Numéro 2 - Février 2020

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 2 - Février 2020

SEPARATION DES POUVOIRS

1re Civ., 5 février 2020, n° 19-11.864, (P)

Cassation

Compétence judiciaire – Domaine d'application – Contentieux de la voie de fait – Voie de fait – Définition – Exclusion – Accord du propriétaire – Conditions – Détermination – Portée

Dans le cas d'une décision administrative portant atteinte à la propriété privée, l'accord du propriétaire exclut l'existence d'une voie de fait ou d'une emprise irrégulière, à moins que l'action de l'administration n'ait excédé substantiellement les limites prévues par cet accord.

Dès lors, ne donne pas de base légale à sa décision une cour d'appel qui, pour rejeter la demande en réparation du préjudice résultant de la destruction, par une commune, de la haie végétale clôturant une parcelle privée, retient que les arbres ont été arrachés en la présence du propriétaire de cette parcelle et avec son accord, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si, en procédant à l'arrachage de la haie sur toute sa longueur, la commune n'avait pas outrepassé l'autorisation qui lui avait été accordée.

Compétence judiciaire – Domaine d'application – Action en réparation – Action de l'administration ayant entraîné l'extinction du droit de propriété

Dans le cas d'une décision administrative portant atteinte à la propriété privée, le juge administratif, compétent pour statuer sur le recours en annulation d'une telle décision et, le cas échéant, pour adresser des injonctions à l'administration, l'est également pour connaître de conclusions tendant à la réparation des conséquences dommageables de cette décision administrative, hormis le cas où elle aurait pour effet l'extinction du droit de propriété. Dès lors, viole la loi des 16-24 août 1790 et l'article 544 du code civil une cour d'appel qui, pour rejeter la demande en réparation du préjudice résultant de la destruction, par une commune, de la haie végétale clôturant une parcelle privée, retient que l'intervention de la commune n'a pas eu pour effet d'éteindre le droit de propriété, alors que, selon ses propres constatations, cette dernière avait procédé à l'arrachage de la haie, constituée d'arbres, sur toute sa longueur, et causé ainsi l'extinction du droit des propriétaires de ces végétaux.

Faits et procédure

1. Selon les arrêts attaqués (Amiens, 15 janvier et 5 février 2019), M. et Mme T... sont propriétaires, sur le territoire de la commune de Sailly-Laurette (la commune), d'une parcelle qui était clôturée par une haie végétale d'une longueur de trente-sept mètres, située en bordure d'une route départementale. Après les avoir informés que des véhicules avaient été endommagés du fait de la présence de cette haie, la commune a fait procéder, le 5 juillet 2014, à son arrachage sur toute sa longueur.

2. Soutenant n'avoir donné leur accord que pour un arrachage sur une longueur de quinze mètres, et sous réserve d'une participation financière de la commune à l'achat des matériaux nécessaires à la construction d'un mur, M. et Mme T... ont obtenu en référé la désignation d'un expert, puis, invoquant l'existence d'une voie de fait ou d'une emprise irrégulière, ont saisi la juridiction judiciaire aux fins de réparation de leurs préjudices.

La commune a soulevé une exception d'incompétence au profit de la juridiction administrative.

Examen du moyen

Sur le moyen unique, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

3. M. et Mme T... font grief à l'arrêt du 15 janvier 2019 de rejeter leur demande, alors « que la voie de fait ne peut être écartée en raison d'un accord entre la personne publique et les propriétaires sur l'opération portant extinction du droit de propriété de ces derniers que si cet accord est certain ; qu'en l'espèce, en jugeant que M. et Mme T... avaient donné leur accord à l'opération d'arrachage de leur haie sans rechercher si, comme elle y était invitée et comme il ressortait du rapport de l'expert, M. et Mme T... n'avaient pas donné leur accord pour l'arrachage de la haie sur une longueur de quinze mètres, de sorte que la mairie, en procédant à un arrachage sur une longueur de trente-sept mètres, avait outrepassé l'autorisation qui lui avait été donnée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de la loi des 16-24 août 1790, ensemble l'article 1134 devenu 1103 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu la loi des 16-24 août 1790 et l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :

4. Dans le cas d'une décision administrative portant atteinte à la propriété privée, l'accord du propriétaire exclut l'existence d'une voie de fait ou d'une emprise irrégulière, à moins que l'action de l'administration n'ait excédé substantiellement les limites prévues par cet accord.

5. Pour rejeter la demande en réparation du préjudice résultant de la destruction de la haie litigieuse, l'arrêt retient qu'il ressort des déclarations faites par M. T... au cours de la mesure d'expertise que les arbres ont été arrachés en sa présence et avec son accord et que, dès lors, la compétence du juge judiciaire est exclue.

6. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si, en procédant à l'arrachage de la haie sur toute sa longueur, la commune n'avait pas outrepassé l'autorisation qui lui avait été accordée, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Et sur la quatrième branche du moyen

Enoncé du moyen

7. M. et Mme T... font le même grief à l'arrêt du 15 janvier 2019, alors « que l'arrachage par une commune sur le terrain d'une personne privée d'arbres appartenant à cette dernière avec l'édification d'un mur à la place de ces arbres conduit à l'extinction du droit de propriété de la personne privée sur ces arbres ; qu'en l'espèce, le tribunal de grande instance a jugé que l'opération d'arrachage de la haie, si elle constituait une atteinte au droit de propriété de M. et Mme T..., n'avait pas pour effet d'éteindre ce droit ; qu'en statuant par ce motif présumé adopté, quand l'opération d'arrachage des arbres, racines comprises, avait conduit à ce que M. et Mme T... soient définitivement dépossédés de leur droit de propriété sur les arbres arrachés, la cour d'appel a violé la loi des 16-24 août 1790, ensemble l'article 544 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu la loi des 16-24 août 1790 et l'article 544 du code civil :

8. Dans le cas d'une décision administrative portant atteinte à la propriété privée, le juge administratif, compétent pour statuer sur le recours en annulation d'une telle décision et, le cas échéant, pour adresser des injonctions à l'administration, l'est également pour connaître de conclusions tendant à la réparation des conséquences dommageables de cette décision administrative, hormis le cas où elle aurait pour effet l'extinction du droit de propriété.

9. Pour statuer comme il a été dit, l'arrêt retient, par motifs adoptés, que, si elle constitue une atteinte au droit de propriété de M. et Mme T..., l'intervention de la commune n'a pas eu pour effet d'éteindre ce droit.

10. En statuant ainsi, alors que, selon ses propres constatations, la commune avait procédé à l'arrachage de la haie, constituée d'arbres, sur toute sa longueur, et causé ainsi l'extinction du droit de propriété de M. et Mme T... sur ces végétaux, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

11. En application de l'article 625, alinéa 2, du code de procédure civile, la cassation de l'arrêt du 15 janvier 2019 entraîne l'annulation par voie de conséquence de l'arrêt du 5 février 2019, qui l'a rectifié.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes leurs dispositions, les arrêts rendus les 15 janvier et 5 février 2019, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Canas - Avocat général : M. Chaumont - Avocat(s) : SCP Rocheteau et Uzan-Sarano ; SCP de Nervo et Poupet -

Textes visés :

Loi des 16-24 août 1790 ; article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ; loi des 16-24 août 1790 ; article 544 du code civil.

Rapprochement(s) :

Tribunal des conflits, 23 avril 2007, n° 3590, Bull. 2007, T. Conflits, n° 13.

1re Civ., 5 février 2020, n° 19-12.751, (P)

Renvoi devant le tribunal des conflits et sursis à statuer

Conflit de compétence – Renvoi devant le Tribunal des conflits – Conditions – Existence d'une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse – Cas – Action en reconnaissance d'un droit d'eau fondé en titre engagé par un particulier contre un syndicat d'irrigation départemental

Le litige relatif à une action en reconnaissance d'un droit d'eau fondé en titre engagée par un particulier contre un syndicat d'irrigation départemental présente à juger une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse. Les recours contre les décisions prises par l'administration modifiant ou abrogeant un droit fondé en titre relèvent de la compétence de la juridiction administrative, et une telle action a un lien étroit avec la police de l'eau et le service public de l'eau. Mais un droit d'eau fondé en titre pourrait être qualifié de droit réel immobilier et l'action, qui porte sur l'existence d'un tel droit attaché à une parcelle appartenant au particulier pourrait, de ce fait, ressortir au juge judiciaire.

Il y a lieu, en conséquence, de renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur cette question de compétence, en application de l'article 35 du décret n° 2015-233 du 27 février 2015.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 11 décembre 2018), et les productions, M. A... (l'exploitant), exploitant agricole, est propriétaire de parcelles à... situées à proximité du canal de la Martinette alimenté notamment par la rivière Lierne. Il est membre d'une association syndicale autorisée (ASA) ayant pour objet la gestion de ces eaux.

Au cours de l'année 2013, le Syndicat d'irrigation départemental drômois (le syndicat) a procédé à des sondages dans l'une de ces parcelles, sur laquelle se trouve une prise d'eau reliée au canal, destinée à l'irrigation pour les besoins de l'exploitation agricole.

