Numéro 2 - Février 2024

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 2 - Février 2024

ASSURANCE RESPONSABILITE

3e Civ., 1 février 2024, n° 22-21.025, (B), FS

Cassation partielle

Action en garantie d'un responsable – Recevabilité – Conditions – Mise en cause de l'assuré (non)

La recevabilité de l'action en garantie d'un responsable contre l'assureur de responsabilité d'un autre responsable n'est pas subordonnée à la mise en cause de l'assuré.

Désistement partiel

1. Il est donné acte aux sociétés MMA IARD et MMA IARD assurances mutuelles (les sociétés MMA), en leur qualité d'assureur de la société Cobi Engineering Realisations (la société Cobi) du désistement de leur pourvoi en ce qu'il est dirigé contre la société civile immobilière Bastien 2 (la SCI), la société Sodibelleville, aux droits de laquelle vient la société ID finances, la société Axa France IARD (la société Axa), la société Cobi, la société Apave Nord-Ouest et la société Allianz IARD.

2. Il est donné acte aux sociétés MMA, en leur qualité d'assureur de la société Parvaud céramique du désistement de leur pourvoi, en ce qu'il est dirigé contre la société Lga SCP anciennement dénommée SCP Pimouguet Leuret Devos Bot, prise en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Parvaud céramique.

Faits et procédure

3. Selon l'arrêt attaqué (Poitiers, 5 juillet 2022), en 2006, ont été réalisés des travaux de construction d'un bâtiment à usage commercial et à destination de grandes surfaces, appartenant à la SCI et devant être exploité par la société Sodibelleville, aux droits de laquelle vient la société ID finances.

4. La maîtrise d'oeuvre en a été confiée à la société Cobi, assurée auprès de la société PFA, aux droits de laquelle vient la société Allianz IARD et de la société Covea Risks, aux droits de laquelle viennent les sociétés MMA.

5. Le lot carrelage a été confié à la société Parvaud céramique, assurée auprès des sociétés MMA.

6. La société Parvaud céramique a sous-traité des travaux à la société BTI, assurée auprès de la société Axa.

7. Une mission de contrôle technique a été confiée à la société Apave Nord-Ouest.

8. La réception de l'ouvrage a été prononcée le 26 juillet 2006.

9. Se plaignant de désordres affectant le carrelage, la SCI et la société Sodibelleville ont assigné les constructeurs et leurs assureurs en indemnisation de leurs préjudices.

Les sociétés MMA ont appelé la société Axa en intervention forcée.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en ses quatre premières branches et le second moyen du pourvoi incident de la société Apave Nord-Ouest et sur le moyen de la société Allianz IARD

10. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen du pourvoi incident de la société Cobi

Enoncé du moyen

11. La société Cobi fait grief à l'arrêt de déclarer recevables l'action engagée par la SCI en qualité de maître de l'ouvrage, au titre des articles 1792 et suivants du code civil et celle de la société Sodibelleville tendant à l'indemnisation de son préjudice d'exploitation sur le fondement délictuel, de la condamner in solidum avec les sociétés MMA, Allianz IARD et Apave Nord-Ouest à verser à la SCI la somme de 1 525 682,68 euros HT, outre la TVA et les intérêts au taux légal à compter du 30 juin 2017, de juger fondée en son principe la demande de la société Sodibelleville au titre de son préjudice immatériel d'exploitation et de la condamner, in solidum avec les mêmes parties, à verser à cette dernière la somme de 150 000 euros à titre de provision, alors :

« 1°/ que n'est pas un constructeur de l'ouvrage, tenu à la garantie décennale, le maître d'oeuvre qui n'est pas lié au maître de l'ouvrage par un contrat de louage d'ouvrage ; qu'ayant constaté que le contrat de maîtrise d'oeuvre souscrit auprès de la société Cobi Engineering Realisations le 20 juin 2005 désignait la société Sodibelleville en qualité de maître de l'ouvrage et était signé par M. [L], qui en était le gérant, la cour d'appel qui a cependant retenu la qualité à agir de la SCI Bastien 2, aux motifs inopérants que M. [L] est également son gérant et que les factures ont été payées par cette société tiers, sans caractériser l'existence d'un quelconque lien contractuel entre cette société et la société Cobi Engineering Realisations, a violé les articles 1792 et 1792-1 du code civil ;

