Numéro 3 - Mars 2019

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 3 - Mars 2019

SEPARATION DES POUVOIRS

Tribunal des conflits, 11 mars 2019, n° 19-04.152, (P)

Compétence judiciaire – Domaine d'application – Contentieux de la voie de fait – Voie de fait – Définition – Exclusion – Cas – Destructions intervenues sur le fondement de l'article 140 du code minier

Ne peuvent être qualifiées de voie de fait, les destructions intervenues en application des dispositions de l'article 140 du code minier, aux termes desquelles le procureur de la République peut ordonner la destruction des matériels ayant servi à commettre la ou les infractions constatées par procès-verbal lorsqu'il n'existe pas de mesures techniques raisonnablement envisageables pour empêcher définitivement le renouvellement de cette ou de ces infractions.

Relève néanmoins de la compétence de la juridiction judiciaire, en ce qu'elle met en cause des actes se rattachant directement à une procédure judiciaire, la demande indemnitaire portant sur de telles destructions, ordonnées par réquisitions du procureur de la République et sur instructions données sur place par son substitut.

Compétence judiciaire – Domaine d'application – Actes se rattachant à une procédure judiciaire – Applications diverses – Destructions intervenues sur le fondement de l'article 140 du code minier

Vu l'expédition de l'ordonnance du 4 décembre 2018 par laquelle le juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Paris, saisi d’une demande de l'EURL La Joly, représentée par son liquidateur judiciaire Me M... V..., et de M. W... tendant au paiement de la somme de 5 473 453 euros à la société La Joly et de la somme de 300 000 euros à M. W..., a renvoyé au Tribunal, en application de l’article 32 du décret n° 2015-233 du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence ;

Vu l'arrêt du 14 novembre 2017 par lequel la cour administrative d’appel de Bordeaux s’est déclaré incompétente pour connaître du litige ;

Vu le mémoire présenté par le ministre des Outre-mer, tendant à ce que la juridiction administrative soit déclarée compétente, par les motifs que l’opération du 28 juillet 2004, effectué sur réquisitions du procureur de la République sur le fondement de l’article 140 du code minier, n’était pas constitutive d’une voie de fait ;

Vu le mémoire présenté pour l'Agent judiciaire de l’Etat, tendant à ce que la juridiction administrative soit déclarée compétente, par les motifs que l’opération du 28 juillet 2004 n’a pas été constitutive d’une voie de fait et ne constituait pas essentiellement une opération de police judiciaire, qu’elle n’est pas détachable de l’appréciation de la légalité des titres d’exploitation minière et de leur retrait ;

Vu les pièces desquelles il résulte que la saisine du Tribunal des conflits a été notifiée à l'EURL La Joly, représentée par son liquidateur judiciaire Me M... V..., à M. W..., au ministre de l’économie et des finances, qui n’ont pas produit de mémoire ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

Vu la loi du 24 mai 1872 ;

Vu le décret n°2015-233 du 27 février 2015 ;

Vu le code minier ;

Considérant qu’après que le préfet de la Guyane eut retiré, par un arrêté du 14 janvier 2004, les trois autorisations d’exploitation pour or qui avaient été délivrées à la société La Joly pour les sites de la Boue Ouest, la Boue Est et de Wapa, sur le territoire de la commune de Régina, des forces de gendarmerie ont procédé, le 28 juillet 2004, à la destruction de matériels appartenant à la société La Joly découverts sur le site de la Boue ; que la société La Joly et M. W..., son associé unique et gérant, ont demandé l'indemnisation par l’Etat du préjudice résultant de ces destructions ; que, par un arrêt du 14 novembre 2017, la cour administrative d’appel de Bordeaux a rejeté leur demande indemnitaire comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître ; que, par une ordonnance du 4 décembre 2018, le juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Paris, ultérieurement saisi de la demande indemnitaire, a renvoyé au Tribunal, sur le fondement de l’article 32 du décret du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence ;

Considérant qu’il n’y a voie de fait de la part de l’administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l’administration soit a procédé à l'exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative ;

Mais considérant qu’aux termes du troisième alinéa de l'article 140 du code minier, applicable à la date des faits en cause : « Le procureur de la République peut ordonner la destruction des matériels ayant servi à commettre la ou les infractions constatées par procès-verbal lorsqu'il n'existe pas de mesures techniques raisonnablement envisageables pour empêcher définitivement le renouvellement de cette ou de ces infractions » ;

