Numéro 2 - Février 2024

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 2 - Février 2024

CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES

Com., 14 février 2024, n° 22-10.472, (B) (R), FS

Rejet

Article 10, § 2 – Liberté d'expression – Presse – Presse financière – Sanction pécuniaire – Montant proportionné au but poursuivi

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 16 septembre 2021), la société de droit américain Bloomberg LP (la société Bloomberg) est spécialisée dans l'information économique et financière à destination, notamment, des professionnels des marchés financiers. Son agence de presse, Bloomberg News, assure la diffusion de ces informations par l'intermédiaire des « terminaux Bloomberg » et de divers médias.

2. Le 22 novembre 2016 à 16 heures 05, le « speed desk » du bureau parisien de l'agence de presse Bloomberg News, qui publie en temps réel des informations financières provenant de communiqués de presse ou d'autres sources, a reçu, sous la forme d'un courriel, un communiqué de presse se présentant comme émanant de la société Vinci, dont les titres sont admis à la négociation sur le marché réglementé Euronext Paris, intitulé « Vinci lance une révision de ses comptes consolidés pour l'année 2015 et le premier semestre 2016 ».

3. Ce communiqué de presse annonçait une opération de révision des comptes consolidés du groupe Vinci à la suite de la découverte, lors d'un audit interne, d'irrégularités comptables entraînant une perte nette pour l'exercice 2015 et le premier semestre 2016, ainsi que le licenciement du directeur financier, nommément désigné, de la société Vinci et la tenue, le lendemain, d'une conférence de presse.

4. Le même jour entre 16 heures 06 minutes 04 secondes et 16 heures 07, le « speed desk » a diffusé sur les « terminaux Bloomberg » plusieurs dépêches relayant le contenu de ce communiqué de presse.

5. A la suite de la diffusion de ces dépêches, le cours du titre Vinci a enregistré une baisse de 18,28 %.

6. Dans la même journée, entre 16 heures 14 minutes 07 secondes et 16 heures 52, le « speed desk » a supprimé ces dépêches et diffusé des dépêches les rectifiant et les démentant.

7. A 17 heures 02, la société Vinci a publié sur son site internet un communiqué de presse démentant les informations figurant dans le « faux communiqué de presse Vinci publié par Bloomberg ».

8. Après une enquête sur l'information financière et le marché du titre Vinci ouverte le 23 novembre 2016, le collège de l'Autorité des marchés financiers (l'AMF) a, le 22 octobre 2018, décidé de notifier à la société Bloomberg le grief de diffusion d'informations qu'elle aurait dû savoir fausses ou trompeuses et susceptibles de fixer le cours du titre Vinci à un niveau anormal ou artificiel, en violation des dispositions des articles 12, 15 et 21 du règlement (UE) n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6/CE et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE (le règlement MAR).

9. Par une décision n° 18 du 11 décembre 2019, la commission des sanctions de l'AMF a retenu que le manquement reproché était caractérisé et prononcé, à l'encontre de la société Bloomberg, une sanction pécuniaire de cinq millions d'euros, réduite, sur recours de la société Bloomberg, à trois millions d'euros par la cour d'appel de Paris.

Sur la recevabilité des interventions volontaires accessoires du Syndicat national des journalistes, de l'association Reporters sans frontières, du groupement de droit américain Reporters Committee For Freedom Of The Press, de la Fédération internationale des journalistes et de la Fédération européenne des journalistes, contestée par la défense

10. L'AMF conteste la recevabilité de l'intervention volontaire accessoire du Syndicat national des journalistes, de l'association Reporters sans frontières, du groupement de droit américain Reporters Committee For Freedom Of The Press, de la Fédération internationale des journalistes et de la Fédération européenne des journalistes. Elle soutient, tout d'abord, que l'intervention volontaire accessoire de l'association Reporters sans frontières au soutien du recours formé par la société Bloomberg devant la cour d'appel de Paris a été déclarée irrecevable par un arrêt avant-dire droit irrévocable du 18 février 2021 de cette cour, ensuite, que le caractère attitré du contentieux relatif aux sanctions prononcées par la commission des sanctions de l'AMF rend irrecevable toute intervention d'un tiers, enfin, qu'aucun des intervenants volontaires ne justifie d'un intérêt pour la préservation de ses droits à soutenir la société Bloomberg.

11. Il résulte des articles 327 et 330 du code de procédure civile que les interventions volontaires sont admises devant la Cour de cassation si elles sont formées à titre accessoire à l'appui des prétentions d'une partie et si leur auteur a intérêt, pour la préservation de ses droits, à soutenir cette partie.

12. En premier lieu, l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 18 février 2021 déclarant irrecevable l'intervention volontaire de l'association Reporters sans frontières au soutien du recours en annulation ou en réformation de la décision de la commission des sanctions de l'AMF formé par la société Bloomberg devant cette juridiction n'a pas pour effet de priver cette même association de son droit d'intervenir volontairement devant la Cour de cassation au soutien du pourvoi formé par la société Bloomberg, cette intervention n'ayant pas le même objet.

13. En deuxième lieu, le caractère personnel attaché aux sanctions prononcées par la commission des sanctions de l'AMF, qui implique que leur contestation soit réservée à la personne qui en fait l'objet, n'a pas pour effet de rendre irrecevable une intervention volontaire accessoire, laquelle se borne à appuyer les prétentions d'une partie.

14. En dernier lieu, le litige portant notamment sur les conditions selon lesquelles un journaliste peut, en application des articles 12, 15 et 21 du règlement MAR, être sanctionné pour le manquement de diffusion, à des fins journalistiques, d'informations qu'il aurait dû savoir inexactes ou trompeuses, le Syndicat national des journalistes, l'association Reporters sans frontières, le groupement Reporters Committee for freedom of the press, la Fédération internationale des journalistes et la Fédération européenne des journalistes, qui ont pour objet la défense de la liberté de la presse et de la profession de journaliste, justifient d'un intérêt, pour la préservation de leurs droits, à soutenir la société Bloomberg.

15. Leurs interventions volontaires au soutien de la société Bloomberg sont donc recevables.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

16. La société Bloomberg fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'annulation de la décision de la commission des sanctions n° 18 du 11 décembre 2019, alors :

« 1°/ que l'article 21 du règlement MAR, qui vise à assurer le respect de la liberté d'expression des journalistes et de la liberté de la presse dans le cadre de l'application des dispositions répressives prévues notamment par les articles 12 et 15 de ce même règlement, prévoit que les journalistes et les agences de presse ne peuvent en principe être sanctionnés au titre d'une manipulation de marché ; que cet article ne fait exception à ce principe que dans deux hypothèses alternatives, à savoir, d'une part, lorsque les journalistes ou agences concernés ont tiré un avantage ou des bénéfices de la divulgation ou de la diffusion des informations en cause et, d'autre part, lorsque la divulgation ou la diffusion a eu lieu dans l'intention d'induire le marché en erreur ; qu'en l'espèce, en retenant, pour rejeter la demande d'annulation formée par la société Bloomberg, que l'article 21 du règlement MAR pouvait être interprété comme permettant de sanctionner des journalistes ou agences de presse ayant relayé de fausses informations de bonne foi, sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l'intention d'induire le marché en erreur, la cour d'appel a violé les articles 12, 15 et 21 du règlement MAR ;

