Numéro 12 - Décembre 2023

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 12 - Décembre 2023

SEPARATION DES POUVOIRS

3e Civ., 21 décembre 2023, n° 23-14.343, (B), FS

Cassation sans renvoi

Installations classées pour la protection de l'environnement – Police de l'eau – Autorisations environnementales – Compétence judiciaire – Référé – Exclusion – Cas – Demande de suspension d'activité – Destruction d'animaux non domestiques d'espèces protégées – Dispositions d'interdiction – Dérogation – Défaut

Les autorisations environnementales délivrées au titre de la police de l'eau et de celle des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) constituent, quelle que soit leur date de délivrance, des autorisations globales uniques excluant la compétence du juge des référés judiciaire pour se prononcer sur une demande de suspension d'activité au motif du trouble manifestement illicite résultant de l'absence de dérogation à l'interdiction de destruction d'une espèce protégée, prévue par l'article L. 411-2 du code de l'environnement.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 23 février 2023), rendu en matière de référé, par arrêtés du 15 décembre 2010 et du 29 juin 2012, le préfet du Var a autorisé la société Provence Granulats (la société) à défricher une superficie de 241 000 m² sur les parcelles cadastrées [Cadastre 6] et [Cadastre 7] situées dans la commune de [Localité 10], lieudit « [Localité 8] », à exploiter une carrière à ciel ouvert de calcaire dolomitique, sur une superficie de 44 ha et 84 ca et à implanter une installation de broyage, concassage, criblage et lavage de matériaux sur la parcelle [Cadastre 6].

2. Par arrêt du 26 septembre 2018, le recours en annulation engagé par la commune de [Localité 10] contre l'autorisation d'exploiter du 29 juin 2012 a été définitivement rejeté par le Conseil d'Etat.

3. A la suite de l'annulation, par la justice administrative, de plusieurs arrêtés de refus, la commune de [Localité 10] a délivré à la société, le 14 janvier 2021, un permis de construire six bâtiments et un silo de stockage, nécessaires à l'exploitation de la carrière.

4. Ce permis a fait l'objet d'un recours à la requête de trois associations, dont Val d'Issole environnement et France nature environnement Provence-Alpes-Côte-d'Azur (les associations), toujours pendant devant la juridiction administrative.

5. Soutenant que les travaux portaient atteinte à des espèces protégées présentes sur le site, notamment des espèces mentionnées dans les arrêtés des 23 avril 2007 et 29 octobre 2009, les associations, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulon d'une demande d'injonction, au préfet et à la société, de suspendre les travaux relatifs à l'exploitation de la carrière, qui a été rejetée par ordonnance du 29 mai 2021.

6. Par acte du 22 novembre 2021, les associations ont assigné la société devant le président du tribunal judiciaire de Draguignan statuant en référé, notamment pour obtenir, sous astreinte, que lui soit délivrée une injonction de stopper tous travaux jusqu'à l'obtention d'une dérogation à l'interdiction de destruction des espèces protégées prévue à l'article L. 411-2 du code de l'environnement.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses deuxième, troisième et quatrième branches

7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

8. La société fait grief à l'arrêt de lui ordonner de stopper tous travaux sur le site de la carrière jusqu'à l'obtention d'une dérogation à la destruction d'espèces protégées, alors « que le juge judiciaire ne peut prononcer de mesures conservatoires ou de remise en état qui contrarient les prescriptions édictées par l'administration en vertu des pouvoirs de police spéciale qu'elle détient ; qu'après avoir constaté que par deux arrêtés préfectoraux en date des 15 décembre 2010 et 29 juin 2012, dont le caractère définitif n'est pas discuté par les parties, le préfet du Var a autorisé l'exécution de travaux de défrichement et l'exploitation de la carrière "[Localité 8]" par la société Provence Granulats, sur le fondement des dispositions du code forestier et de celles du Titre 1er du Livre V du code de l'environnement, relatif aux « installations classées pour la protection de l'environnement », l'arrêt attaqué retient que cette exploitation, ainsi que les travaux de terrassement et de défrichement, auront pour conséquence de détruire, altérer, dégrader et perturber irrémédiablement l'habitat d'espèces protégées et de conduire à la migration de certaines, et en déduit que ces perspectives constituent un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser en ordonnant l'arrêt des travaux ; qu'en statuant de la sorte, quand l'ordre de cesser tous travaux contrarie les prescriptions de l'arrêté préfectoral du 29 juin 2012 qui a régulièrement autorisé l'exploitation de la carrière, et celles du 15 décembre 2010 qui a régulièrement autorisé les travaux de défrichement, la cour d'appel a violé l'article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790, le décret du 16 fructidor an III et l'article 835 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu la loi des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor An III et l'article 15 de l'ordonnance n° 2017-80 du 26 janvier 2017 :

9. Il est jugé, en application des deux premiers de ces textes, que le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires s'oppose à ce que le juge judiciaire substitue sa propre appréciation à celle que l'autorité administrative a portée en application de ses pouvoirs de police spéciale, et que les tribunaux judiciaires ne sont compétents que pour se prononcer sur les dommages-intérêts à allouer aux tiers lésés par le voisinage d'une installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE), ainsi que sur les mesures propres à faire cesser le préjudice que cette installation pourrait causer dans l'avenir, à condition que ces mesures ne contrarient pas les prescriptions édictées par l'administration en vertu des pouvoirs de police spéciale qu'elle détient (Tribunal des conflits, 23 mai 1927, n° 755 ; 1re Civ., 25 janvier 2017, pourvoi n° 15-25.526, Bull. 2017, I, n° 28 ; 1re Civ., 8 novembre 2017, pourvoi n° 16-22.213).