Considérant que si les destructions à raison desquelles a été formée la demande indemnitaire en litige ont abouti à l’extinction d’un droit de propriété de la société La Joly, elles sont intervenues en application des dispositions précitées de l'article 140 du code minier ; qu’elles ne peuvent, par suite, être qualifiées de voie de fait ;

Considérant, toutefois, qu'il ressort des pièces du dossier que ces destructions ont été ordonnées, sur le fondement de l’article 140 du code minier, par réquisitions du procureur de la République en date du 27 juillet 2004 et sur instructions données sur place par le substitut du procureur de la République le 28 juillet 2004 ; que la demande indemnitaire met ainsi en cause des actes se rattachant directement à une procédure judiciaire et relève, dès lors, de la compétence de la juridiction judiciaire ;

D E C I D E :

Article 1er :

La juridiction judiciaire est compétente pour connaître de la demande de la société La Joly et de M. W....

Article 2 :

L'ordonnance du 4 décembre 2018 du juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Paris est déclarée nulle et non avenue.

La cause et les parties sont renvoyées devant ce tribunal.

Article 3 :

La présente décision sera notifiée à l'EURL La Joly, représentée par son liquidateur judiciaire Me M... V..., à M. W..., à l'Agent judiciaire de l’Etat, au ministre de l'économie et des finances et au ministre des Outre-mer.

- Président : M. Maunand - Rapporteur : M. Stahl - Avocat général : Mme Vassallo-Pasquet (Rapporteur public) - Avocat(s) : SCP Foussard et Froger -

Textes visés :

Loi des 16-24 août 1790 ; décret du 16 fructidor an III ; loi du 24 mai 1872 ; décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ; article 140 du code minier.

Rapprochement(s) :

Sur la définition de la voie de fait, à rapprocher : Tribunal des conflits, 17 juin 2013, pourvoi n° 13-03.911, Bull. 2013, T. conflits, n° 11. Sur les actes de destruction se rattachant directement à une procédure judiciaire, à rapprocher : Tribunal des conflits, 15 avril 2013, pourvoi n° 13-03.895, Bull. 2013, T. conflits, n° 7.

Tribunal des conflits, 11 mars 2019, n° 19-04.153, (P)

Compétence judiciaire – Exclusion – Cas – Responsabilité de l'Etat – Responsabilité pour faute – Préjudice non détachable de la conduite des relations entre la France et un Etat étranger – Possibilité (non)

Un préjudice non détachable de la conduite des relations entre la France et un Etat étranger ne saurait engager la responsabilité de l'Etat sur le fondement de la faute.

Par conséquent, la juridiction administrative et la juridiction judiciaire sont l'une et l'autre incompétentes pour en connaître.

Compétence judiciaire – Exclusion – Cas – Responsabilité de l'Etat – Responsabilité sans faute – Rupture du principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques – Préjudice du fait d'un accord avec un Etat étranger

La poursuite de la responsabilité sans faute de l'Etat, sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, en réparation d'un préjudice subi du fait d'un accord avec un Etat étranger, relève de la compétence de la juridiction administrative.

Vu l'expédition de l’ordonnance par laquelle le juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Paris, saisi par Mme S... X... A..., épouse Y..., d’une demande tendant à la condamnation de la Fédération de Russie et de la République française à réparer le préjudice qu’elle estime avoir subi en tant que détentrice de titres d'emprunt russes, après avoir admis l’intervention volontaire de l’Agent judiciaire de l’Etat, a renvoyé au Tribunal, par application de l’article 35 du décret du 27 février 2015, le soin de décider de l’ordre de juridiction compétent pour connaître du litige opposant Mme Y... à la République française ;

Vu le mémoire présenté pour l’Agent judiciaire de l’Etat tendant, à titre principal, à ce qu'aucun des deux ordres de juridiction ne soit déclaré compétent et, à titre subsidiaire, à ce que la juridiction administrative soit déclarée compétente, et, par ailleurs, à ce que la somme de 2500 euros soit mise à la charge de Mme A..., épouse Y... au titre de l’article 75 de la loi du 10 juillet 1991, par les motifs que le litige porte sur des actes de gouvernement et, à titre subsidiaire, qu'aucune voie de fait ne peut être reprochée à l'Etat ;