2. Par arrêté du 25 mars 2014, le préfet de la Drôme a mis en demeure l'ASA de déposer une demande d'autorisation de prélèvement dans la rivière Lierne. Soutenant être titulaire de droits d'eau fondés en titre, l'ASA a saisi, aux fins d'annulation de l'arrêté, le tribunal administratif qui, par jugement du 21 juin 2016, a rejeté sa requête.

L'exploitant a, alors, assigné le syndicat devant la juridiction judiciaire en vue de faire reconnaître l'existence de droits d'eau fondés en titre attachés aux parcelles dont il est propriétaire.

Le syndicat a soulevé une exception d'incompétence au profit de la juridiction administrative.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

3. L'exploitant fait grief à l'arrêt de déclarer la juridiction judiciaire incompétente pour connaître du litige, alors :

« 1°/ que le juge judiciaire est seul compétent pour connaître des questions de propriété immobilière privée, en particulier celles portant sur l'existence d'un droit réel immobilier ; que les droits d'usage d'eau sont des droits réels immobiliers ; qu'en se bornant à affirmer, pour déclarer le tribunal de grande instance de Valence incompétent pour connaître des demandes de l'exploitant tendant à la reconnaissance de droits d'usage d'eau fondés en titre attachés à sa propriété, qu'il s'agit de droits d'usage et non de droits propriété, la cour d'appel a violé le principe de séparation entre les autorités administratives et judiciaires, ensemble la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

2°/ que le juge judiciaire est seul compétent pour connaître des questions de propriété immobilière privée, en particulier celles portant sur l'existence d'un droit réel immobilier, lorsque l'immeuble en question n'appartient pas au domaine public ; qu'en déclarant le tribunal de grande instance de Valence incompétent pour connaître des demandes de l'exploitant tendant à la reconnaissance de droits d'usage d'eau fondés en titre attachés à sa propriété sans constater que lesdits droits portaient sur un cours d'eau domanial, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard du principe de séparation entre les autorités administratives et judiciaires, ensemble la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 35 du décret n° 2015-233 du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles :

4. Lorsque la Cour de cassation est saisie d'un litige qui présente à juger, soit sur l'action introduite, soit sur une exception, une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse et mettant en jeu la séparation des ordres de juridiction, elle peut renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur cette question de compétence.

L'instance est suspendue jusqu'à la décision de ce Tribunal.

5. Le litige présente à juger une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse, dès lors que l'action en cause porte sur la reconnaissance d'un droit d'eau fondé en titre.

Les recours contre les décisions prises par l'administration modifiant ou abrogeant un droit fondé en titre relèvent de la compétence de la juridiction administrative (CE, 1er février 1855, Compagnie du canal de jonction de la Sambre à l'Oise c/ F... et consorts, rec. p. 100 ; CE, 9 mars 1928, Suderies, rec. p. 34 ; CE, 5 décembre 1947, Sieur E..., rec. p. 457).

La présente action est dirigée contre l'administration et vise à la reconnaissance par celle-ci de l'existence d'un tel droit. Il n'est allégué aucune voie de fait et l'action a un lien étroit avec la police de l'eau et le service public de l'eau.

Mais un droit d'eau fondé en titre pourrait être qualifié de droit réel immobilier (Civ.,17 novembre 1953, C... et K... c/ EDF, JCP G 1953, IV, p. 182 ; 3e Civ., 10 juin 1981, pourvoi n° 80-10.428, Bull. 1981, III, n° 116 ; 3e Civ., 6 février 1985, pourvoi n° 83-70.248, Bull. 1985, III, n° 24).

L'action, qui porte sur l'existence d'un tel droit attaché à une parcelle appartenant à l'exploitant pourrait, de ce fait, ressortir au juge judiciaire. Il y a lieu, en conséquence, de renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur cette question de compétence, en application de l'article 35 du décret susvisé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

ORDONNE le renvoi de l'affaire au Tribunal des conflits ;

Sursoit à statuer jusqu'à ce que le Tribunal des conflits ait tranché la question de savoir si le litige opposant M. A... au Syndicat d'irrigation départemental drômois relève ou non de la compétence de la juridiction judiciaire ;

Dit que l'affaire sera de nouveau examinée à l'audience du 16 juin 2020.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : M. Serrier - Avocat général : M. Chaumont - Avocat(s) : SCP Rocheteau et Uzan-Sarano ; SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret -

Textes visés :

Article 35 du décret n° 2015-233 du 27 février 2015.

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