2°/ que toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression des journalistes et de la liberté de la presse doit être « prévue par la loi » ; que cette exigence implique une dimension qualitative, les personnes concernées devant être en mesure d'apprécier par avance la légalité de leur comportement en identifiant, à un degré raisonnable, les conséquences pouvant résulter de leurs actes ou omissions ; qu'en l'espèce, en retenant, pour rejeter la demande d'annulation formée par la société Bloomberg, que l'article 21 du règlement MAR pouvait être interprété comme permettant de sanctionner des journalistes ou agences de presse victimes d'un montage manipulatif ayant relayé de fausses informations de bonne foi, et notamment sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l'intention d'induire le marché en erreur, cependant qu'il ressortait indubitablement de la genèse de cet article, et notamment de l'ensemble des communiqués de presse de la Commission [de l'Union] européenne ainsi que des travaux parlementaires européens disponibles, que des journalistes ou agences de presse de bonne foi ne seraient pas passibles des sanctions prévues par le législateur européen, de sorte qu'il existait, à tout le moins, une réelle et légitime incertitude quant au sens et à la portée de ce texte ayant pour finalité de garantir la liberté d'expression des journalistes et la liberté de la presse, la cour d'appel a retenu une interprétation de l'article 21 du règlement MAR méconnaissant la portée de l'exigence suivant laquelle toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression et de la liberté de la presse doit être « prévue par la loi » et a, ce faisant, violé les articles 12, 15 et 21 du règlement MAR, 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble le principe de la légalité des délits et des peines ;

3°/ que toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression des journalistes et de la liberté de la presse doit être « prévue par la loi » ; que cette exigence implique une dimension qualitative, les personnes concernées devant être en mesure d'apprécier par avance la légalité de leur comportement en identifiant, à un degré raisonnable, les conséquences pouvant résulter de leurs actes ou omissions ; qu'en l'espèce, en retenant, pour rejeter la demande d'annulation formée par la société Bloomberg, que l'article 21 du règlement MAR pouvait être interprété comme permettant de sanctionner des journalistes ou agences de presse victimes d'un montage manipulatif ayant relayé de fausses informations de bonne foi, et notamment sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l'intention d'induire le marché en erreur, cependant qu'il existait, à tout le moins, une réelle et légitime incertitude quant au sens et à la portée de ce texte ayant pour finalité de garantir la liberté d'expression des journalistes et la liberté de la presse, la cour d'appel a retenu une interprétation de l'article 21 du règlement MAR méconnaissant la portée de l'exigence suivant laquelle toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression et de la liberté de la presse doit être « prévue par la loi » et a, ce faisant, violé les articles 12, 15 et 21 du règlement MAR, 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble le principe de la légalité des délits et des peines ;

4°/ que toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression des journalistes et de la liberté de la presse doit être « prévue par la loi » ; que cette exigence implique une dimension qualitative, les personnes concernées devant être en mesure d'apprécier par avance la légalité de leur comportement en identifiant, à un degré raisonnable, les conséquences pouvant résulter leurs actes ou omissions ; qu'en l'espèce, en retenant, pour rejeter la demande d'annulation formée par la société Bloomberg, que l'article 21 du règlement MAR pouvait être interprété comme permettant de sanctionner des journalistes ou agences de presse victimes d'un montage manipulatif ayant relayé de fausses informations de bonne foi, et notamment sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l'intention d'induire le marché en erreur, cependant que le seul renvoi par cet article aux « règles ou codes régissant la profession de journaliste », qui n'existent pas en France, n'était manifestement pas de nature à satisfaire l'exigence de base légale posée par la jurisprudence européenne, la cour d'appel a méconnu la portée de l'exigence suivant laquelle toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression et de la liberté de la presse doit être « prévue par la loi » et a, ce faisant, violé les articles 12, 15 et 21 du règlement MAR, 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble le principe de la légalité des délits et des peines ;

5°/ que toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression des journalistes et de la liberté de la presse doit être « nécessaire dans une société démocratique » ; que l'effet dissuasif que la crainte de sanctions trop importantes est de nature à emporter pour l'exercice par des journalistes de leur liberté d'expression fait partie des éléments à prendre en compte dans le cadre de l'appréciation de la nécessité et, partant, du caractère justifié des sanctions encourues ; qu'en l'espèce, en retenant, pour rejeter la demande d'annulation formée par la société Bloomberg, que l'article 21 du règlement MAR pouvait être interprété comme permettant de sanctionner des journalistes ou agences de presse victimes d'un montage manipulatif ayant relayé de fausses informations de bonne foi, et notamment sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l'intention d'induire le marché en erreur, cependant que la menace d'une sanction pouvant atteindre plusieurs millions d'euros pesant sur des journalistes ou agences de bonne foi serait manifestement hors de toute proportion raisonnable et même contre-productive au regard de l'objectif légitime poursuivi de protection des marchés financiers, la cour d'appel a retenu une interprétation de l'article 21 du règlement MAR méconnaissant la condition tenant au caractère « nécessaire » des ingérences dans l'exercice de la liberté d'expression et de la liberté de la presse et a, ce faisant, violé les articles 12, 15 et 21 du règlement MAR, ensemble les articles 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

17. Selon l'article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'exercice de la liberté d'expression comporte des devoirs et des responsabilités, et peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, ou pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles.

18. Selon l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières.

La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés.

Selon l'article 52, paragraphe 3, de cette Charte, dans la mesure où celle-ci contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite Convention.

19. Selon l'article 12, paragraphe 1, sous c) du règlement MAR, aux fins de ce règlement, la notion de « manipulation de marché » couvre la diffusion d'informations, que ce soit par l'intermédiaire des médias, dont l'internet, ou par tout autre moyen, qui fixent ou sont susceptibles de fixer à un niveau anormal ou artificiel le cours d'un ou de plusieurs instruments financiers, alors que la personne ayant procédé à une telle diffusion savait ou aurait dû savoir que ces informations étaient fausses ou trompeuses.

20. Selon l'article 15 de ce règlement, une personne ne doit pas effectuer des manipulations de marché.

21. L'article 21 du même règlement dispose :

« Aux fins (...) de l'article 12, paragraphe 1, point c), (...) lorsque des informations sont divulguées ou diffusées et lorsque des recommandations sont produites ou diffusées à des fins journalistiques ou aux fins d'autres formes d'expression dans les médias, cette divulgation ou cette diffusion d'informations est appréciée en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d'expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste, à moins que :

a) les personnes concernées ou les personnes étroitement liées à celles-ci ne tirent, directement ou indirectement, un avantage ou des bénéfices de la divulgation ou de la diffusion des informations en question ; ou

b) la divulgation ou la diffusion n'ait lieu dans l'intention d'induire le marché en erreur quant à l'offre, à la demande ou au cours d'instruments financiers. »

22. Selon l'article 30, paragraphe 2, sous j), point i), du règlement MAR, en cas de manipulations de marché par une personne morale, les États membres, conformément à leur droit national, font en sorte que les autorités compétentes aient le pouvoir d'infliger une sanction pécuniaire administrative d'un montant maximal d'au moins quinze millions d'euros.

23. Selon le considérant 2 du règlement MAR, pour qu'un marché financier puisse être intégré, efficace et transparent, l'intégrité du marché est nécessaire et les abus de marché nuisent à l'intégrité des marchés financiers et ébranlent la confiance du public dans les valeurs mobilières et les instruments dérivés.

Selon le considérant 77 de ce règlement, lorsque celui-ci fait référence à des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d'expression dans d'autres médias, ainsi qu'aux règles ou codes régissant la profession de journaliste, il convient de tenir compte de ces libertés telles qu'elles sont garanties dans l'Union et dans les États membres et consacrées par l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et par d'autres dispositions pertinentes.

24. Selon l'article L. 621-15 du code monétaire et financier, le manquement de diffusion d'informations fausses ou trompeuses peut faire l'objet d'une sanction pécuniaire d'un montant maximal de cent millions d'euros. Dans la mise en oeuvre de cette sanction, il est tenu compte, notamment, de la gravité et de la durée du manquement, de la qualité et du degré d'implication de la personne en cause, de la situation et de la capacité financières de la personne en cause, au vu notamment de son patrimoine et, s'agissant d'une personne morale, de son chiffre d'affaires total, de l'importance soit des gains ou avantages obtenus, soit des pertes ou coûts évités par la personne en cause, dans la mesure où ils peuvent être déterminés, des pertes subies par des tiers du fait du manquement, dans la mesure où elles peuvent être déterminées, du degré de coopération avec l'AMF dont a fait preuve la personne en cause, sans préjudice de la nécessité de veiller à la restitution de l'avantage retiré par cette personne, des manquements commis précédemment par la personne en cause, et de toute circonstance propre à la personne en cause, notamment des mesures prises par elle pour remédier aux dysfonctionnements constatés, provoqués par le manquement qui lui est imputable et le cas échéant pour réparer les préjudices causés aux tiers, ainsi que pour éviter toute réitération du manquement.