2°/ que le créancier d'une obligation contractuelle ne peut se prévaloir contre le débiteur de cette obligation des règles de la responsabilité délictuelle ; qu'ayant constaté que la société Sodibelleville était partie, en qualité de maître de l'ouvrage, au contrat de maîtrise d'oeuvre souscrit le 20 juin 2005 auprès de la société Cobi Engineering Realisations, la cour d'appel qui a cependant jugé recevable sa demande d'indemnisation des préjudices résultant par cette dernière de l'exécution des travaux faisant l'objet de ce contrat, formulée sur le fondement délictuel, et y a fait droit, a violé les articles 1147 et 1382 du code civil dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, ensemble le principe de non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle. »

Réponse de la Cour

12. La cour d'appel a relevé que la SCI et la société Sodibelleville avaient pour même représentant M. [L], signataire de tous les actes, que la société Sodibelleville était l'associée majoritaire de la SCI, que dans son en-tête, le procès-verbal de réception mentionnait la SCI, laquelle était désignée comme maître de l'ouvrage dans le contrat passé avec la société Parvaud céramique, dont le décompte général définitif indiquait que les travaux avaient été exécutés pour son compte et qu'elle en avait réglé le montant, enfin, que les sociétés Cobi et Apave Nord-Ouest avaient établi leurs factures au nom de la SCI, qui les avait réglées.

13. Elle en a souverainement déduit que, même si la signature de M. [L] était accompagnée du cachet de la société Sodibelleville sur certains actes, dont le contrat passé avec la société Cobi, la SCI était en réalité le maître de l'ouvrage et, jugeant que la société Sodibelleville ne pouvait agir que sur un fondement délictuel, elle a ainsi fait ressortir que c'était le bailleur et non le locataire qui était partie aux contrats de louage d'ouvrage.

14. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le premier moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal des sociétés MMA

Enoncé du moyen

15. Les sociétés MMA font grief à l'arrêt de déclarer irrecevable leur appel en garantie dirigé contre la société Axa, alors « que l'assureur de responsabilité d'un entrepreneur est recevable à appeler en garantie l'assureur de son sous-traitant, co-responsable des dommages causés à la victime, sans avoir à appeler cet assuré dans la cause ; qu'en retenant, pour déclarer irrecevable l'appel en garantie dirigé par les MMA, assureur de la société Parvaud céramique, à l'encontre de la société Axa, assureur de la société BTI construction, sous-traitant, à laquelle la société Parvaud céramique avait confié la réalisation du lot carrelage, que les MMA avaient omis de mettre en cause la société BTI construction, quand les MMA étaient en droit d'appeler en garantie l'assureur de la société BTI construction sans avoir à mettre en cause cette société, la cour d'appel a violé l'article L. 124-3 du code des assurances. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 124-3, alinéa 1er, du code des assurances et l'article 334 du code de procédure civile :

16. Aux termes du premier de ces textes, le tiers lésé dispose d'un droit d'action directe à l'encontre de l'assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable.

17. Il résulte du second qu'une partie assignée en justice est en droit d'en appeler une autre en garantie des condamnations qui pourraient être prononcées contre elle.

18. Il est jugé que la mise en cause de l'assuré n'est pas une condition de la recevabilité de l'action directe du tiers lésé (1re Civ., 7 novembre 2000, pourvoi n° 97-22.582, Bull. 2000, I, n° 274 ; 3e Civ., 15 mai 2002, pourvoi n° 00-18.541, Bull. 2002, III, n° 98).

19. Le pourvoi pose la question de savoir si la même règle doit s'appliquer lorsque l'action exercée n'est pas l'action directe du tiers lésé mais un appel en garantie formé par le responsable des dommages.

20. Si, comme en matière d'action directe du tiers lésé, aucun texte n'impose à celui qui appelle en garantie l'assureur de responsabilité d'un tiers de mettre en cause l'assuré, une telle mise en cause pourrait néanmoins s'avérer nécessaire afin de respecter le principe de la contradiction.

21. Or, comme en matière d'action directe du tiers lésé, si la présence de l'assuré apparaît indispensable à la solution du litige, les parties intéressées, en particulier l'assureur, peuvent l'appeler à l'instance en garantie ou être invitées à le faire par le juge et, à défaut, l'assuré auquel la décision ferait grief peut former tierce opposition.

22. Dès lors, une différence dans les règles applicables à la recevabilité des deux actions ne se justifie ni par des raisons tirées des textes qui les régissent, ni par des raisons de principe.

