Numéro 2 - Février 2024

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 2 - Février 2024

SEPARATION DES POUVOIRS

Com., 7 février 2024, n° 22-10.403, (B), FRH

Rejet

Acte administratif – Appréciation de la légalité, de la régularité ou de la validité – Incompétence judiciaire – Exception – Condition

Il résulte de la jurisprudence du Tribunal des conflits que si le juge judiciaire civil jouit, à certaines conditions, de la faculté de trancher lui-même la légalité d'un acte administratif contestée, il n'est pas tenu de le faire s'il estime qu'eu égard aux circonstances de l'espèce, il lui apparaît qu'il ne peut pas accueillir la contestation dont il est saisi.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Papeete, 14 octobre 2021), par un arrêté du 22 décembre 2006 portant autorisation d'occupation temporaire (AOT) du domaine public des aérodromes de [Localité 8], [Localité 2], [Localité 6] et [Localité 7], le Haut-commissaire de la République en Polynésie française (le haut-commissaire) a confié à la Société d'équipement de Tahiti et des îles aéroport (la société SETIL) « la réalisation, l'entretien, le renouvellement, l'exploitation, la surveillance, le développement et la promotion d'ouvrages, terrains, bâtiments, installations, matériels, réseaux et services nécessaires au fonctionnement ». Cette AOT, modifiée par un arrêté du 27 juin 2008, puis prolongée par un arrêté du 30 décembre 2009, a pris fin le 31 mars 2010.

2. Par une « note » en date du 19 avril 2010, le haut-commissaire a désigné, en la personne du directeur du service d'Etat de l'aviation civile en Polynésie française (le directeur) dépendant de la direction de l'aviation civile au ministère de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, un administrateur liquidateur de l'AOT, en se fondant sur les dispositions de l'article 33 de l'arrêté du 22 décembre 2006, prévoyant l'intervention d'un administrateur liquidateur pour « établir les inventaires, régler les dépenses arriérées, gérer et arrêter les fonds de réserve et, d'une manière générale, procéder à tous actes d'administration propres à faciliter le règlement des comptes des aéroports, les opérations de transfert et la continuation de l'exploitation ».

3. La société SETIL a été mise en liquidation judiciaire le 13 mai 2013, M. [X] étant désigné liquidateur.

Le 21 juin 2013, le directeur, agissant en qualité d'administrateur liquidateur de l'AOT, a déclaré une créance « de l'ex-concession des aérodromes d'Etat ».

La régularité de la déclaration de créance a été contestée par le liquidateur.

Le juge-commissaire a rejeté la créance par une ordonnance du 13 novembre 2017 dont il a été fait appel.

4. Par un arrêt du 26 septembre 2019, la cour d'appel a invité les parties à saisir le juge administratif d'une question préjudicielle ayant pour objet de savoir si le directeur, agissant en qualité d'administrateur liquidateur de l'AOT, avait ou non qualité pour procéder à la déclaration de créance du 21 juin 2013, et a sursis à statuer.

5. Par un jugement du 24 novembre 2020, le tribunal administratif a déclaré que le directeur n'avait pas qualité pour procéder à la déclaration de créance.

6. Par un nouvel arrêt du 14 octobre 2021, la cour d'appel a ordonné le sursis à statuer jusqu'à ce qu'il soit justifié par la partie la plus diligente soit de la non-saisine de la juridiction administrative aux fins d'annulation éventuelle de l'acte administratif ou des actes administratifs sur le fondement desquels la déclaration de créance en cause a été faite, soit du jugement définitif d'un tel recours par la juridiction administrative.

Recevabilité du pourvoi contestée par la défense

7. Le ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie soulève l'irrecevabilité du pourvoi sur le fondement de l'article 380-1 du code de procédure civile.