25. En premier lieu, il résulte des dispositions claires et précises de l'article 21 du règlement MAR que, lorsque la diffusion d'informations est faite à des fins journalistiques, le manquement de diffusion d'informations fausses ou trompeuses prévu à l'article 12, paragraphe 1, sous c), de ce règlement doit être apprécié en tenant compte des règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d'expression dans les autres médias ainsi que des règles ou codes régissant la profession de journaliste, sauf si les personnes concernées ou les personnes étroitement liées à celles-ci tirent, directement ou indirectement, un avantage ou des bénéfices de la diffusion de l'information ou si cette diffusion a été réalisée dans l'intention d'induire le marché en erreur.

26. Ce texte, qui a pour objectif de concilier l'intérêt public, énoncé au considérant 2 du règlement MAR, de protection de l'intégrité des marchés financiers, de renforcement de la confiance des investisseurs dans ces marchés et de lutte contre les abus de marché tels que la diffusion d'informations fausses ou trompeuses, avec la liberté de la presse et la liberté d'expression, accorde ainsi aux journalistes ayant diffusé des informations fausses ou trompeuses au sens de l'article 12, paragraphe 1, sous c), de ce règlement un régime spécifique de protection tenant à la prise en compte des règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d'expression, ainsi que des règles ou codes relatifs à la profession de journaliste.

L'article 21 du règlement MAR écarte toutefois l'application de ce régime spécifique lorsque ces informations ont été diffusées dans l'un des cas visés sous son a) ou sous son b).

27. Il s'ensuit qu'un journaliste qui, sans en tirer un avantage ni avoir l'intention d'induire le marché en erreur, a diffusé à des fins journalistiques une information fausse ou trompeuse, ne peut être sanctionné au titre du manquement de manipulation de marché prévu à l'article 12, paragraphe 1, sous c), du règlement MAR s'il a respecté les règles ou codes relatifs à sa profession. A l'inverse, un journaliste qui, sans en tirer un avantage ni avoir l'intention d'induire le marché en erreur, a, sans respecter les règles ou codes de sa profession, diffusé à des fins journalistiques une information fausse ou trompeuse, peut être sanctionné au titre de ce manquement lorsque les règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d'expression le permettent. Enfin, un journaliste qui a diffusé une information fausse ou trompeuse pour en tirer ou en faire tirer un avantage ou des bénéfices ou pour induire le marché en erreur peut se voir sanctionner au titre du manquement de manipulation de marché sans qu'il y ait lieu d'appliquer les règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d'expression ainsi que les règles ou codes relatifs à sa profession pour apprécier la caractérisation de ce manquement.

28. Dès lors, c'est à bon droit que l'arrêt retient qu'il résulte de l'article 21 du règlement MAR que ce texte ne limite ni ne subordonne le prononcé d'une sanction contre un journaliste ou un organe de presse du chef de diffusion d'informations fausses ou trompeuses aux seuls cas où il serait démontré que celui-ci a tiré un avantage de cette diffusion ou a agi dans l'intention d'induire le marché en erreur.

29. Il en découle que l'ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression que constitue l'article 21 du règlement MAR combiné aux articles 12, paragraphe 1, sous c), et 15 de ce règlement, est prévue par la loi, en ce qu'elle est fondée sur un texte qui présente l'accessibilité, la clarté et la prévisibilité requises par l'article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, auquel renvoie l'application combinée des articles 11 et 52, paragraphe 3, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

30. En deuxième lieu, il résulte de l'article 21 du règlement MAR que ce texte est relatif, aux fins de l'application de l'article 12, paragraphe 1, sous c), de ce règlement, à l'appréciation du manquement de diffusion d'informations fausses ou trompeuses lorsque cette diffusion est faite à des fins journalistiques. Il s'ensuit que la détermination du caractère licite ou illicite de la diffusion d'informations fausses ou trompeuses doit, lorsqu'elle est faite à des fins journalistiques, se fonder sur l'article 12, paragraphe 1, sous c), du règlement MAR tout en tenant compte des précisions figurant à l'article 21 de ce règlement (en ce sens, s'agissant de la divulgation illicite d'informations privilégiées, CJUE, arrêt du 15 mars 2022, Autorité des marchés financiers, C-302/20, points 74 et 75).

31. C'est dès lors à bon droit que l'arrêt retient que l'article 21 du règlement MAR participe à la définition du manquement de diffusion d'informations fausses ou trompeuses lorsque ce manquement est reproché à des journalistes et qu'il doit, par suite, satisfaire aux exigences du principe de légalité des délits et des peines consacré à l'article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

32. Le considérant 77 du règlement MAR explique que lorsque ce règlement fait référence à des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d'expression dans d'autres médias, ainsi qu'aux règles ou codes régissant la profession de journaliste, il convient de tenir compte de ces libertés telles qu'elles sont garanties dans l'Union et dans les États membres et consacrées par l'article 11 de la Charte et par d'autres dispositions pertinentes.

33. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne qu'en vue de l'interprétation de l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, il convient de prendre en considération, en vertu de l'article 52, paragraphe 3, de la Charte, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme relative à l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CJUE, arrêt Autorité des marchés financiers, précité, point 67).

34. L'arrêt énonce qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qu'une loi peut satisfaire à l'exigence de prévisibilité même si la personne concernée doit recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d'un acte déterminé, et qu'il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d'une grande prudence dans l'exercice de leur métier, de sorte que l'on peut attendre d'eux qu'ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu'il comporte (CEDH, arrêt du 15 novembre 1996, Cantoni c. France, n° 17862/91, § 35 ; CEDH, arrêt du 20 octobre 2015, Vasiliauskas c. Lituanie, n° 35343/05, § 157).

35. L'arrêt ajoute que, selon une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l'homme, en raison des devoirs et responsabilités inhérents à la liberté d'expression, d'une part, la protection offerte par l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales aux journalistes est subordonnée à la condition que ceux-ci agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations fiables et précises dans le respect de l'éthique journalistique (CEDH, arrêt du 25 septembre 2002, Colombani c. France, n° 51279/99, § 65 ; CEDH, arrêt du 14 mai 2008, July et Sarl Libération c. France, n° 20893/03, § 63 ; CEDH, arrêt du 21 avril 2016, De Carolis et France Télévision c. France, n° 19313/10, § 44 et 45 ; CEDH, arrêt du 12 juillet 2016, Reichman c. France, n° 50147/11, § 54), d'autre part, l'obligation pour un journaliste de s'assurer de l'existence d'une base factuelle suffisamment précise et fiable, laquelle est proportionnée à la nature et à la force de son allégation, trouve sa source dans les règles de la profession journalistique et les normes d'un journalisme responsable, parmi lesquelles, au titre des textes pertinents, la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, adoptée à Munich les 24 et 25 novembre 1971 par les organisations professionnelles de journalistes des États membres de la Communauté européenne et entérinée par la Fédération internationale des journalistes lors du congrès d'Istanbul de 1972, qui prévoit que les devoirs essentiels du journaliste, dans la recherche, la rédaction et le commentaire des événements sont notamment de publier seulement les informations dont l'origine est connue ou de les accompagner, si nécessaire, des réserves qui s'imposent (CEDH, arrêt du 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi c. France, n° 40454/07, § 44).