23. Dans la mesure où la mise en cause de l'assuré n'est pas indispensable pour statuer tant sur le principe que sur l'étendue de sa responsabilité, exiger cette mise en cause en cas d'action en garantie contre l'assureur entraverait de manière injustifiée l'exercice des actions récursoires.

24. Il y a donc lieu de juger que, comme en matière d'action directe du tiers lésé, la recevabilité de l'action en garantie dirigée contre un assureur n'est pas subordonnée à la mise en cause de son assuré.

25. Pour déclarer irrecevable l'action en garantie exercée par les sociétés MMA contre la société Axa, l'arrêt énonce que l'appel en garantie, distinct de

l'action directe prévue par l'article L. 124-3 du code des assurances, requiert la mise en cause de l'assuré pour que sa responsabilité soit établie.

26. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Sur le second moyen du pourvoi principal des sociétés MMA

Enoncé du moyen

27. Les sociétés MMA font grief à l'arrêt de juger fondée en son principe la demande en réparation de son préjudice immatériel d'exploitation formée par la société Sodibelleville, de les condamner in solidum avec les sociétés Cobi, Allianz IARD et Apave Nord-Ouest à verser à la société Sodibelleville la somme de 150 000 euros à titre de provision et de répartir la dette entre elles, alors « que seuls le maître de l'ouvrage et les propriétaires successifs de l'immeuble peuvent invoquer la garantie décennale ; qu'en affirmant que la société Sodibelleville pouvait solliciter l'indemnisation des préjudices qu'elle avait subis des MMA qui garantissaient la responsabilité décennale de son assuré, quand la société Sodibelleville qui n'avait pas la qualité de maître de l'ouvrage ne pouvait se prévaloir de la responsabilité garantie par ce contrat d'assurance, la cour d'appel a violé les articles 1792 du code civil et L. 241-1 du code des assurances. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

28. La SCI et la société Sodibelleville contestent la recevabilité du moyen. Elles soutiennent qu'il ne peut remettre en cause le chef de dispositif jugeant fondée en son principe sa demande formée au titre du préjudice immatériel, puisque l'existence du préjudice n'est pas contestée, et qu'il ne vise, dès lors, que des dispositions provisoires non susceptibles de pourvoi immédiat.

29. Elles soutiennent encore que le moyen est nouveau et mélangé de fait et de droit.

30. Cependant, la disposition de l'arrêt jugeant fondée en son principe la demande de la société Sodibelleville formée au titre de son préjudice immatériel d'exploitation ne statue pas que sur l'existence d'un tel préjudice mais également sur le principe même de la créance de responsabilité des constructeurs et des assureurs. Dès lors, le moyen n'est pas uniquement dirigé contre des chefs de dispositif insusceptibles de pourvoi immédiat.

31. Par ailleurs le moyen, qui ne se réfère à aucune considération de fait qui ne résulterait pas des énonciations des juges du fond, est de pur droit.

32. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu les articles 1792 du code civil et L. 241-1 du code des assurances :

33. En application du premier de ces textes, les constructeurs ne sont responsables, de plein droit, des dommages compromettant la solidité de l'ouvrage ou le rendant impropre à sa destination, qu'à l'égard du maître de l'ouvrage ou de l'acquéreur.

34. Selon le second, toute personne physique ou morale, dont la responsabilité décennale peut être engagée sur le fondement de la présomption établie par les articles 1792 et suivants du code civil, doit être couverte par une assurance.

35. Pour juger fondée en son principe la demande formée par la locataire au titre de son préjudice immatériel et condamner les sociétés MMA à lui verser une provision, l'arrêt retient qu'au jour de l'ouverture du chantier, la société Parvaud céramique était assurée auprès de ces assureurs au titre de sa responsabilité civile décennale.

36. En statuant ainsi, alors qu'elle avait retenu que la société Sodibelleville n'était pas le maître de l'ouvrage et qu'elle ne pouvait agir contre les locateurs d'ouvrage que sur le fondement de la responsabilité délictuelle, de sorte que la garantie des sociétés MMA n'était pas due au titre de l'assurance de responsabilité décennale de l'assuré, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Sur le premier moyen, pris en sa cinquième branche, du pourvoi incident de la société Apave Nord-Ouest

