Numéro 2 - Février 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 2 - Février 2022

PROTECTION DES DROITS DE LA PERSONNE

Soc., 16 février 2022, n° 19-17.871, (B), FS

Cassation partielle

Libertés fondamentales – Liberté d'expression – Exercice – Droit d'expression des salariés – Limites – Respect – Détermination – Portée

Il résulte des articles L. 1121-1 du code du travail et 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.

Le licenciement prononcé par l'employeur pour un motif lié à l'exercice non abusif par le salarié de sa liberté d'expression est nul.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 16 janvier 2019), M. [M] a été engagé à compter du 1er octobre 2008 en qualité de directeur fiscal par la société Newedge Group (la société Newedge). Son contrat était soumis à la convention collective nationale de la banque du 10 janvier 2000.

Le 1er mars 2012, il a été promu au grade de « senior director », puis, le 5 mars 2014, à celui de « managing director ».

2. A l'occasion du rachat par la Société générale, détentrice de 50 % des parts de la société Newedge, des parts restantes, un contrat de cession de parts a été conclu en décembre 2013 et des discussions ont été entreprises pour préparer l'absorption de la société Newedge par la Société générale.

3. Par lettre du 31 juillet 2014, la société Newedge a notifié au salarié son licenciement pour insuffisance professionnelle.

4. Arguant de ce que son licenciement serait, en réalité, la conséquence d'une alerte qu'il avait lancée le 17 juin 2014, le salarié a, le 9 octobre 2014, saisi la juridiction prud'homale à l'effet d'obtenir, à titre principal, le prononcé de la nullité de son licenciement, à titre subsidiaire, la reconnaissance de ce qu'il est dépourvu de cause réelle et sérieuse, et paiement de diverses sommes de nature salariale ou indemnitaire.

Examen des moyens

Sur le second moyen du pourvoi incident de l'employeur, le premier moyen, pris en sa seconde branche, et les quatrième et cinquième moyens du pourvoi principal du salarié, ci-après annexés

5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le second moyen du pourvoi incident qui n'est pas recevable ni sur les autres griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal

Enoncé du moyen

6. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de sa demande en paiement d'heures supplémentaires et d'une indemnité pour travail dissimulé, alors « que l'employeur est tenu d'organiser avec chaque salarié ayant conclu une convention de forfait jours, un entretien annuel portant sur la charge de travail, l'organisation du travail dans l'entreprise, l'articulation entre l'activité professionnelle et la vie personnelle et familiale ainsi que la rémunération du salarié ; que pour rejeter les demandes du salarié, l'arrêt retient que les dispositions de l'accord de branche garantissent le contrôle par l'employeur de la surcharge de travail et des moyens d'y remédier, que chaque entretien annuel réserve une partie tant à l'amplitude de travail qu'à la charge de travail et qu'il est établi par la production des comptes rendus de ces entretiens que le salarié a pu y exprimer ses besoins lorsqu'il en avait, et que des solutions ont été recherchées et trouvées ; qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l'organisation du travail dans l'entreprise, l'articulation entre l'activité professionnelle et la vie personnelle et familiale ainsi que la rémunération du salarié avaient été évoquées au cours de ces entretiens, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article L. 3121-46 du code du travail dans sa rédaction applicable. »

Réponse de la Cour

7. Ayant relevé que chaque entretien annuel réservait une partie tant à l'amplitude du travail qu'à la charge de travail et qu'il était suffisamment établi par la production des comptes rendus de ces entretiens que le salarié avait pu y exprimer ses besoins, qu'il avait été écouté, et que des solutions avaient été recherchées et trouvées, la cour d'appel a fait ressortir que l'employeur avait veillé à la surcharge de travail, y avait remédié et qu'était assuré le contrôle de la durée maximale raisonnable de travail.

8. Elle a ainsi pu retenir, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, que les garanties mises en place par l'accord avaient été effectives et en a justement déduit que le salarié serait débouté de sa demande en paiement d'heures supplémentaires et de sa demande en paiement d'une indemnité pour travail dissimulé.