L'arrêt retient que doivent être également regardées comme des textes pertinents la Charte d'éthique professionnelle des journalistes publiée par le Syndicat national des journalistes en 1918 et mise à jour en 1938 et 2011, qui prévoit que la notion d'urgence dans la diffusion d'une information ou d'exclusivité ne doit pas l'emporter sur le sérieux de l'enquête et la vérification des sources, qu'un journaliste « digne de ce nom » place notamment la non-vérification des faits parmi « les plus graves dérives professionnelles » et qu'il doit exercer la plus grande vigilance avant de diffuser des informations, d'où qu'elles viennent, ainsi que la Charte mondiale des journalistes adoptée par la Fédération internationale des journalistes le 12 juin 2019, qui complète le code de principes sur la conduite des journalistes adopté en 1954, dénommé « déclaration de Bordeaux », et énonce que le journaliste ne doit rapporter que des faits dont il connaît l'origine et que la notion d'urgence ou d'immédiateté dans la diffusion de l'information ne prévaut pas sur la vérification des sources.

36. De ces énonciations, constatations et appréciations, dont il résulte que l'article 21 du règlement MAR, en tant qu'il renvoie aux règles ou codes régissant la profession de journaliste, se fonde sur une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l'homme relative aux devoirs et responsabilités des journalistes ainsi que sur les règles déontologiques relatives à cette profession énoncées dans différentes chartes ou déclarations et présente, par suite, l'accessibilité, la clarté et la prévisibilité requises par l'article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, peu important qu'il n'existe pas en droit français de dispositions législatives ou réglementaires régissant la profession de journaliste, la cour d'appel a exactement déduit qu'un journaliste averti est pleinement en mesure, à partir du libellé de l'article 21 du règlement MAR, d'évaluer à un degré raisonnable les risques encourus en cas de diffusion d'informations fausses ou trompeuses, quitte à s'entourer de conseils de juristes spécialisés, et que ce texte ne méconnaît dès lors pas le principe de légalité des délits et des peines.

37. En dernier lieu, le Conseil constitutionnel a jugé (décision n° 2017-634 QPC du 2 juin 2017) que les dispositions de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier, prises pour l'application de l'article 30 du règlement MAR et fixant le montant maximal de la sanction pécuniaire à cent millions d'euros en cas, notamment, de diffusion d'informations fausses ou trompeuses, ne méconnaissent pas les principes de nécessité et de proportionnalité des peines dès lors, d'une part, qu'en instituant une sanction pécuniaire destinée à réprimer les manquements de nature à porter atteinte à la protection des investisseurs ou au bon fonctionnement du marché, le législateur a poursuivi l'objectif de préservation de l'ordre public économique et qu'un tel objectif implique que le montant des sanctions fixées par la loi soit suffisamment dissuasif pour remplir la fonction de prévention des manquements assignée à la punition, d'autre part, qu'en prévoyant de réprimer les manquements de nature à porter atteinte à la protection des investisseurs ou au bon fonctionnement du marché d'une amende d'un montant pouvant aller jusqu'à un plafond de cent millions d'euros, le législateur n'a pas institué une peine manifestement disproportionnée au regard de la nature des manquements réprimés, des risques de perturbation des marchés financiers, de l'importance des gains pouvant en être retirés et des pertes pouvant être subies par les investisseurs.

38. La circonstance que le manquement de diffusion d'informations fausses ou trompeuses prévu à l'article 12, paragraphe 1, sous c), du règlement MAR puisse, en application de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier, faire l'objet d'une sanction pécuniaire d'un montant maximal de cent millions d'euros ne constitue pas une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression qui ne soit pas nécessaire dans une société démocratique.

En effet, d'une part, visant, comme l'a jugé le Conseil constitutionnel, à assurer la préservation de l'objectif d'ordre public de protection de l'intégrité des marchés financiers et des investisseurs et de lutte contre les abus de marché, laquelle implique, au regard des conséquences financières très possiblement élevées d'une diffusion d'informations fausses ou trompeuses, que le montant de la sanction soit suffisamment dissuasif pour remplir la fonction de prévention du manquement assignée à la punition, ce montant maximal de sanction poursuit un but légitime. D'autre part, ainsi qu'il a été dit au point 26, l'article 21 du règlement MAR instaure, s'agissant des journalistes, un régime spécifique de protection tenant, pour déterminer le caractère licite ou illicite de la diffusion d'informations fausses ou trompeuses, à la prise en compte des règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d'expression ainsi que des règles ou codes régissant leur profession, régime qui n'est écarté que si les informations en cause ont été diffusées aux fins d'en tirer ou d'en faire tirer un avantage ou des bénéfices ou dans l'intention d'induire le marché en erreur, de sorte qu'ont été mis en balance, d'un côté, l'objectif d'ordre public de protection des marchés financiers et des investisseurs et de lutte contre les abus de marché, de l'autre, la liberté de la presse et la liberté d'expression et que, par suite, ce montant maximal est proportionné au but poursuivi.

39. Au demeurant, et comme il est rappelé au point 24, il doit être tenu compte, dans la mise en oeuvre de la sanction, notamment de la situation et de la capacité financières de la personne en cause, au vu de son patrimoine et, s'agissant d'une personne morale, de son chiffre d'affaires total.

40. Le moyen n'est donc pas fondé.

41. Et, en l'absence de doute quant à l'interprétation de l'article 21 du règlement MAR, il n'y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne des questions préjudicielles proposées par la société Bloomberg.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

42. La société Bloomberg fait grief à l'arrêt de réformer la décision de la commission des sanctions seulement en ce qu'elle a prononcé une sanction de cinq millions d'euros et, statuant à nouveau, de prononcer à son encontre une sanction pécuniaire de trois millions d'euros, alors :

« 1°/ que toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression des journalistes et de la liberté de la presse doit être « nécessaire dans une société démocratique », cette nécessité devant s'apprécier concrètement au regard de la nature et de la gravité des sanctions infligées en les rapportant aux agissements réprimés et à l'ensemble des circonstances factuelles pertinentes ; qu'en l'espèce, en prononçant une sanction pécuniaire à l'encontre de la société Bloomberg cependant que les journalistes de cette dernière avaient été victimes d'un montage manipulatif particulièrement sophistiqué et crédible, que Bloomberg s'employait de sa propre initiative, depuis plusieurs années, à mettre en oeuvre des dispositifs particulièrement stricts et innovants de prévention de telles erreurs, que les journalistes piégés avaient agi en toute bonne foi et notamment sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l'intention d'induire le marché en erreur, et que ces journalistes avaient été les premiers à publier un démenti limitant considérablement, pour le marché dans son ensemble, les dommages ayant résulté de cette erreur, la cour d'appel a violé les articles 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que toute ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression des journalistes et de la liberté de la presse doit être strictement proportionnée au regard de l'objectif poursuivi, cette proportionnalité devant s'apprécier concrètement au regard de la nature et de la gravité des sanctions infligées en les rapportant aux agissements réprimés et à l'ensemble des circonstances factuelles pertinentes ; qu'en l'espèce, en prononçant une sanction pécuniaire de trois millions d'euros à l'encontre de la société Bloomberg sans tenir aucun compte, d'une part, du fait que cette dernière s'employait de sa propre initiative, depuis plusieurs années, à mettre en oeuvre des dispositifs particulièrement stricts et innovants de prévention de telles erreurs et, d'autre part, du fait que les journalistes piégés avaient agi en toute bonne foi et notamment sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l'intention d'induire le marché en erreur, la cour d'appel a violé les articles 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

43. Après avoir relevé que le communiqué de presse litigieux comportait des formules manifestement inhabituelles ou atypiques tenant à leur caractère véhément et sensationnel et à l'emploi de locutions juridiques propres à la langue anglaise, alors que la société Vinci est notoirement connue pour adresser à la société Bloomberg des communiqués de presse rédigés exclusivement en français, et que ce communiqué relatait l'existence de rumeurs relatives à l'ouverture d'une procédure collective concernant la société Vinci dont la réalité était hautement improbable au regard de la santé financière de cette société, attestée par un communiqué de presse diffusé par cette même société le 25 octobre 2016, soit moins d'un mois avant les faits en litige, l'arrêt retient que ces éléments auraient dû alerter les journalistes concernés et les conduire, avant de relayer le communiqué litigieux, à s'interroger sur son authenticité et qu'il leur incombait, dès lors, de procéder à des vérifications afin de s'appuyer sur une base factuelle suffisamment précise et fiable, proportionnée à la nature et à la force de leurs allégations.