8. Selon ce texte, la décision de sursis à statuer rendue en dernier ressort ne peut être attaquée par la voie du pourvoi en cassation que pour violation de la règle de droit. Tel est le cas, dès lors qu'il est soutenu que la cour d'appel a, à tort, ordonné un sursis à statuer obligatoire pour poser une question préjudicielle à la juridiction administrative.

9. Le pourvoi est donc recevable.

Examen du moyen

Sur le moyen

Enoncé du moyen

10. M. [X], ès qualités, fait grief à l'arrêt d'ordonner le sursis à statuer, de dire que l'instance sera reprise comme il est dit à l'article 212 du code de procédure civile de la Polynésie française et de renvoyer pour ordre l'affaire à l'audience des mises en état du vendredi 28 janvier 2022 à 8h30, alors « que commet un excès de pouvoir négatif, aboutissant à un déni de justice, le juge judiciaire qui refuse de statuer en restreignant à tort l'étendue de son pouvoir de juger ; que si, en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d'un acte administratif, les tribunaux de l'ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu'à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu'il apparaît manifestement, au vu d'une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal ; que la cour d'appel a ordonné le sursis à statuer sur la question de la validité de la déclaration de créance régularisée par l'administrateur-liquidateur de l'AOT, jusqu'à ce qu'il soit justifié d'un recours ou d'une absence de recours devant la juridiction administrative « aux fins d'annulation éventuelle de l'acte administratif ou des actes administratifs sur le fondement desquels la déclaration de créance en cause a été faite » ; qu'en statuant ainsi, sans trancher la question de la validité de cette déclaration de créance dont le juge administratif, par jugement du 24 novembre 2020 non frappé de recours, rendu à la suite de la question préjudicielle qu'elle avait elle-même posée, avait déjà constaté qu'elle avait été régularisée par une autorité incompétente pour le faire, cette décision s'inscrivant dans le sens d'un arrêt du Conseil d'Etat du 28 décembre 2018, la cour d'appel, qui se trouvait en présence d'une « jurisprudence établie » lui permettant de trancher immédiatement la question de la compétence de l'auteur de la déclaration de créance litigieuse, a méconnu l'étendue de son pouvoir de juger et commis un déni de justice en violation de l'article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 Fructidor an III. »

Réponse de la Cour

11. Si, en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d'un acte administratif, les tribunaux de l'ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu'à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu'il apparaît manifestement, au vu d'une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal (Tribunal des conflits, 17 octobre 2011, pourvoi n° 11-03.828, 11-03.829, Bull. 2011, n° 24, SCEA du Chéneau c/ Inaporc). Il en résulte que si le juge judiciaire civil jouit, à certaines conditions, de la faculté de trancher lui-même la légalité d'un acte administratif contestée, il n'est pas tenu de le faire s'il estime qu'eu égard aux circonstances de l'espèce, il lui apparaît qu'il ne peut pas accueillir la contestation dont il est saisi.

12. Le moyen, qui postule le contraire, n'est pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Vigneau - Rapporteur : Mme Bélaval - Avocat général : Mme Guinamant - Avocat(s) : Me Bertrand ; SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh -

Textes visés :

Article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 ; décret du 16 Fructidor an III.

Rapprochement(s) :

Sur l'appréciation par le juge judiciaire de la légalité d'un acte administratif, à rapprocher : Tribunal des conflits, 17 octobre 2011, décision n° 03828, Bull. 2011, T. conflits, n° 24.

3e Civ., 29 février 2024, n° 22-23.920, (B), FS

Cassation partielle

Compétence judiciaire – Exclusion – Cas – Litige relatif au domaine public maritime – Litige relatif aux sommes dues au titre d'une redevance d'occupation – Mode d'exploitation du port – Absence d'influence

Il résulte des 1° et 2° de l'article L. 2331-1 du code général de la propriété des personnes publiques, d'une part, que les litiges relatifs aux sommes dues au titre d'une redevance d'occupation du domaine public maritime, quel que soit le mode d'exploitation du port, ne ressortissent pas à la compétence de l'ordre juridictionnel judiciaire, d'autre part qu'une redevance acquittée en contrepartie d'une autorisation d'occupation du domaine public ouvrant droit à titre accessoire à des prestations de service, et qui est déterminée de manière globale et forfaitaire en fonction des caractéristiques de l'occupation du domaine, indépendamment de l'utilisation effective des services, revêt le caractère d'une redevance domaniale et non, fût-ce pour partie, d'une redevance pour service rendu.

