteur : MM. Besson et Samuel, assistés de MM. Allain et Dureux, auditeurs au service de documentation, des études et du rapport - Avocat général : M. Grignon-Dumoulin - Avocat(s) : SCP Delvolvé et Trichet ; SCP Buk Lament-Robillot -

Ch. mixte., 25 mars 2022, n° 20-17.072, (B) (R), MI

Rejet

Préjudice – Réparation – Droit à réparation – Préjudice d'attente et d'inquiétude – Conditions

Les proches d'une personne, qui apprennent que celle-ci se trouve ou s'est trouvée exposée, à l'occasion d'un événement, individuel ou collectif, à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle, éprouvent une inquiétude liée à la découverte soudaine de ce danger et à l'incertitude pesant sur son sort.

Le préjudice qui naît de cette attente et de cette inquiétude, qui se réalise ainsi entre la découverte de l'événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril, est un préjudice spécifique qui ne se confond pas avec le préjudice d'affection et ne se rattache à aucun autre poste de préjudice indemnisant les victimes indirectes. Il ouvre droit, de façon autonome, à indemnisation lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 30 janvier 2020), à la suite du décès de [B] [V], tuée lors de l'attentat perpétré le [Date décès 1] 2016 à [Localité 7], le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (le FGTI) a adressé à Mme [R], fille de la victime, en réparation de son préjudice et de celui de ses deux filles mineures, [Y] et [T] [N], une offre d'indemnisation au titre, notamment, de leur préjudice d'affection et du « préjudice exceptionnel spécifique des victimes d'actes de terrorisme ».

2. Estimant cette offre insuffisante, Mme [R], agissant tant en qualité d'héritière de [B] [V] qu'à titre personnel et en tant que représentante légale de [Y] [N], aujourd'hui majeure, et d'[T] [N], a assigné le FGTI en indemnisation de leurs préjudices.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

3. Le FGTI fait grief à l'arrêt de fixer à la somme de 20 000 euros le préjudice d'attente et d'inquiétude subi par Mme [R], et à celle de 5 000 euros chacune celui subi par chacune de ses filles, ainsi que de le condamner à verser l'ensemble de ces sommes à Mme [R], tant à titre personnel qu'en sa qualité de représentante légale de ses enfants mineures, alors « que le préjudice d'affection indemnise l'ensemble des souffrances morales éprouvées par les proches à raison du fait dommageable subi par la victime directe, à l'origine de son décès ; qu'en allouant à Mme [R], à titre personnel et en qualité de représentante légale de ses deux filles, diverses sommes au titre d'un « préjudice d'attente et d'inquiétude », cependant qu'elle avait également réparé leur préjudice d'affection, la cour d'appel a indemnisé deux fois le même préjudice, violant le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit. »

Réponse de la Cour

4. Les proches d'une personne, qui apprennent que celle-ci se trouve ou s'est trouvée exposée, à l'occasion d'un événement, individuel ou collectif, à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle, éprouvent une inquiétude liée à la découverte soudaine de ce danger et à l'incertitude pesant sur son sort.

5. La souffrance, qui survient antérieurement à la connaissance de la situation réelle de la personne exposée au péril et qui naît de l'attente et de l'incertitude, est en soi constitutive d'un préjudice directement lié aux circonstances contemporaines de l'événement.

6. Ce préjudice, qui se réalise ainsi entre la découverte de l'événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril, est, par sa nature et son intensité, un préjudice spécifique qui ouvre droit à indemnisation lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement.

7. Il résulte de ce qui précède que le préjudice d'attente et d'inquiétude que subissent les victimes par ricochet ne se confond pas, ainsi que le retient exactement la cour d'appel, avec le préjudice d'affection, et ne se rattache à aucun autre poste de préjudice indemnisant ces victimes, mais constitue un préjudice spécifique qui est réparé de façon autonome.

8. Il s'ensuit que c'est sans indemniser deux fois le même préjudice que la cour d'appel a accueilli les demandes présentées au titre de ce préjudice spécifique d'attente et d'inquiétude.

9. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

MOYEN ANNEXE au présent arrêt

Moyen produit par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat aux Conseils, pour le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions

Il est fait grief à l'arrêt confirmatif attaqué d'avoir liquidé à la somme de 20 000 euros le préjudice d'attente et d'inquiétude subi par Mme [R], d'avoir liquidé à la somme de 5 000 euros le préjudice d'attente et d'inquiétude subi par Mlle [T] [N] et Mme [Y] [N], et d'avoir condamné le FGTI à verser l'ensemble de ces sommes à Mme [R], tant à titre personnel qu'ès qualités ;

