Numéro 3 - Mars 2020

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 3 - Mars 2020

CONCURRENCE DELOYALE OU ILLICITE

Com., 4 mars 2020, n° 18-15.651, (P)

Cassation partielle

Concurrence déloyale – Faute – Dénigrement – Cas – Divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par une autre personne – Exclusion – Propos s'incrivant dans le cadre d'un débat d'intérêt général – Conditions – Gravité des allégations – Eléments d'appréciation – Base factuelle suffisante – Nécessité – Propos exprimé avec une certaine mesure

Même en l'absence d'une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l'une, d'une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l'autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l'information en cause ne se rapporte à un sujet d'intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu'elle soit exprimée avec une certaine mesure.

La base factuelle suffisante doit s'apprécier au regard de la gravité des allégations en cause.

Sur le moyen unique, pris en sa première branche :

Vu les articles 1240 du code civil et 873, alinéa 1, du code de procédure civile ;

Attendu que même en l'absence d'une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l'une, d'une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l'autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l'information en cause ne se rapporte à un sujet d'intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu'elle soit exprimée avec une certaine mesure ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué, statuant en matière de référé, que la société Marbrerie des Yvelines (la société MDY) fabrique et commercialise des plans de travail en marbre, en granit et pierre naturelle et en quartz de synthèse ; que, soupçonnant ce dernier matériau d'être dangereux pour la santé de ses employés, la société MDY a fait réaliser une étude par l'Institut de recherche et d'expertise scientifique de Strasbourg (l'IRES), et publié sur son site internet et sur les réseaux sociaux de son dirigeant les résultats des deux rapports établis par cet organisme confirmant la présence de composants dangereux dans le quartz de synthèse, puis a lancé une alerte auprès du magazine « 60 millions de consommateurs » en indiquant que ce matériau était dangereux pour la santé, non seulement lors du façonnage, mais aussi « lors de l'utilisation quotidienne en cuisine » ; qu'après une mise en demeure, restée infructueuse, de cesser cette campagne, qualifiée de dénigrement, l'association A. St. A World-Wide (l'association World-Wide), qui a pour objet de promouvoir la réalisation de plans de travail de cuisines et salles de bain en quartz de synthèse et qui regroupe plusieurs fabricants de pierres agglomérées, invoquant l'existence d'un trouble manifestement illicite et un dommage imminent, a assigné en référé la société MDY, afin d'obtenir, sous astreinte, des mesures conservatoires de retrait et d'interdiction de diffusion des informations relatives aux études menées par l'IRES concernant le quartz de synthèse ;

Attendu que, pour rejeter les demandes de l'association World-Wide, après avoir constaté qu'à compter du mois de janvier 2017, la société MDY avait publié sur son site internet ainsi que sur les réseaux sociaux les résultats des deux rapports établis par l'IRES tendant à démontrer que l'utilisation du quartz de synthèse exposait le consommateur à des risques pour sa santé et que le dirigeant de cette société avait publié sur son compte « Twitter » et sur son « blog », des articles faisant état du danger présenté par les plans de cuisine en quartz de synthèse, comme ayant des composants cancérigènes et mutagènes, l'arrêt relève qu'en dépit des critiques concernant la méthodologie employée par l'IRES pour émettre ses conclusions et des diverses certifications requises obtenues par les fabricants pour ce matériau, il résulte de ces analyses techniques que le matériau de quartz de synthèse comporte de nombreuses substances potentiellement dangereuses pour la santé, tel le cadmium retrouvé en concentration importante, et que le risque d'un danger pour la santé des consommateurs qui utilisent au quotidien un plan de travail de cuisine en quartz de synthèse ne peut être écarté, en l'état actuel des connaissances scientifiques sur la question, d'autant moins qu'il est, à ce jour, démontré que des salariés de différents pays, qui façonnent et découpent les plaques de quartz de synthèse et les installent chez des particuliers, dont il ne peut être exclu qu'ils procèdent par eux-mêmes à ces découpes, ont présenté des troubles graves et, pour certains, sont atteints de silicose, l'Agence nationale de la santé et de la sécurité alimentaire (l'ANSES) s'étant auto-saisie de la question des dangers et risques relatifs à la silice cristalline, menant actuellement une étude de filière afin d'identifier les différents usages de cette substance, y compris au stade de la commercialisation de produits en contenant et à l'égard du consommateur ; qu'il relève encore que, si l'association World-Wide produit aux débats des analyses critiques des rapports de l'IRES, elle ne fournit aucune expertise en condition d'utilisation réelle qui permettrait d'écarter tout risque sanitaire pour les consommateurs ; qu'il estime que la mise en garde publique, par la société MDY, sur un matériau qu'elle a cessé de vendre, convaincue du risque de sa nocivité, en alertant parallèlement la ministre des affaires sociales et de la santé, par un courrier du 1er février 2017, et la direction de l'évaluation des risques de l'ANSES, relève de la nécessaire information du consommateur, qui doit être mise en regard avec le droit d'alerte en matière de santé publique et d'environnement reconnu par la loi à toute personne physique et morale qui estime de bonne foi devoir diffuser une information concernant un fait, une donnée ou une action dont la méconnaissance lui paraît faire peser un risque grave sur la santé publique ou l'environnement et en déduit qu'au regard de ce droit d'alerte et des interrogations persistantes et légitimes sur la nocivité pour la santé du consommateur du quartz de synthèse utilisé pour les plans de travail de cuisine, le caractère manifeste du dénigrement reproché à la société MDY n'est pas établi avec l'évidence requise en référé ;

Qu'en statuant ainsi, après avoir constaté d'un côté, que le message diffusé publiquement par la société MDY faisait état du danger présenté par les plans de cuisine en quartz de synthèse, qui ont des composants cancérigènes et mutagènes, tel un article intitulé « Alerte de nocivité : les plans de cuisine en quartz de synthèse sont dangereux », publié le 2 février 2017, relayé dans le magazine « 60 millions de consommateurs » du 8 mars 2017 par l'affirmation que « cette matière est non seulement dangereuse pour la santé lors du façonnage mais également lors de l'utilisation quotidienne en cuisine », de l'autre, que les rapports de l'IRES, invoqués au soutien de ces affirmations, étaient critiqués tant par les deux experts mandatés par l'association World-Wide que par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, qui soulignaient que les tests de l'IRES n'avaient pas été réalisés dans des conditions normales d'utilisation par des consommateurs, et que l'IRES lui-même reconnaissait que son étude ne portait pas sur l'évaluation des migrations de substances contenues dans l'air ou les denrées alimentaires en contact avec ce matériau, ce dont il résultait que l'information divulguée ne reposait pas sur une base factuelle suffisante au regard de la gravité des allégations en cause, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que, infirmant l'ordonnance déférée, il dit n'y avoir lieu à référé, l'arrêt rendu le 22 février 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Versailles, autrement composée.

- Président : Mme Mouillard - Rapporteur : Mme Sudre - Avocat général : Mme Beaudonnet - Avocat(s) : SCP Baraduc, Duhamel et Rameix ; SCP Foussard et Froger -

Textes visés :

Article 1240 du code civil ; article 873, alinéa 1, du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

Com., 9 janvier 2019, pourvoi n° 17-18.350, Bull. 2019, (cassation partielle).

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