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le deuxième moyen, pris en sa quatrième branche, du pourvoi principal

Enoncé du moyen

10. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de sa demande tendant à faire déclarer son licenciement nul et de ses demandes subséquentes, alors « que le licenciement prononcé à l'encontre d'un salarié à qui il était seulement reproché d'avoir usé, sans abus de sa part, de sa liberté d'expression, est entaché de nullité ; qu'en rejetant la demande de nullité du licenciement et en concluant à une simple absence de cause réelle et sérieuse, après avoir constaté qu'il n'était pas établi que le salarié ait exprimé son désaccord dans des termes outranciers ou injurieux et ait ainsi abusé de sa liberté d'expression, la cour d'appel qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé l'article L. 1121-1 du code du travail et l'article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

11. La Société générale conteste la recevabilité du moyen. Elle soutient qu'un licenciement ne pouvant être à la fois nul et sans cause réelle et sérieuse, le salarié, qui n'a pas remis en cause les chefs de dispositif de l'arrêt ayant jugé son licenciement sans cause réelle et sérieuse et alloué des dommages-intérêts à ce titre, est irrecevable à critiquer le chef de dispositif rejetant sa demande tendant à faire juger son licenciement nul.

12. Cependant, il ressort des conclusions du salarié que celui-ci avait formé, à titre principal, la demande tendant à faire déclarer son licenciement nul et, à titre subsidiaire, celle tendant à le faire reconnaître sans cause réelle et sérieuse.

La cour d'appel a rejeté la demande principale et accueilli la demande subsidiaire.

13. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article L. 1121-1 du code du travail et l'article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

14. Il résulte de ces textes que sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.

15. Le licenciement prononcé par l'employeur pour un motif lié à l'exercice non abusif par le salarié de sa liberté d'expression est nul.

16. Pour débouter le salarié de sa demande en nullité de son licenciement, l'arrêt, après avoir relevé que l'expression par le salarié de son désaccord sur les modalités d'intégration de Newedge au sein de la Société générale et notamment sur le transfert des comptes de compensation de [Localité 3] à [Localité 2] était au coeur des reproches faits par l'employeur et constaté qu'aucun des éléments versés aux débats ne démontrait que le salarié se fût exprimé sur ce désaccord dans des termes outranciers ou injurieux, retient que l'intéressé n'a pas abusé de sa liberté d'expression et que son licenciement est sans cause réelle et sérieuse.

17. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que les propos litigieux sur lesquels était fondé le licenciement ne caractérisaient pas un abus par le salarié de sa liberté d'expression, la cour d'appel, qui aurait dû en déduire la nullité du licenciement, a violé les textes susvisés.

Et sur le troisième moyen, pris en sa quatrième branche, et le sixième moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal, réunis

Enoncé du moyen

18. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de sa demande en paiement d'une indemnité pour non-respect de la procédure et de sa demande tendant à faire ordonner la publication de la décision, alors :

« 1°/ que lorsque le licenciement irrégulier est, au surplus, déclaré nul, l'irrégularité de procédure doit être réparée par le juge, soit par une indemnité distincte, soit par une somme comprise dans l'évaluation globale du préjudice résultant de la nullité du licenciement ; que partant, la cassation à intervenir sur le deuxième moyen relatif à la nullité du licenciement entraînera, par voie de conséquence, la censure du chef de dispositif ici querellé, en application de l'article 624 du code de procédure civile ;

2°/ que la cassation à intervenir sur le deuxième moyen entraînera, par voie de conséquence, la censure du chef de dispositif ayant débouté le salarié de sa demande tendant à voir ordonner la publication de la décision, en application de l'article 624 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 624 du code de procédure civile :

19. La cassation prononcée sur le deuxième moyen du pourvoi principal entraîne la cassation, par voie de conséquence, des chefs du dispositif relatifs à l'indemnité pour non-respect de la procédure et à la publication de la décision, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.