Faits et procédure

1. Selon le jugement attaqué (tribunal judiciaire de Perpignan, 17 mai 2022), rendu en dernier ressort, M. [R], disposant d'un droit de mouillage sur un quai du port de plaisance de [Localité 1], a fait opposition à l'ordonnance d'injonction de payer une certaine somme délivrée à la demande de la société Port Adhoc [Localité 1] (la société d'exploitation), chargée de l'exploitation du port, au titre d'une « redevance marina ».

2. Il a soulevé une exception d'incompétence au profit de la juridiction administrative.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. M. [R] fait grief au jugement de faire droit à la demande en paiement de la société d'exploitation, alors « que les litiges relatifs au principe ou au montant des redevances d'occupation ou d'utilisation du domaine public sont portés devant la juridiction administrative ; qu'en retenant sa compétence pour condamner M. [R] au paiement d'une redevance d'occupation d'un quai privatif sur le port de la commune du [Localité 1], le tribunal judiciaire a violé l'article L. 2331-1 du code général de la propriété des personnes publiques.»

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 2331-1, 1° et 2°, du code général de la propriété des personnes publiques :

4. Selon ce texte, sont portés devant la juridiction administrative, les litiges relatifs aux autorisations ou contrats comportant occupation du domaine public, quelle que soit leur forme ou leur dénomination, accordées ou conclus par les personnes publiques ou leurs concessionnaires, de même que ceux relatifs au principe ou au montant des redevances d'occupation ou d'utilisation du domaine public, quelles que soient les modalités de leur fixation.

5. Il en résulte, d'une part, que les litiges relatifs aux sommes dues au titre d'une redevance d'occupation du domaine public maritime, quel que soit le mode d'exploitation du port, ne ressortissent pas à la compétence de l'ordre juridictionnel judiciaire, d'autre part, qu'une redevance acquittée en contrepartie d'une autorisation d'occupation du domaine public ouvrant droit à titre accessoire à des prestations de service, et qui est déterminée de manière globale et forfaitaire en fonction des caractéristiques de l'occupation du domaine, indépendamment de l'utilisation effective des services, revêt le caractère d'une redevance domaniale et non, fût-ce pour partie, d'une redevance pour service rendu (CE, 14 avril 2023, n° 462797, T.).

6. Pour écarter l'exception d'incompétence soulevée par M. [R], le tribunal retient que si la société d'exploitation est chargée de recueillir les cotisations dues au titre de l'emplacement des navires de plaisance dans le port, celles-ci ne sont pas relatives à l'occupation du domaine public puisqu'elles constituent la contrepartie de prestations fournies dans le cadre d'un service public à caractère industriel et commercial.

7. En statuant ainsi, par des motifs impropres à écarter la nature domaniale de la redevance réclamée, le tribunal a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déclare recevable l'opposition formée par M. [R], le jugement rendu le 17 mai 2022, entre les parties, par le tribunal judiciaire de Perpignan ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ce jugement et les renvoie devant le tribunal judiciaire de Perpignan autrement composé.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : M. Pons - Avocat général : M. Sturlèse - Avocat(s) : Me Haas ; SCP Waquet, Farge et Hazan -

Textes visés :

Article L. 2331-1, 1° et 2°, du code général de la propriété des personnes publiques.

Rapprochement(s) :

CE, 14 avril 2023, n° 462797, mentionné aux tables du Recueil Lebon.

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