Vu le mémoire présenté par la SCP Gadiou-Chevallier pour Mme A..., épouse Y..., tendant à ce que la juridiction judiciaire soit déclarée compétente et à ce que la somme de 4000 euros soit mise à la charge de l'Etat et de la Fédération de Russie au titre de l'article 75 de la loi du 10 juillet 1991, par les motifs qu'aucun acte de gouvernement n’est en cause et que l'Etat a commis une voie de fait ;

Vu les pièces desquelles il résulte que la saisine du Tribunal a été notifiée à la Fédération de Russie, à M. V..., ambassadeur de la Fédération de Russie, au ministre de l'Europe et des affaires étrangères et au ministre de l'économie et des finances, qui n’ont pas produit de mémoire ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor An III ;

Vu la loi du 24 mai 1872 ;

Vu le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;

Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

Considérant que Mme S... X... A..., épouse Y..., est devenue propriétaire, par héritage, de titres d'emprunt russes ; qu’après avoir assigné devant le tribunal de grande instance de Paris la Fédération de Russie pour obtenir paiement de la somme à laquelle elle estime que ces titres lui donnent droit, elle a assigné en intervention forcée dans la même instance la République française, aux fins d’obtenir la condamnation solidaire de la Russie et de la France à lui payer la somme qu’elle réclame ; que, par une ordonnance du 4 décembre 2018, le juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Paris a admis l'intervention volontaire de l’Agent judiciaire de l’Etat et renvoyé au Tribunal, par application de l'article 35 du décret du 27 février 2015, le soin de déterminer quel est l'ordre de juridiction compétent pour connaître du litige qui oppose Mme Y... à l'Etat français ;

Considérant que Mme Y... soutient que la France aurait, en s’abstenant de faire pression sur la Russie pour protéger les intérêts des détenteurs français de titres d’emprunt russes puis en concluant avec la Russie l’accord du 27 mai 1997, qui a notamment entendu procéder au « règlement complet et définitif » de la question dite des « emprunts russes », commis des fautes qui sont à l’origine du préjudice qu’elle subit en étant privée de la somme à laquelle elle estime avoir droit ; que le préjudice ainsi invoqué n’est pas détachable de la conduite des relations entre la France et la Russie et ne saurait par suite engager la responsabilité de l'Etat sur le fondement de la faute ; que la juridiction administrative et la juridiction judiciaire sont l’une et l’autre incompétentes pour en connaître ;

Considérant que Mme Y... soutient par ailleurs qu’elle entend aussi poursuivre la responsabilité de l’Etat, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, en réparation du préjudice qu’elle estime subir du fait de l’accord franco-russe du 27 mai 1997 ; qu’il n’appartient qu'à la juridiction administrative de connaître d’une telle demande ;

Considérant qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions que présentent Mme Y... et l’Agent judiciaire de l’Etat au titre des dispositions de l'article 75 de la loi du 10 juillet 1991 ;

D E C I D E :

Article 1er :

La juridiction administrative est compétente pour connaître des conclusions par lesquelles Mme Y... poursuit la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques.

Article 2 : Ni la juridiction administrative ni la juridiction judiciaire ne sont compétentes pour connaître des conclusions par lesquelles Mme Y... poursuit la responsabilité de l'Etat pour faute.

Article 3 :

Les conclusions présentées par Mme Y... et par l'Agent judiciaire de l'Etat au titre des dispositions de l'article 75 de la loi du 10 juillet 1991 sont rejetées.

- Président : M. Maunand - Rapporteur : M. Ménéménis - Avocat général : Mme Vassalo-Pasquet (Rapporteur public) - Avocat(s) : SCP Gadiou et Chevallier ; SCP Foussard et Froger -

Textes visés :

Loi des 16-24 août 1790 ; décret du 16 fructidor an III ; loi du 24 mai 1872 ; décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ; loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 Accord franco-russe du 27 mai 1997 ; loi des 16-24 août 1790 ; décret du 16 fructidor an III ; loi du 24 mai 1872.

Rapprochement(s) :

Sur l'impossibilité de rechercher la responsabilité de l'Etat pour les actes indissociables de la conduite des relations entre la France et un Etat étranger, cf. : CE 29 novembre 1968, n° 68938, publié au Recueil Lebon. A rapprocher : Tribunal des conflits, 2 décembre 1991, n° 02678, publié au Recueil Lebon. Sur la responsabilité de l'État du fait de la rupture du principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques, cf. : CE, 30 mars 1966, n° 50515, publié au Recueil Lebon.

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