Portée et conséquences de la cassation

20. La cassation prononcée sur le deuxième moyen du pourvoi principal entraîne, par application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation, par voie de conséquence, du chef de dispositif critiqué par le septième moyen du pourvoi principal et le premier moyen du pourvoi incident se rapportant à l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute M. [M] de sa demande tendant à voir dire son licenciement nul et de toutes ses demandes subséquentes à cette nullité, dit que le licenciement de M. [M] est sans cause réelle et sérieuse, condamne la Société générale à payer à M. [M] les sommes de 250 000 euros à titre d'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse, déboute M. [M] de sa demande en paiement d'une indemnité pour non-respect de la procédure et de sa demande tendant à voir ordonner la publication de la décision, l'arrêt rendu le 16 janvier 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Monge - Avocat général : Mme Rémery et Mme Grivel - Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy ; SCP Célice, Texidor, Périer -

Textes visés :

Article L. 1121-1 du code du travail ; article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur la nullité du licenciement en cas d'atteinte à une liberté fondamentale, et notamment à la liberté d'expression du salarié : Soc., 27 mars 2013, pourvoi n° 11-19.734, Bull. 2013, V, n° 95 (cassation partielle), et les arrêts cités ; Soc., 23 septembre 2015, pourvoi n° 14-14.021, Bull. 2015, V, n° 177 (cassation partielle), et l'arrêt cité ; Soc., 19 janvier 2022, pourvoi n° 20-10.057, Bull., (rejet), et l'arrêt cité.

1re Civ., 16 février 2022, n° 21-10.211, (B), FS

Rejet

Présomption d'innocence – Atteinte – Définition – Affirmation publique et prématurée de culpabilité – Procédure pénale en cours – Nécessité

Après avoir constaté que, lors de la publication de propos lui imputant une infraction, l'intéressé ne faisait l'objet d'aucune procédure pénale en cours dès lors que la plainte déposée à son encontre avait été classée sans suite, une cour d'appel écarte à bon droit l'application des dispositions protégeant la présomption d'innocence.

En l'absence d'une telle procédure, les propos imputant à autrui une infraction sont susceptibles de caractériser une diffamation.

Présomption d'innocence – Atteinte – Défaut – Cas – Absence de procédure pénale en cours

Présomption d'innocence – Atteinte – Exclusion – Cas – Absence de procédure pénale en cours

Désistement partiel

1. Il est donné acte à M. [T] du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre M. [V] et la société Editrice de Mediapart.

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 7 octobre 2020), rendu en référé, le 26 novembre 2018, M. [T] a été placé en garde à vue à la suite d'une plainte pour des faits de viol qui auraient été commis en 2011.

Le 11 mars 2019, cette plainte a fait l'objet d'un classement sans suite au motif que l'infraction était insuffisamment caractérisée.

3. Le 25 juin 2019, M. [H] dit [S] a mis en ligne sur son blog [05], ainsi que sur son compte facebook, un article intitulé « #Metoo, le théâtre français aussi », dans lequel il évoque des agressions sexuelles de la part d'un tiers et de M. [T] sur plusieurs femmes et met en exergue, notamment, la plainte classée sans suite déposée contre ce dernier.

4. Le 23 juillet 2019, M. [T], estimant que cet article avait porté atteinte à sa présomption d'innocence, a assigné M. [S], M. [V] en qualité de directeur de publication et la société Editrice de Mediapart sur le fondement des articles 809 du code de procédure civile, 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9-1 du code civil, 6-I-2 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique et de l'article préliminaire du code de procédure pénale, afin d'obtenir la suppression de l'article en cause, la publication d'un communiqué sur le blog et le compte facebook de M. [S] et la condamnation solidaire de celui-ci, de M. [V] et de la société Editrice de Mediapart à lui payer une indemnité provisionnelle à valoir sur la réparation de son préjudice.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