Enoncé du moyen

37. La société Apave Nord-Ouest fait grief à l'arrêt de la condamner in solidum avec les sociétés MMA, Cobi, et Allianz IARD à verser à la SCI la somme de 1 525 682,68 euros à laquelle s'ajoutera la TVA en cours au jour du prononcé du présent arrêt en réparation de son préjudice matériel et de répartir la dette entre elles, alors « que le juge ne peut méconnaitre les termes du litige ; qu'il résulte des propres constatations de la cour que dans le dispositif de ses conclusions d'appel, la SCI Bastien 2 réclamait la réparation de son préjudice matériel hors taxe sans demander l'octroi de la TVA ; qu'en octroyant à la SCI une indemnisation augmentée de la taxe sur la valeur ajoutée quand la SCI Bastien 2 ne l'avait pas réclamé et que les dommages-intérêts alloués à une victime doivent réparer le préjudice subi, sans qu'il en résulte pour elle ni perte ni profit, la cour d'appel a méconnu les termes du litige en violation des articles 4 et 5 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 4 et 5 du code de procédure civile :

38. Selon le premier de ces textes, l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties.

39. Aux termes du second, le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé.

40. L'arrêt juge qu'à la somme allouée à la SCI en réparation de son préjudice s'ajoute le montant de la TVA en cours au jour de son prononcé.

41. En statuant ainsi, alors que, dans ses conclusions, la SCI ne formait que des demandes hors taxe, sans réclamer que soit ajouté le montant de la taxe sur la valeur ajoutée, la cour d'appel, qui a modifié l'objet du litige, a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

42. La cassation prononcée sur le second moyen du pourvoi des sociétés MMA n'atteint pas les dispositions déclarant fondée en son principe la demande de la société Sodibelleville et lui allouant une provision à la charge des sociétés Cobi, et Apave Nord-Ouest. Elle profite, en revanche, à la société Allianz IARD, qui s'est associée au moyen.

Le chef de dispositif répartissant la dette est, quant à lui, entièrement cassé.

43. La cassation prononcée sur le premier moyen du pourvoi incident de la société Apave Nord-Ouest ne concerne que la disposition ajoutant la TVA sans atteindre la somme allouée hors taxe. Elle ne s'étend pas, en outre, à la condamnation prononcée contre la société Allianz IARD qui, contrairement aux sociétés Cobi et MMA, ne s'est pas associée au moyen de la société Apave Nord-Ouest.

44. Il n'est pas nécessaire de casser le chef de dispositif répartissant la charge finale des sommes allouées à la SCI.

La répartition fixée ne s'appliquera qu'à la somme hors taxe, la société Allianz IARD étant par ailleurs seule tenue au paiement de la TVA.

45. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 1er, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

46. La cassation prononcée sur le premier moyen de la société Apave Nord-Ouest n'implique pas, en effet, qu'il soit à nouveau statué sur le fond, dès lors que peut être retranché du dispositif le chef censuré, l'arrêt n'étant cassé qu'en ce qu'il ajoute la TVA à la somme de 1 525 682,68 euros mise à la charge des sociétés MMA, Cobi et Apave Nord-Ouest.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il :

 - juge fondée en son principe, à l'égard des sociétés MMA IARD, MMA IARD assurances mutuelles et Allianz IARD, la demande de la société Sodibelleville formée au titre de son préjudice immatériel d'exploitation,

 - condamne les sociétés MMA IARD, MMA IARD assurances mutuelles et Allianz IARD à verser à la société Sodibelleville à titre de provision la somme de 150 000 euros,

 - dit que les parties condamnées à paiement de cette provision seront tenues dans leurs rapports entre elles à paiement dans les proportions de 75 % pour les sociétés MMA IARD et MMA IARD assurances mutuelles, in solidum, en qualité d'assureur de la société Parvaud céramique, 20 % pour la société Cobi Engineering Realisations, in solidum avec son assureur société Allianz IARD, et 5 % pour la société Apave Nord-Ouest,

 - déclare irrecevable l'appel en garantie des sociétés MMA IARD et MMA IARD assurances mutuelles à l'égard de la société Axa France IARD,

 - et, par voie de retranchement, en ce qu'il dit qu'à la somme de 1 525 682,68 euros allouée à la société civile immobilière Bastien 2 et mise à la charge des sociétés MMA IARD, MMA IARD assurances mutuelles, Cobi Engineering Realisations et Apave Nord-Ouest, s'ajoute le montant de la TVA en cours au jour du prononcé de l'arrêt,

l'arrêt rendu le 5 juillet 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Poitiers ;

Remet, sur ces points, à l'exception de celui cassé par voie de retranchement, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : M. Zedda - Avocat général : Mme Vassallo (premier avocat général) - Avocat(s) : SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret ; SCP Boutet et Hourdeaux ; SCP Duhamel ; SCP Gaschignard, Loiseau et Massignon ; SCP Le Bret-Desaché ; SCP Waquet, Farge et Hazan -

Textes visés :

Article L. 124-3, alinéa 1, du code des assurances ; article 334 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

3e Civ., 15 mai 2002, pourvoi n° 00-18.541, Bull. 2002, III, n° 98 (cassation partielle), et l'arrêt cité.