44. L'arrêt ajoute que cette obligation de vérification est prévue non seulement par les règles déontologiques propres aux journalistes contenues dans la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes dite « charte de Munich », la Charte d'éthique professionnelle des journalistes publiée par le syndicat national des journalistes et la Charte mondiale des journalistes, mais aussi par les procédures internes de la société Bloomberg telles que le « Bloomberg way », guide de bonne conduite énonçant notamment que « [l]'exactitude est le principe journalistique le plus important », que « [l]es trois mots les plus importants en journalisme sont exactitude, exactitude et exactitude », qu'il y a lieu pour un journaliste de commencer « par vérifier le communiqué afin de s'assurer qu'il est authentique » et que « si un détail contenu dans une déclaration constitue une surprise, cherchez à le vérifier », et la procédure « Hoax Board », qui recense des exemples de faux communiqués de presse et recommande de procéder à certaines vérifications avant d'envoyer des dépêches, notamment en utilisant le logiciel « NQUE » destiné à alerter les journalistes lorsque l'adresse électronique d'envoi du communiqué est identifiée comme non fiable ou inconnue du système.

45. Après avoir constaté qu'une minute et quatre secondes s'étaient écoulées entre la réception du communiqué de presse en litige et la diffusion de la première dépêche, et relevé que les journalistes de la société Bloomberg avaient reconnu devant les enquêteurs de l'AMF s'être bornés, avant la diffusion de la première dépêche, à regarder la date et le lieu d'écriture du communiqué et s'il paraissait venir d'une société qu'ils connaissaient à partir d'une impression générale du document, sans le lire entièrement et sans la moindre visibilité sur l'adresse électronique d'envoi, l'arrêt retient que ces journalistes n'ont pu accomplir, dans ce bref délai, les diligences suffisantes et prendre connaissance de l'intégralité du communiqué composé de 590 mots. Il ajoute que ce n'est qu'après avoir été alertés par l'ancien correspondant attitré de la société Vinci que cette société avait fait l'objet d'un faux communiqué de presse deux ans auparavant et que le nom de domaine mentionné dans le communiqué en litige ne correspondait pas à celui du site internet officiel de la société, que lesdits journalistes ont, quelques minutes après la diffusion des dépêches relayant ce communiqué, entrepris des démarches pour en vérifier l'authenticité alors même que la consultation directe du site officiel de la société Vinci aurait permis de constater que le communiqué n'y figurait pas et de confirmer ainsi qu'il était faux.

L'arrêt en déduit que les journalistes de la société Bloomberg ont méconnu l'étendue de leurs devoirs et de leurs responsabilités en ne procédant pas aux vérifications préalables qui leur incombaient pour pouvoir s'appuyer sur une base factuelle suffisamment précise et fiable, proportionnée à la nature et à la force de leurs allégations.

46. L'arrêt ajoute que la diffusion des dépêches litigieuses est intervenue pendant la séance de bourse et a entraîné une chute du cours du titre Vinci de 18,28 % ainsi qu'une perte de 6,5 millions d'euros pour les investisseurs ayant cédé leurs titres à la suite de la publication de ces dépêches.

47. L'arrêt retient enfin que si c'est à juste titre que, pour déterminer le montant de la sanction pécuniaire, la commission des sanctions de l'AMF s'est fondée sur la gravité du manquement, en l'absence de vérifications réalisées antérieurement à la publication des dépêches en litige malgré l'importance de l'information concernée, ainsi que sur la qualité de la personne en cause, en relevant que la société Bloomberg bénéficie d'une influence et d'une notoriété très fortes qui rendent les marchés financiers et les autres organes de presse attentifs aux informations qu'elle diffuse, c'est en revanche à tort que cette commission n'a pas tenu compte de l'importante réactivité de la société Bloomberg pour interrompre puis supprimer la diffusion des dépêches en litige et publier une série de rectificatifs et démentis.

L'arrêt relève à cet effet que cette société a pris ces mesures dès 16 heures 14 minutes 07 secondes, soit quelques minutes après la diffusion des dépêches en litige, et a poursuivi ces diligences jusqu'à 16 heures 52 minutes, que, si cette réactivité n'enlève rien à la gravité du manquement, elle a contribué, en raison de la forte influence et de la notoriété de la société Bloomberg, à ce que le titre Vinci se réajuste à la hausse, non pas totalement, mais de manière significative et qu'il doit être tenu compte de ces mesures prises pour remédier aux dysfonctionnements provoqués par le manquement qui lui est imputable.

48. L'arrêt déduit de l'ensemble de ces éléments que le prononcé d'une sanction pécuniaire à l'encontre de la société Bloomberg est nécessaire à la protection des marchés financiers et des investisseurs, ainsi qu'à la préservation de la réputation d'autrui, en particulier celle de la société Vinci, qui est une société cotée, et qu'il y a lieu de fixer cette sanction à la somme de trois millions d'euros.

49. De ces constatations et appréciations, dont il résulte que la société Bloomberg n'a pas agi dans le respect des règles et des codes régissant sa profession, tels que mentionnés à l'article 21 du règlement MAR, et que le manquement qui lui est imputable a entraîné des pertes financières importantes pour les investisseurs et a porté atteinte à l'intégrité des marchés financiers et à la confiance des investisseurs dans ces marchés, et alors que la société Bloomberg, dont les derniers comptes sociaux ne sont pas publics, n'a pas souhaité communiquer son chiffre d'affaires total, comme le permet l'article L. 621-15 du code monétaire et financier, aux fins de la mise en oeuvre de la sanction, et n'a pas soutenu que la sanction qui lui a été infligée compromettait son existence ou la poursuite de ses activités journalistiques, la cour d'appel a exactement déduit qu'une sanction de trois millions d'euros constituait une ingérence dans le droit de la société Bloomberg à la liberté d'expression à la fois nécessaire et proportionnée aux buts légitimes poursuivis et a ainsi fait une juste application de l'article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

50. Au demeurant, les informations journalistiques relatives à la situation financière de sociétés cotées et destinées aux investisseurs n'ont pas, dans une société démocratique, la même importance que les informations journalistiques relatives à des sujets présentant un intérêt général ou historique ou revêtant un grand intérêt médiatique, de sorte que la liberté de la presse peut, en matière financière, lorsque l'activité journalistique s'adresse au public des investisseurs, être davantage restreinte pour garantir l'intégrité et la transparence des marchés financiers et la protection de ces investisseurs.

51. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

Déclare recevables les interventions volontaires accessoires du Syndicat national des journalistes, de l'association Reporters sans frontières, du groupement Reporters Committee For Freedom Of The Press, de la Fédération internationale des journalistes et de la Fédération européenne des journalistes ;

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Vigneau - Rapporteur : Mme Ducloz - Avocat général : M. Lecaroz - Avocat(s) : SCP Spinosi ; SCP Ohl et Vexliard ; Me Haas ; SCP Célice, Texidor, Périer ; SCP Lyon-Caen et Thiriez -

Textes visés :

Articles 12 et 21 du règlement (UE) n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché ; article 12 du règlement (UE) n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché ; article L. 621-15 du code monétaire et financier ; article 21 du règlement (UE) n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché ; article L. 621-15 du code monétaire et financier.