5. M. [T] fait grief à l'arrêt de dire n'y avoir lieu à référé, alors :

« 1°/ que l'atteinte à la présomption d'innocence consiste à présenter publiquement comme coupable, avant condamnation, une personne ayant fait l'objet d'une enquête de police ; qu'en retenant que « la protection de la présomption d'innocence [était] [...] limitée à la durée de l'enquête ou de l'instruction judiciaire », quand elle bénéficie aussi, jusqu'à ce qu'une éventuelle décision de condamnation devienne définitive, à celui qui a été placé en garde à vue dans le cadre d'une enquête préliminaire, la cour d'appel a violé les articles 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9-1 du code civil et préliminaire du code de procédure pénale ;

2°/ que, en retenant, pour le débouter de ses demandes, que « M. [T] ne faisa[it] l'objet d'aucune poursuite pénale du fait du classement sans suite de la plainte déposée à son encontre », après avoir elle-même relevé que ce classement sans suite ne constituait qu'un « abandon provisoire des poursuites » et quand le droit au respect de la présomption d'innocence n'est pas subordonné à l'existence de poursuites actuelles, la cour d'appel, qui a ajouté à la loi une condition qu'elle ne comporte pas, a violé les articles 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9-1 du code civil et préliminaire du code de procédure pénale ;

3°/ qu'en toute hypothèse la présomption d'innocence exige de tenir compte, après l'abandon de poursuites pénales, du fait que l'intéressé n'a pas été condamné ; qu'en déboutant M. [T] de ses demandes, quand elle relevait elle-même qu'il avait bénéficié d'un « classement sans suite de la plainte déposée à son encontre », en sorte qu'il ne pouvait être publiquement présenté comme coupable des faits dénoncés dans la plainte, la cour d'appel a violé les articles 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9-1 du code civil et préliminaire du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

6. Il résulte de l'article 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de l'article 9-1 du code civil et de l'article préliminaire, III, alinéa 1, du code de procédure pénale que le droit au respect de la présomption d'innocence est celui de ne pas être présenté publiquement comme coupable d'une infraction, tant qu'une procédure pénale est en cours.

7. En l'absence d'une telle procédure, les propos imputant à autrui une infraction sont susceptibles de caractériser une diffamation.

8. Après avoir constaté que, lors de la parution de l'article litigieux, M. [T] ne faisait l'objet d'aucune poursuite pénale, dès lors que la plainte déposée à son encontre avait été classée sans suite, la cour d'appel a, à bon droit, écarté l'application des dispositions protégeant la présomption d'innocence et déduit qu'il n'y avait pas lieu à référé.

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : M. Chevalier - Avocat général : M. Chaumont - Avocat(s) : SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret ; SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés -

Textes visés :

Article 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 9-1 du code civil ; article préliminaire, III, alinéa 1, du code de procédure pénale.

Soc., 16 février 2022, n° 20-14.416, (B), FS

Cassation partielle

Respect de la vie privée – Atteinte – Exclusion – Cas – Affichage – Informations tirées de la vie personnelle du salarié – Caractère indispensable pour la défense du droit à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs – Atteinte proportionnée au but poursuivi – Conditions – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Reims, 21 janvier 2020), la société Valéo systèmes thermiques (la société) est divisée en plusieurs établissements distincts, dont celui de Reims qui compte un effectif d'environ cinq cents salariés.

Le 5 mai 2019, M. [C], secrétaire du comité social et économique, a procédé à l'affichage, sur le panneau destiné aux communications de l'ancien comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), d'un extrait des conclusions déposées par ce dernier au soutien d'une citation directe de la société, examinée par le tribunal correctionnel le même jour. Cet extrait reproduisait le contenu d'un courriel adressé le 18 janvier 2016 par l'ancien directeur de l'établissement au directeur en charge de certaines missions d'hygiène, de sécurité et d'environnement.