2e Civ., 15 février 2024, n° 21-18.138, (B), FRH

Cassation partielle

Responsabilité civile médicale – Garantie – Conditions – Réclamation du tiers lésé – Assignation en référé pour désignation d'expert

En matière d'assurance obligatoire de responsabilité civile médicale prévue à l'article L. 1142-2 du code de la santé publique, l'assignation en référé, délivrée à l'assuré par le tiers lésé en vue de la désignation d'un expert aux fins de déterminer les responsables des dommages dont le tiers lésé se prétendait victime et d'évaluer les préjudices, constitue, au sens de l'article L. 251-2, alinéas 1 à 3, du code des assurances, la réclamation à laquelle est suspendue la garantie de l'assureur.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 11 mars 2021) et les productions, le 6 septembre 2004, [P] [V] est née en état de mort apparente, à la suite d'un retard fautif dans la prise en charge de l'accouchement de sa mère par M. [I], gynécologue-obstétricien (le médecin) exerçant à titre libéral au sein de la Clinique de [9], et présente un handicap très important.

2. Saisi par une assignation du 26 janvier 2007, un juge des référés a, par ordonnance du 12 février 2008, ordonné une mesure d'expertise confiée à deux experts, lesquels ont déposé leur rapport le 30 juin 2009.

3. Les 16, 17, 20, 22 et 28 février 2012, M. et Mme [V], agissant en leur nom personnel et en qualité de représentants légaux de leurs enfants mineurs [P] et [M], et MM. [R] et [Z] [V] ont assigné en responsabilité et indemnisation le médecin, lequel a appelé en garantie son assureur responsabilité civile, la société Medical Insurance Company Limited (l'assureur), et la caisse primaire d'assurance maladie du Maine-et-Loire (la caisse).

4. Le médecin a interjeté appel du jugement qui a dit, d'une part, qu'il avait commis un manquement lors de l'accouchement à l'origine d'une perte de chance pour [P] [V] de naître sans séquelle évaluée à 70 %, d'autre part, que l'assureur devra le garantir des condamnations prononcées à son encontre dans la limite du plafond de garantie contractuellement fixé à trois millions d'euros. Il a appelé en intervention forcée le Fonds de garantie des dommages consécutifs à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins dispensés par des professionnels de santé exerçant à titre libéral.

Examen des moyens

Sur le premier moyen du pourvoi incident, formé par le médecin

5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui est irrecevable.

Mais sur le premier moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal de l'assureur

Enoncé du moyen

6. L'assureur fait grief à l'arrêt d'infirmer le jugement qui avait jugé qu'il devait sa garantie dans la limite du plafond contractuellement fixé à trois millions d'euros et de juger qu'il devait sa garantie à hauteur du plafond de huit millions d'euros, alors « que constitue une réclamation toute demande en réparation amiable ou contentieuse formée par la victime d'un dommage ou ses ayants droit et adressée à l'assuré ou à son assureur ; que l'assignation en référé délivrée à l'assurée par le tiers lésé en vue de la désignation d'un expert aux fins de constater et d'évaluer le dommage constitue une réclamation ; que pour condamner la Medical Insurance Company à hauteur du plafond de 8 millions d'euros, la cour d'appel a considéré que l'assignation du 26 janvier 2007 n'était pas une réclamation ; qu'en relevant pourtant que cette assignation tendait à déterminer les responsables des séquelles de l'enfant et à l'évaluation de ses préjudices, de sorte qu'il s'agissait bien d'une réclamation, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé les articles L. 1142-2 du code de la santé publique et L. 251-2 du code des assurances et par fausse application l'article R. 1142-4 du code de la santé publique dans sa rédaction issue du décret du 29 décembre 2011. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

7. La caisse conteste la recevabilité du moyen comme nouveau, mélangé de fait et de droit. Elle soutient que si, dans ses conclusions d'appel, l'assureur faisait valoir que l'accouchement avait donné lieu à une première réclamation devant les instances judiciaires par assignation en date du 26 janvier 2007, il ne soutenait pas que l'assignation en référé valait réclamation pour cette seule raison qu'elle tendait à l'évaluation du dommage.