Soc., 14 février 2024, n° 22-23.073, (B), FRH

Rejet

Article 6, § 1 – Equité – Egalité des armes – Violation – Défaut – Cas – Droit à la preuve – Conflit avec d'autres droits et libertés – Production en justice d'un moyen illicite ou déloyal – Office du juge – Exercice – Détermination – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Saint-Denis de La Réunion, chambre d'appel de Mamoudzou, 13 septembre 2022) rendu sur renvoi après cassation (Soc., 10 novembre 2021, pourvoi n° 20-12.263, publié), Mme [M] a été engagée par la société Pharmacie mahoraise (la société), le 7 janvier 2003, en qualité de caissière.

2. Licenciée pour faute grave, par lettre du 19 juillet 2016, elle a saisi la juridiction prud'homale pour contester cette rupture et obtenir paiement de diverses sommes à titre d'indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi principal, pris en ses première, septième et huitième branches

3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen du pourvoi principal, pris en ses deuxième à sixième branches

Enoncé du moyen

4. La salariée fait grief à l'arrêt de constater que son licenciement a été valablement prononcé pour faute grave et de la débouter de l'ensemble de ses demandes, alors :

« 2°/ que l'employeur doit informer les salariés et consulter les représentants du personnel de tout dispositif de contrôle de l'activité des salariés, quand bien même à l'origine, ce dispositif n'aurait pas été exclusivement destiné à opérer un tel contrôle ; qu'à défaut, les preuves obtenues par le biais de ce dispositif sont illicites ; qu'en jugeant que l'employeur pouvait s'affranchir de l'information/consultation des représentants du personnel et d'une information individuelle et détaillée des salariés, lorsqu'il résultait de ses propres constatations que le système de vidéosurveillance destiné à la protection et la sécurité des biens et des personnes dans les locaux de l'entreprise, permettait également de contrôler et de surveiller l'activité des salariés et avait été effectivement utilisé par l'employeur afin de recueillir et d'exploiter des informations concernant personnellement Madame [M], la cour d'appel a violé l'article 32 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par l'ordonnance n° 2011-1012 du 24 août 2011, dans sa version antérieure à l'entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, l'article L. 442-6 du code du travail, alors applicable à Mayotte, dans sa version en vigueur du 1er janvier 2006 au 1er janvier 2018 et les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ que l'employeur ne peut mettre en oeuvre un dispositif de contrôle qui n'a pas été porté préalablement à la connaissance des salariés ; qu'à ce titre, l'article 32 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée par l'ordonnance n° 2011-1012 du 24 août 2011, dans sa version antérieure à l'entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, précise que les employés concernés doivent être informés, préalablement à la mise en oeuvre du traitement, de l'identité du responsable de traitement ou de son représentant, de la finalité poursuivie par le traitement, des destinataires ou catégorie de destinataires de données, de l'existence d'un droit d'accès aux données les concernant, d'un droit de rectification et d'un droit d'opposition pour motif légitime, ainsi que des modalités d'exercice de ces droits ; qu'en l'espèce, la note de service du 27 novembre 2015, signée par les salariés, se bornait à indiquer « par cette note de service je tiens à vous rappeler comme je l'avais fait précédemment lors d'une réunion que nous avons un système de vidéosurveillance dans le but est notre sécurité et la prévention des atteintes aux biens et aux personnes.

L'emplacement des cinq caméras doit être connu de tous les salariés à savoir : 3 caméras au rez-de-chaussée (espace parapharmacie, espace bébé et espace ordonnance) ; 2 caméras à l'étage (bureau et réserve)" sans aucune autre précision, notamment sur l'identité du responsable de traitement ou de son représentant, la finalité du contrôle poursuivie par ce traitement, les destinataires ou catégories de destinataires des données, l'existence d'un droit d'accès aux données, d'un droit de rectification et d'un droit d'opposition pour motif légitime ainsi que sur les modalités d'exercice de chacun de ces droits ; qu'en jugeant, par motifs propres, que l'information des salariés étaient suffisantes, et, par motifs adoptés, que cette information n'était soumise à aucune condition de forme, la cour d'appel a violé l'article 32 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée par l'ordonnance n° 2011-1012 du 24 août 2011, dans sa version antérieure à l'entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données ;

4°/ que l'installation d'un système de vidéosurveillance dans les lieux et établissements ouverts au public est subordonnée à une autorisation du préfet ou, à [Localité 3], du préfet de police, après avis d'une commission départementale présidée par un magistrat du siège ou un magistrat honoraire ; qu'à défaut, les preuves obtenues par le biais de ce dispositif sont illicites ; qu'en l'espèce, la cour d'appel s'est bornée à constater que les déclarations faites par la société Pharmacie mahoraise à la préfecture étaient suffisantes ; qu'en statuant ainsi, sans caractériser que l'employeur justifiait avoir effectivement obtenu l'autorisation préfectorale requise, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 252-1, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2018-1125 du 12 décembre 2018, du code de la sécurité intérieure ;

5°/ qu'en présence d'une preuve illicite, le juge doit d'abord s'interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l'employeur et vérifier s'il existait des raisons concrètes justifiant le recours à la surveillance et l'ampleur de celle-ci ; qu'il doit ensuite rechercher si l'employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d'autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié ; que le juge doit enfin apprécier le caractère proportionné de l'atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi ; qu'en affirmant que la production des bandes vidéos était indispensable à l'exercice du droit de la preuve, lorsqu'il ressortait de ses propres constatations que la matérialité des faits reprochés à la salariée pouvait être rapportée par d'autres moyens, la cour d'appel a violé les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

6°/ qu'en présence d'une preuve illicite, le juge doit d'abord s'interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l'employeur et vérifier s'il existait des raisons concrètes qui justifiant le recours à la surveillance et l'ampleur de celle-ci ; qu'il doit ensuite rechercher si l'employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d'autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié ; que le juge doit enfin apprécier le caractère proportionné de l'atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi ; qu'en l'espèce, la salariée faisait valoir que bien qu'il ait constaté des écarts de stocks importants après la réalisation d'un premier inventaire en date du 2 juin 2016 et d'un second en date du 3 juin 2016 sur deux produits (des lingettes et des biberons Thermobaby), l'employeur, qui disposait de la faculté de visionner les images de vidéosurveillance correspondant à ces deux journées, avait préféré placer les salariés sous une surveillance constante du 10 au 27 juin afin de relever d'éventuels nouveaux manquements ; qu'en se bornant à retenir que la production des bandes vidéos était indispensable à l'exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, aux seuls prétextes que le visionnage des enregistrements avait été limité dans le temps, dans un contexte de disparition de stocks, après des premières recherches restées infructueuses et avait été réalisée par la seule dirigeante de l'entreprise, sans rechercher si en maintenant la salariée sous une surveillance permanente pendant près de vingt jours, plutôt que de consulter les images de vidéosurveillance au titre des seules deux journées correspondant aux écarts de stocks initialement constatés, le procédé utilisé par l'employeur n'avait pas porté une atteinte disproportionnée à la vie personnelle de la salariée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

5. Il résulte de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 9 du code de procédure civile que, dans un procès civil, l'illicéité dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats.

Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

6. En présence d'une preuve illicite, le juge doit d'abord s'interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l'employeur et vérifier s'il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l'ampleur de celle-ci. Il doit ensuite rechercher si l'employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d'autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié. Enfin le juge doit apprécier le caractère proportionné de l'atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.

7. La cour d'appel a d'abord relevé qu'il était démontré qu'après avoir constaté des anomalies dans les stocks, la société avait envisagé l'hypothèse de vols par des clients d'où le visionnage des enregistrements issus de la vidéo protection, ce qui avait permis d'écarter cette piste.