2. Le 7 mai 2019, la société a fait assigner M. [C] devant le président du tribunal de grande instance afin que soit ordonné, sous astreinte, le retrait de l'affichage.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches

Enoncé du moyen

3. La société fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande d'ordonner le retrait de tout panneau d'affichage en son sein du courriel daté du 18 janvier 2016 échangé entre M. [T] et M. [N], alors :

« 4°/ qu'à supposer que, nonobstant son obligation de discrétion, un représentant du personnel puisse diffuser auprès de l'ensemble du personnel de l'entreprise un courrier privé contenant des données personnelles relatives à un salarié, une telle diffusion doit se rattacher aux missions qui lui sont confiées en vertu de son mandat, être strictement nécessaire à l'exercice de ces missions et présenter un caractère strictement proportionnel au but recherché ; qu'au cas présent, il résulte des constatations de l'arrêt que le l'affichage avait été effectué le 3 mai 2019 et était « constitué d'un mail échangé le 18 janvier 2016 soit plus de 3 ans plus tôt entre Monsieur [T] directeur de l'établissement et Monsieur [N], responsable sécurité » ; qu'il résulte, par ailleurs, que ce mail était « un avertissement tout au moins une mise en garde » et que « l'affichage concerne une correspondance privée contenant des données personnelles d'un salarié » ; que, pour refuser néanmoins le retrait de cet affichage, la cour d'appel s'est bornée à énoncer qu'en diffusant une sanction adressée au responsable sécurité et faisant référence à la communication en matière d'amiante, qui est un sujet à la source d'inquiétude pour le personnel, M. [C] aurait « agi dans le cadre des intérêts défendus » par le CHSCT, devenu comité social et économique ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à faire ressortir que l'affichage du courrier litigieux se rattachait aux missions confiées à M. [C], était nécessaire à l'exercice de ces missions à la date où il a été effectué et si les modalités de diffusion étaient proportionnées au but recherché, la cour d'appel a violé les articles L. 2315-3, L. 2315-15 du code du travail, 809 du code de procédure civile, 9 du code civil, et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

5°/ que les juges du fond ne peuvent accueillir ou rejeter les demandes dont ils sont saisis sans répondre aux moyens déterminants développés par les parties dans leurs conclusions et sans examiner tous les éléments de preuve qui leur sont soumis par les parties au soutien de leurs prétentions ; qu'au cas présent, la société exposante faisait valoir que l'affichage litigieux s'inscrivait dans un contexte de harcèlement de la part de M. [C] à l'égard de M. [N] qui avait donné lieu à une mise à pied disciplinaire qui avait été jugée justifiée par le conseil de prud'hommes ; qu'elle produisait à cet égard un tract qui avait été distribué aux salariés et qui surnommait M. [N] de « cowboy de la sécurité » et lui imputait l'idée selon laquelle il serait indifférent au fait que : »[les salariés] peuvent mourir brûlés vifs, ce n'est pas bien important ?? la priorité reste le fric » ; qu'elle produisait également les comptes rendus de cinq entretiens individuels réalisés au cours de l'enquête interne attestant notamment, que « tout le monde est au courant, tout le monde est en copie des mails : il recevait des mails tous les jours. C'est un sentiment qui traine depuis deux ans, et là c'est la goutte d'eau. Maintenant il a peur d'ouvrir ses mails, il a une boule au ventre, il m'a parlé de cette situation en privé. J'ai vu [Y] en pleurs. Il remet tout en question » ou encore que « sur la situation de [Y], j'ai constaté un homme abattu et blessé, suite aux attaques à répétition, à tout ce qu'on essaie de lui mettre sur le dos. Je fais référence aux différents mails, à la visite de l'inspecteur du travail, de la DREAK, quand [S] [C] essayait de démonter tout ce qu'on met en place par les mensonges. Il y a des attaques personnelles dans les mails. » ; qu'en se bornant à énoncer qu'il résultait du contenu du courriel litigieux que M. [C] avait agi dans « le cadre des intérêts défendus » par le comité social et économique, sans répondre aux conclusions qui faisaient valoir que l'affichage litigieux s'inscrivait dans un contexte de harcèlement de la part de M. [C] à l'égard de M. [U], la cour d'appel a méconnu les exigences de l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 8 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 9 du code civil et l'article L. 2315-15 du code du travail :