AUX MOTIFS PROPRES QUE le FGTI fait valoir que ce poste de préjudice n'est pas un préjudice autonome et que son indemnisation s'appréhende dans le cadre d'une majoration du préjudice d'affection ; qu'en l'occurrence, Mme [B] [V] qui était âgée de 64 ans et qui demeurait à [Localité 6], est venue à [Localité 7] le jeudi [Date décès 1] 2016 afin de rendre visite à une de ses amies, Mme [E] [P] ; que le matin du [Date décès 2], sa fille, Mme [O] [R], qui demeure à [Localité 9], et qui ne s'était pas immédiatement inquiétée compte tenu des habitudes de vie de sa mère qui rendaient peu vraisemblable sa présence sur [Adresse 5], a voulu prendre de ses nouvelles d'abord par un message envoyé sur son téléphone puis en lui téléphonant ; que n'ayant obtenu de réponse ni de sa part ni de la part de Mme [P], elle est arrivée à [Localité 7] le jour-même, et l'a cherchée en vain dans les hôpitaux ; que le samedi 16 juillet, elle a pris contact avec la cellule de crise où son ADN a été recueilli ; que le dimanche 17 juillet, un appel téléphonique l'ayant informée que sa mère n'était pas sur la liste des victimes, elle est rentrée chez elle ; que le lundi 18 juillet, la cellule de crise a pris contact avec elle afin qu'elle revienne immédiatement à [Localité 7] où elle a appris, vers 21 heures, le décès, dans la nuit du [Date décès 1] au [Date décès 2], de Mme [B] [V] ; que Mme [O] [R] a ainsi vécu pendant 4 jours dans l'angoisse, ignorant si sa mère était toujours vivante, craignant qu'elle ne soit blessée ou morte ; que ce préjudice ne se confond pas avec le préjudice d'affection lequel indemnise le préjudice moral subi par les proches à la suite du décès de la victime ; qu'il ne se confond pas davantage avec le préjudice exceptionnel spécifique des victimes de terrorisme ; que ce préjudice a été exactement indemnisé par le premier juge par la somme de 20 000 euros à Mme [O] [R] et celle de 5 000 euros à chacune de ses filles qui avaient 13 et 7 ans à la mort de leur grand-mère et étaient en âge de s'inquiéter de sa disparition ; que le jugement est confirmé de ces chefs ;

ET AUX MOTIFS ADOPTÉS QUE le préjudice spécifique temporaire d'attente et d'inquiétude peut être défini comme le préjudice autonome exceptionnel, directement lié aux circonstances contemporaines et immédiatement postérieures aux attentats terroristes eux-mêmes vécues par les victimes par ricochet, et qui tiennent compte notamment de l'attente de l'arrivée et du déploiement des secours, des conditions dans lesquelles les familles ont été averties ou ont appris la nouvelle de l'accident, de l'incertitude du bilan ou d'une orientation hospitalière et de la diffusion de l'information donnée au fur et à mesure sur le sort des proches ; que ce préjudice situationnel d'angoisse autonome peut être vécu par une victime par ricochet, qu'il y ait ou non communauté de vie avec la victime directe de l'acte de terrorisme ; qu'il apparaît en l'espèce que Madame [O] [R] a tenté à plusieurs reprises, en vain, de joindre sa mère puis l'amie de celle-ci après l'annonce de l'attentat ; qu'elle se rendait le jour même à [Localité 7] où elle était reçue par la cellule d'urgence médico-psychologique, faisait prélever un échantillon de son ADN, et cherchait sa mère dans divers établissements hospitaliers ; que le dimanche 17 juillet 2016, elle recevait un appel en provenance de [Localité 8] l'informant que sa mère ne faisait pas partie de la liste des victimes de l'attentat ; que le lendemain lundi 18 juillet 2016, la cellule d'urgence la contactait et lui demandait de revenir en urgence à [Localité 7] où elle apprenait le décès de sa mère ; que le préjudice d'attente et d'inquiétude subi par Madame [O] [R] est ainsi suffisamment établi et sera indemnisé par l'octroi d'une somme de 20 000 euros ; que, s'agissant de Mme [T] [N] et de Mme [Y] [N], les circonstances de la découverte du décès de Madame [B] [V] ont été ci-dessus décrites et n'ont pas épargné les mineures qui ont subi de ce chef un préjudice important indemnisable par l'octroi d'une somme de 5 000 euros chacune ;

ALORS QUE le préjudice d'affection indemnise l'ensemble des souffrances morales éprouvées par les proches à raison du fait dommageable subi par la victime directe, à l'origine de son décès ; qu'en allouant à Mme [R], à titre personnel et en qualité de représentante légale de ses deux filles, diverses sommes au titre d'un « préjudice d'attente et d'inquiétude », cependant qu'elle avait également réparé leur préjudice d'affection, la cour d'appel a indemnisé deux fois le même préjudice, violant le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit.

Arrêt rendu en Chambre mixte.

- Président : Mme Arens (premier président) - Rapporteur : MM. Besson et Samuel, assistés de MM. Allain et Dureux, auditeurs au service de documentation, des études et du rapport - Avocat général : M. Gaillardot (premier avocat général) - Avocat(s) : SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret -

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