8. Cependant, le moyen, qui est né de l'arrêt attaqué, est, dès lors, recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article L. 1142-2, alinéas 1 et 3, du code de la santé publique, dans sa rédaction issue de la loi n° 2002-1577 du 30 décembre 2002, et l'article R. 1142-4 du même code, dans sa rédaction issue du décret n° 2003-462 du 21 mai 2003, applicables au litige, et l'article L. 251-2, alinéas 1 à 3, du code des assurances :

9. Il résulte du premier de ces textes que les professionnels de santé exerçant à titre libéral sont tenus de souscrire une assurance destinée à les garantir pour leur responsabilité civile ou administrative susceptible d'être engagée en raison de dommages subis par des tiers et résultant d'atteintes à la personne, survenant dans le cadre de l'ensemble de cette activité. Ces contrats peuvent prévoir des plafonds de garantie.

Les conditions dans lesquelles le montant de la garantie peut être plafonné pour ces professionnels sont fixées par décret en Conseil d'Etat.

10. Aux termes du deuxième, les plafonds mentionnés à l'article L. 1142-2 ne peuvent être inférieurs à trois millions d'euros par sinistre et à dix millions d'euros par année d'assurance.

11. Aux termes du troisième, constitue un sinistre, pour les risques mentionnés à l'article L. 1142-2 du code de la santé publique, tout dommage ou ensemble de dommages causés à des tiers, engageant la responsabilité de l'assuré, résultant d'un fait dommageable ou d'un ensemble de faits dommageables ayant la même cause technique, imputable aux activités de l'assuré garanties par le contrat, et ayant donné lieu à une ou plusieurs réclamations. Constitue une réclamation toute demande en réparation amiable ou contentieuse formée par la victime d'un dommage ou ses ayants droit, et adressée à l'assuré ou à son assureur. Tout contrat d'assurance conclu en application de l'article L. 1142-2 du même code garantit l'assuré contre les conséquences pécuniaires des sinistres pour lesquels la première réclamation est formée pendant la période de validité du contrat, quelle que soit la date des autres éléments constitutifs du sinistre, dès lors que le fait dommageable est survenu dans le cadre des activités de l'assuré garanties au moment de la première réclamation.

12. Pour dire que l'assureur doit sa garantie à hauteur d'un plafond de huit millions d'euros, après avoir énoncé que les contrats d'assurance garantissant la responsabilité médicale sont obligatoirement souscrits en base réclamation, l'arrêt retient que l'assignation du 26 janvier 2007, qui saisissait le juge des référés en vue de l'organisation d'une expertise n'est pas une réclamation au sens de l'article L. 251-2 du code des assurances dès lors qu'elle ne tendait pas à la réparation d'un dommage mais à la détermination des responsables des séquelles de l'enfant et à l'évaluation de ses préjudices.

13. En statuant ainsi, alors qu'en matière d'assurance obligatoire de responsabilité civile médicale, l'assignation en référé délivrée à l'assuré par le tiers lésé, en vue de la désignation d'un expert aux fins de déterminer les responsables des dommages dont le tiers lésé se prétendait victime et d'évaluer les préjudices, constitue la réclamation à laquelle est subordonnée la garantie de l'assureur, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés.