4. Il résulte des textes susvisés que le respect de la vie personnelle d'un salarié n'est pas en lui-même un obstacle à l'application de l'article L. 2315-15 du code du travail, nonobstant l'obligation de discrétion à laquelle sont tenus les représentants du personnel à l'égard des informations revêtant un caractère confidentiel, dès lors que l'affichage par un membre de la délégation du personnel du comité social et économique d'informations relevant de la vie personnelle d'un salarié est indispensable à la défense du droit à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, lequel participe des missions du comité social et économique en application de l'article L. 2312-9 du code du travail, et que l'atteinte ainsi portée à la vie personnelle est proportionnée au but poursuivi.

5. Après avoir constaté que l'e-mail litigieux adressé par le directeur d'établissement au directeur chargé des questions d'hygiène et de sécurité à qui il s'adresse personnellement et exclusivement mentionne notamment « je fais suite à notre conversation téléphonique du [...] et notre conversation orale [...] un tel écart dans la forme et le fond ne saurait se reproduire sans que cela vienne questionner ton aptitude [...] pour la bonne forme merci de m'accuser réception de ce mail par retour » et retenu qu'il résultait du contenu et de la conclusion de ce message qu'il constituait un avertissement ou tout au moins une mise en garde de nature disciplinaire, l'arrêt en a déduit exactement qu'il constituait un élément relevant de la vie personnelle du salarié.

6. Toutefois, pour rejeter la demande de retrait de cet e-mail du panneau d'affichage du comité social et économique, l'arrêt retient que le directeur chargé des questions d'hygiène et de sécurité n'est pas intervenu volontairement à la procédure pour défendre ses droits et la société ne dispose d'aucun élément démontrant qu'il s'associe à son action en référé, que l'e-mail litigieux marque au responsable hygiène et sécurité sa réprobation aux propos qu'il a tenus dans la forme et le fond le 12 janvier 2016 mais également fixe désormais la position de la direction sur la communication au titre de l'amiante, qu'en diffusant un e-mail dans lequel la direction sanctionne son responsable sécurité pour avoir communiqué sur le sujet de l'amiante avec le secrétaire du CHSCT, dans lequel la direction lui retire tout droit à communiquer sur l'amiante sans autorisation préalable de sa hiérarchie et se réserve seule le droit de transmettre des informations, le secrétaire du CHSCT et désormais du CSE a agi dans le cadre des intérêts défendus par celui-ci, que ce sujet de l'amiante qui est de haute sécurité pour la santé des travailleurs était l'objet de toute leur inquiétude et qu'ils s'estimaient mal renseignés et mal protégés depuis de nombreuses années, qu'en conséquence l'intérêt de cet e-mail était suffisant pour justifier l'atteinte aux droits fondamentaux du salarié concerné.

7. En se déterminant ainsi, par des motifs insuffisants à démontrer que l'affichage par un membre de la délégation du personnel du comité social et économique d'un courriel relevant de la vie personnelle d'un salarié, datant de trois années auparavant et qui concernait seulement les modalités de communication en matière de santé et de sécurité entre deux membres de la direction, était indispensable à la défense du droit à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, lequel participe des missions du comité social et économique en application de l'article L. 2312-9 du code du travail, et que l'atteinte ainsi portée à la vie personnelle de ce salarié était proportionnée au but poursuivi, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il dit l'action dirigée contre M. [C] recevable, l'arrêt rendu le 21 janvier 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Reims ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt, et les renvoie devant la cour d'appel de Nancy.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Chamley-Coulet - Avocat général : M. Gambert - Avocat(s) : SCP Célice, Texidor, Périer ; SCP Waquet, Farge et Hazan -

Textes visés :

Article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 9 du code civil ; articles L. 2312-9 et L. 2315-15 du code du travail.

Rapprochement(s) :

Sur le caractère nécessaire et proportionné de l'atteinte portée à la vie personnelle du salarié, à rapprocher : Soc., 22 septembre 2021, pourvoi n° 19-26.144, Bull., (2) (cassation).

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