8. Elle a ensuite constaté, par motifs propres, que les inventaires confirmant des écarts injustifiés, la responsable de la société avait décidé de suivre les produits lors de leur passage en caisse et de croiser les séquences vidéo sur lesquelles apparaissaient les ventes de la journée avec les relevés des journaux informatiques de vente, ce contrôle ayant été réalisé du 10 juin au 27 juin 2016 et, par motifs adoptés, qu'un recoupement des opérations enregistrées à la caisse de la salariée (vidéo/journal informatique) avait ainsi révélé au total dix-neuf anomalies graves en moins de deux semaines.

9. Elle a enfin retenu que le visionnage des enregistrements avait été limité dans le temps, dans un contexte de disparition de stocks, après des premières recherches restées infructueuses et avait été réalisé par la seule dirigeante de l'entreprise.

10. De ces seules constatations et énonciations, dont il résulte qu'elle a mis en balance de manière circonstanciée le droit de la salariée au respect de sa vie privée et le droit de son employeur au bon fonctionnement de l'entreprise, en tenant compte du but légitime qui était poursuivi par l'entreprise, à savoir le droit de veiller à la protection de ses biens, la cour d'appel a pu déduire que la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l'exercice du droit à la preuve de l'employeur et proportionnée au but poursuivi, de sorte que les pièces litigieuses étaient recevables.

11. Le moyen, qui est inopérant en ses deuxième à quatrième branches, n'est donc pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le pourvoi incident, qui est éventuel, la Cour :

REJETTE les pourvois.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Mariette (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Prieur - Avocat(s) : SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol ; SCP Célice, Texidor, Périer -

Textes visés :

Article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 9 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

Sur l'office du juge en cas de production en justice d'un moyen de preuve illicite ou déloyal, à rapprocher : Soc., 17 janvier 2024, pourvoi n° 22-17.474, Bull., (rejet), et l'arrêt cité.

2e Civ., 8 février 2024, n° 21-25.928, (B), FRH

Rejet

Article 6, § 1 – Violation – Défaut – Recours – Citation – Caducité – Défaut de comparution du demandeur – Conséquence

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Poitiers, 28 octobre 2021), saisi le 13 juillet 2017 par l'UGECAM Auvergne, Limousin, Poitou Charentes (l'UGECAM) d'un recours contre la décision d'une commission de recours amiable ayant refusé d'annuler un contrôle réalisé par l'URSSAF du Limousin (l'URSSAF), le président d'un tribunal de grande instance, pôle social, a prononcé, le 14 mai 2019, la radiation de l'instance du rôle, l'UGECAM n'ayant pas comparu à l'audience de mise en état.

2. A la suite de la réinscription au rôle de l'affaire à la demande de l'UGECAM, le président du tribunal a prononcé, le 18 juillet 2019, la caducité du recours en raison de son défaut de comparution à l'audience de mise en état du même jour.

3. L'UGECAM a ensuite été déboutée de sa demande tendant à la réinscription au rôle de l'affaire et à voir rapporter la caducité, par ordonnance du 26 mai 2020, dont elle a relevé appel.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa quatrième branche

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

5. L'UGECAM fait grief à l'arrêt de confirmer dans toutes ses dispositions l'ordonnance prononcée le 18 juillet 2019 par le pôle social du tribunal judiciaire de Limoges qui a déclaré caduc le recours du 13 juillet 2017 formé et réinscrit le 21 mai 2019 par l'UGECAM, alors « que lorsque le juge déclare caduque une citation en justice, la voie de l'appel n'est ouverte qu'à l'égard de la décision par laquelle le juge refuse de rétracter sa première décision (2e Civ., 17 juin 1998, pourvoi n° 95-12.810, Bull. 1998, n° 193) ; qu'il s'ensuit que la cour d'appel ne peut confirmer ou infirmer que la décision par laquelle le juge a refusé de rétracter sa décision déclarant la caducité, mais non la décision sur la caducité elle-même ; que la déclaration d'appel n° 20/01080 a été formée « à l'encontre de l'ordonnance rendue par le tribunal judiciaire pôle social de Limoges le 26 mai 2020 RG n° 19/00622 » par laquelle la demande de rapport de caducité a été rejetée ; que la cour d'appel a « confirmé dans toutes ses dispositions l'ordonnance prononcée le 18 juillet 2019 par le Pôle social du tribunal judiciaire de Limoges » par laquelle la caducité du recours a été prononcée ; que la cour d'appel a ainsi violé l'article 468 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

6. La cour d'appel ayant mentionné que l'appel était interjeté contre l'ordonnance du 26 mai 2020 et décidé dans ses motifs qu'il convenait de confirmer l'ordonnance attaquée, le fait qu'elle ait confirmé dans le dispositif de l'arrêt, l'ordonnance prononcée le 18 juillet 2019 et non celle prononcée le 26 mai 2020, procède d'une erreur purement matérielle qui ne saurait donner ouverture à cassation.

7. Le moyen est, dès lors, irrecevable.

Sur le moyen, pris en ses deuxième et troisième branches

Enoncé du moyen

8. L'UGECAM fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 2°/ que, selon l'article R. 142-10-5 du code de la sécurité sociale, dans sa version applicable issue du décret n° 2018-928 du 29 octobre 2018, pour l'instruction de l'affaire, le président de la formation de jugement exerce les missions et dispose des pouvoirs reconnus au juge de la mise en état par les articles 763 à 781 du code de procédure civile ; que, selon l'article 764 du code de procédure civile, dans sa version applicable issue du décret n° 2017-892 du 6 mai 2017, le juge de la mise en état peut, après avoir recueilli l'avis des avocats, fixer un calendrier de la mise en état ; qu'il s'ensuit que l'absence de comparution du demandeur à l'audience de la mise en l'état pour la mise en place d'un calendrier de procédure n'est pas sanctionnée par la caducité du recours mais par le fait que le calendrier de procédure est établi sans tenir compte de l'avis de ce justiciable ; qu'en effet, l'audience de la mise en l'état pour l'établissement d'un calendrier de procédure a pour seul objet la détermination de ce calendrier ; que, même dans l'hypothèse, où le conseiller de la mise en l'état estimerait l'affaire en état d'être jugée, il ne pourrait que renvoyer à une audience ultérieure pour les plaidoiries ; qu'en aucun cas, sauf un excès de pouvoir, une audience de la mise en l'état pour la détermination d'un calendrier de procédure ne pourrait donner lieu à une audience de plaidoiries au fond ; que, pour déclarer le recours caduc, la cour d'appel a confirmé l'ordonnance du 18 juillet 2019 de laquelle il ressort que l'affaire a été appelée à l'audience de mise en l'état du 18 juillet 2019 pour mise en place d'un calendrier de procédure ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'article R. 142-10-5 du code de la sécurité sociale, dans sa version applicable issue du décret n° 2018-928 du 29 octobre 2018, et l'article 468 du code de procédure civile et l'article 764 du même code, dans sa version applicable issue du décret n° 2017-892 du 6 mai 2017 ;

3°/ que le droit d'accès à un tribunal doit être concret et effectif ; que, s'il n'est pas absolu et peut faire l'objet de limitations, celles-ci ne doivent pas restreindre ou réduire l'accès laissé à l'individu de manière à ce que l'essence même du droit ne soit pas altérée ; que le droit d'accès à un tribunal se trouve atteint dans sa substance lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue un formalisme excessif et une barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente ; que constitue une barrière procédurale et un formalisme excessif le prononcé de la caducité d'un recours en raison de l'absence de comparution du demandeur à une audience de la mise en l'état pour la mise en place d'un calendrier de procédure ; que la sanction justifiée et proportionnée - conforme au but de sécurité juridique et de bonne administration de la justice - consiste en ce que l'absence de comparution du demandeur à cette audience conduit à ce que le calendrier de procédure soit établi sans tenir compte de son avis ; qu'en effet, l'audience de la mise en l'état pour l'établissement d'un calendrier de procédure a pour seul objet la détermination de ce calendrier ; que, même dans l'hypothèse, où le conseiller de la mise en l'état estimerait l'affaire en état d'être jugée, il ne pourrait que renvoyer à une audience ultérieure pour les plaidoiries ; qu'en aucun cas, une audience de la mise en l'état pour la détermination d'un calendrier de procédure ne pourrait donner lieu à une audience de plaidoiries au fond ; que, pour déclarer le recours caduc, la cour d'appel a confirmé l'ordonnance du 18 juillet 2019 de laquelle il ressort que l'affaire a été appelée à l'audience de mise en l'état du 18 juillet 2019 pour mise en place d'un calendrier de procédure ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'article 6-1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

9. Selon l'article 468 du code de procédure civile, si, sans motif légitime, le demandeur ne comparaît pas, le défendeur peut requérir un jugement sur le fond qui sera contradictoire, sauf la faculté du juge de renvoyer l'affaire à une audience ultérieure.