Sur le deuxième moyen du pourvoi incident

Enoncé du moyen

14. Le médecin fait grief à l'arrêt de le condamner à payer à M. et Mme [V], en leur qualité de représentants légaux de leur fille [P] [V], la somme de 1 748 977,54 euros au titre de la tierce personne, alors « que la réparation du préjudice doit être intégrale, sans perte ni profit pour la victime ; que pour la période postérieure aux trois ans de la victime, à compter du mois de septembre 2007, la cour d'appel a retenu que le besoin annuel d'assistance par une tierce personne s'élevait à 16 heures actives et 8 heures passives par jour, soit 5 840 heures actives et 2 920 heures passives par an, mais qu'il y avait lieu de déduire des heures actives le temps passé par la victime en milieu scolaire ; qu'il résulte des constatations de l'arrêt attaqué que le temps scolaire représentait un total de 1 530 heures par an, réparties sur 36 semaines, et qu'après déduction de ces 1 530 heures scolaires, le nombre d'heures actives restantes s'élevait, annuellement, à 4 310 ; que la cour d'appel a toutefois ajouté à ce résultat 1 530 nouvelles heures actives par an censées correspondre au besoin d'assistance par une tierce personne « en dehors des périodes scolaires » ; qu'en procédant ainsi, la cour d'appel a réintégré le temps scolaire annuel qu'elle avait précédemment retranché et, partant, n'a pas tiré les conséquences légales de sa constatation selon laquelle le temps passé par la victime en milieu scolaire avait lieu d'être déduit du nombre d'heures de tierce personne active ; qu'il suit de là que la cour d'appel a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit, ensemble l'article L. 1142-1, I, du code de la santé publique. »

Réponse de la Cour

Vu le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :

15. Pour condamner le médecin à payer à M. et Mme [V], en leur qualité de représentants légaux de leur fille [P] [V], la somme de 1 748 977,54 euros au titre de ses besoins d'assistance par une tierce personne, après avoir retenu que [P] [V] nécessite l'aide d'une tierce personne non spécialisée 24 heures sur 24 tout au long de l'année, y compris les week-end et les jours fériés, et énoncé que de ce temps sera déduit celui passé en milieu scolaire spécialisé, puis constaté que de septembre 2007 à septembre 2018, [P] [V] était scolarisée, l'arrêt en déduit que pendant cette période de 11 années, son préjudice représente chaque année le coût de 2 920 heures d'assistance passive et celui de 4 310 heures d'assistance active en période scolaire et de 1 530 heures d'assistance active en dehors des périodes scolaires.

16. En statuant ainsi, en omettant de déduire des heures de présence active que nécessitait l'état de santé de [P] [V] celles pendant lesquelles elle était scolarisée, la cour d'appel a violé le principe susvisé.

Et sur le troisième moyen du pourvoi incident, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

17. Le médecin fait grief à l'arrêt de le condamner à payer à M. et Mme [V], ès qualités, la somme de 20 000 euros au titre des frais de véhicule adapté, alors « que le juge doit, en toutes circonstances, observer le principe de la contradiction ; qu'en procédant d'office à l'actualisation du devis qu'invoquaient M. et Mme [V], en leur qualité de représentants légaux de leur fille [P], à l'appui de leur demande relative aux frais de véhicule adapté, sans inviter au préalable les parties à présenter leurs observations sur ce point, la cour d'appel a méconnu le principe de la contradiction, en violation de l'article 16 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 16 du code de procédure civile :

18. Aux termes de ce texte, le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.

19. Pour condamner le médecin à payer à M. et Mme [V], ès qualités, la somme de 20 000 euros au titre des frais de véhicule adapté, après avoir relevé que le devis versé aux débats portant sur les frais d'aménagement du véhicule date de janvier 2011, l'arrêt retient qu'après actualisation de ce devis qui sera porté à 20 000 euros, il sera alloué aux consorts [V], après application du taux de perte de chance fixé à 70 %, la somme de 14 000 euros.

20. En statuant ainsi, sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations sur ce moyen relevé d'office tiré de l'actualisation du devis produit, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs des pourvois, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il :

 - dit que la société Medical Insurance Company Limited doit sa garantie à hauteur du plafond de huit millions d'euros,

 - fixe à la somme de 1 748 977,54 euros les frais de la tierce personne et condamne in solidum M. [I] et la société Medical Insurance Company Limited à payer cette somme à M. et Mme [V], en qualité de représentants légaux de leur fille [P] [V],

 - fixe à la somme de 20 000 euros les frais de véhicule adapté et condamne M. [I] à payer cette somme à M. et Mme [V], en qualité de représentants légaux de leur fille [P] [V],

l'arrêt rendu le 11 mars 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles autrement composée.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Martinel - Rapporteur : M. Martin - Avocat général : Mme Nicolétis - Avocat(s) : SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre et Rameix ; SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés ; SCP Foussard et Froger ; SARL Le Prado - Gilbert ; SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet -

Textes visés :

Article L. 1142-2 du code de la santé publique ; article L. 251-2, alinéas 1 à 3, du code des assurances.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 29 février 1972, pourvoi n° 70-12.487, Bull. 1972, n° 66 (cassation) ; 2e Civ., 10 novembre 2009, pourvoi n° 08-20.311 (cassation).

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