Le juge peut aussi, même d'office, déclarer la citation caduque.

La déclaration de caducité peut être rapportée si le demandeur fait connaître au greffe dans un délai de quinze jours le motif légitime qu'il n'aurait pas été en mesure d'invoquer en temps utile. Dans ce cas, les parties sont convoquées à une audience ultérieure.

10. Cette règle de procédure, dont la portée est générale et concerne toutes les audiences, sauf texte contraire, poursuit un but légitime au sens de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en l'occurrence la célérité et l'efficacité de la procédure. Elle ne constitue pas un excès de formalisme, la partie demanderesse non comparante pouvant demander le rapport de la déclaration de caducité en justifiant d'un motif légitime de n'avoir pu comparaître, et ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit d'accès au juge d'appel, un rapport raisonnable de proportionnalité existant entre les moyens employés et le but visé.

11. La cour d'appel relève, par motifs propres et adoptés, que l'UGECAM ne produisait aucun élément permettant d'établir qu'elle avait sollicité et obtenu l'autorisation de formuler ses prétentions et ses moyens par écrit sans se présenter à l'audience du 18 juillet 2019, conformément à l'article 446-1 du code de procédure civile auquel renvoie l'article R. 142-10-4 du code de la sécurité sociale.

12. Elle rappelle que le caractère oral de la procédure obligeait le demandeur à être présent ou représenté sauf dispense de présentation et que le dossier avait déjà fait l'objet d'une radiation pour défaut de comparution sans motif du demandeur.

13. Elle ajoute que l'éloignement géographique du conseil du demandeur ne pouvait constituer un empêchement légitime de comparaître à l'audience.

14. De ses constatations et énonciations, la cour d'appel a déduit, sans encourir les griefs du moyen, que la décision entreprise devait être confirmée.

15. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Martinel - Rapporteur : Mme Caillard - Avocat général : M. Adida-Canac - Avocat(s) : SCP Lyon-Caen et Thiriez ; SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol -

Textes visés :

Articles 446-1 et 468 du code de procédure civile ; article R. 142-10-4 du code de la sécurité sociale.

Rapprochement(s) :

2e Civ., 12 juillet 2001, pourvoi n° 00-17.239, Bull. 2001, II, n° 140 (déchéance).

2e Civ., 8 février 2024, n° 21-25.212, (B), FRH

Annulation

Article 6, § 1 – Violation – Partialité – Défaut – Cas – Ordonnance de taxe – Formation de jugement – Demande de complément d'expertise

Il résulte de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial.

Encourt la censure l'arrêt d'une cour d'appel qui, saisie d'une demande à fin de complément d'expertise par un demandeur alléguant, au soutien de sa demande, des carences, négligences et erreurs de l'expert, ainsi que le non respect par celui-ci du principe de la contradiction, statue dans une formation de jugement composée d'un conseiller ayant précédemment fixé, en qualité de président d'un tribunal de grande instance, la rémunération de l'expert, par une ordonnance de taxe rendue sur les observations du demandeur qui avait allégué divers manquements relatifs à la qualité du travail fourni par l'expert, tirés de la motivation du rapport, de ses lacunes et erreurs, du respect de la mission et de l'absence de réponse aux dires.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Besançon, 20 octobre 2021) et les productions, victime, en 2011, d'un vol avec violence, M. [Y] a assigné en référé son assureur, la société Banque populaire de prévoyance, ensuite dénommée BPCE prévoyance (l'assureur) et aux droits de laquelle se trouve la société BPCE vie, à fin d'obtenir l'organisation d'une expertise médicale.

2. Par décision du 14 novembre 2012, une expertise a été ordonnée.

3. Une première ordonnance de taxe du 26 juin 2014 a été annulée, sur recours de M. [Y], par décision du 2 avril 2015. Une seconde ordonnance de taxe a été rendue le 9 juillet 2015 et confirmée, à la suite d'un nouveau recours de M. [Y], par décision d'un premier président d'une cour d'appel du 7 janvier 2016. Cette ordonnance a été cassée par arrêt du 2 février 2017 (2e Civ., 2 février 2017, pourvoi n° 16-13.224).

4. Par acte du 22 septembre 2020, M. [Y] a assigné l'assureur et la caisse primaire d'assurance maladie du Doubs devant un juge des référés à fin de solliciter un complément d'expertise.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

5. M. [Y] fait grief à l'arrêt rendu par M. [R], conseiller, de constater la prescription de toute action en tant que dirigée contre l'assureur et de le déclarer irrecevable en ses demandes, alors « que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial, cette exigence devant s'apprécier objectivement ; qu'en l'espèce, M. [R] conseiller ayant participé à la formation du jugement et qui n'était pas présent lors des débats, avait précédemment connu de l'affaire comme juge, en rendant deux ordonnances de taxe au profit de l'expert judiciaire dont le travail était contesté par M. [Y], la première en date du 26 juin 2014 ayant été annulée par ordonnance du 2 avril 2015 pour irrégularité de la procédure suivie, la seconde en date du 9 juillet 2015 ayant été confirmée par une ordonnance du 7 janvier 2016 laquelle a été cassée et annulée par arrêt de la Cour de cassation du 2 février 2017 pour violation de l'article 284 du code de procédure civile, en ce que les juges du fond ont refusé d'examiner les manquements allégués relatifs à la qualité du travail fourni par l'expert, tirés de la motivation du rapport, de ses lacunes et erreurs, du respect de la mission et de l'absence de réponse aux dires ; qu'ainsi l'arrêt attaqué rendu par M. [R] sur une demande de M. [Y] tendant à voir ordonner un complément d'expertise, en raison des insuffisances du rapport de M. [X], est entaché d'une violation de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 430 du code de procédure civile :

6. Il résulte du premier de ces textes que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial.

7. L'arrêt mentionne que l'affaire a été débattue à une audience devant M. Saunier, conseiller, qui a rendu compte, lors du délibéré, à M. Mazarin, président, et M. [R], conseiller.

8. En statuant ainsi, alors que l'ordonnance de taxe du 9 juillet 2015 avait été rendue, sur les observations de M. [Y] qui alléguait divers manquements relatifs à la qualité du travail fourni par l'expert tirés de la motivation du rapport, de ses lacunes et erreurs, du respect de la mission et de l'absence de réponse aux dires, par M. [R], en qualité de président d'un tribunal de grande instance, que M. [Y] alléguait, au soutien de sa demande de complément d'expertise, des carences, négligences et erreurs de l'expert, ainsi que le non respect par celui-ci du principe de la contradiction, et qu'il n'est pas établi, l'affaire ayant été plaidée devant un conseiller rapporteur, que M. [Y] ait été mis en mesure de connaître la composition de la cour d'appel appelée à statuer, la cour d'appel a méconnu les exigences des textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :

ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 20 octobre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Besançon ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Dijon.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Martinel - Rapporteur : M. Cardini - Avocat général : M. Adida-Canac - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SARL Le Prado - Gilbert -

Textes visés :

Article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.