10. L'exploitation d'une carrière est soumise à la législation spéciale des ICPE prévue aux articles L. 511-1 et suivants du code de l'environnement, et doit faire l'objet à ce titre d'une autorisation délivrée par le préfet. Lorsque cette exploitation implique le défrichement préalable de bois et forêts, une autorisation doit également être obtenue par l'exploitant auprès de l'autorité administrative en application du Titre Ier du Livre III du code forestier.

11. Par ailleurs, la législation spéciale, autonome, relative à la protection du patrimoine naturel interdit, par les dispositions de l'article L. 411-1 du code de l'environnement, la destruction d'animaux d'espèces non domestiques protégées ainsi que la destruction, l'altération ou la dégradation des habitats de ces espèces, l'article L. 411-2, 4°, réservant toutefois la possibilité de délivrance, par l'autorité administrative compétente, de dérogations à cette interdiction.

12. Jusqu'à l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2017-80 du 26 janvier 2017, ces autorisations et dérogations faisaient l'objet d'actes administratifs distincts, soumis à des procédures d'examen différentes et délivrés séparément par l'autorité administrative compétente.

13. Depuis l'entrée en vigueur de ce texte, le 1er mars 2017, les ICPE soumises à autorisation relèvent du régime de « l'autorisation environnementale » prévu par les articles L. 181-1 à L. 181-4 du code de l'environnement qui rassemble dans un document unique toutes les autorisations nécessaires à la réalisation d'un projet, dont, le cas échéant, la dérogation prévue par l'article L. 411-2, 4°, précité.

14. Selon le dernier des textes visés, les autorisations délivrées au titre de la police de l'eau et de celle des ICPE avant le 1er mars 2017, sont considérées comme des autorisations environnementales relevant du chapitre unique du Titre VIII du Livre Ier du code de l'environnement issu de l'ordonnance précitée.

15. Il est jugé en application de ce texte que, dès lors que l'autorisation environnementale créée par cette ordonnance tient lieu des diverses autorisations, enregistrements, déclarations, absences d'opposition, approbations et agréments énumérés au I de l'article L. 181-2 du code de l'environnement, dont la dérogation à l'interdiction de destruction d'espèces animales non domestiques et de leurs habitats prévue à l'article L. 411-2 du code de l'environnement, l'autorisation environnementale issue de l'autorisation délivrée au titre de la police de l'eau sous l'empire du droit antérieur peut être utilement contestée au motif qu'elle n'incorpore pas, à la date à laquelle le juge statue, la dérogation dont il est soutenu qu'elle serait requise pour le projet de travaux en cause (CE, 22 juillet 2020, n° 429610).

16. Par ailleurs, s'agissant des autorisations environnementales délivrées postérieurement au 1er mars 2017, selon un avis rendu le 9 décembre 2022 par le Conseil d'Etat (n° 463563), le système de protection des espèces résultant des dispositions des articles L.411-1 et suivants précités et des arrêtés des 23 avril 2007 et 29 octobre 2009, impose d'examiner si l'obtention de la dérogation prévue à l'article L.411-2 est nécessaire dès lors que des spécimens d'une de ces espèces sont présents dans la zone du projet et, que le pétitionnaire doit solliciter cette dérogation si le risque que son projet comporte pour ces espèces est suffisamment caractérisé, les mesures d'évitement et de réduction de ces atteintes qu'il propose, dont l'administration contrôle les garanties d'effectivité, étant prises en compte pour cette appréciation.

17. Il en résulte que les autorisations environnementales délivrées au titre de la police de l'eau et de celle des ICPE constituent, quelle que soit leur date de délivrance, des autorisations globales uniques excluant la compétence du juge des référés judiciaire pour se prononcer sur une demande de suspension d'activité au motif du trouble manifestement illicite résultant de l'absence de dérogation à l'interdiction de destruction de l'une de ces espèces protégées.

18. Pour ordonner la suspension provisoire de tous travaux sur le site de la carrière jusqu'à l'obtention par la société d'une dérogation à l'interdiction de la destruction d'espèces protégées prévue par l'article L. 411-2 du code de l'environnement, l'arrêt retient que l'action engagée par les associations ne vise ni à contester la légalité des arrêtés préfectoraux des 15 décembre 2010 et 29 juin 2012, ni à solliciter l'interdiction définitive de l'exploitation de la carrière, ce qui contrarierait ces arrêtés, mais à faire cesser des infractions aux dispositions de l'article L. 411-1 du code de l'environnement, de sorte que, le préfet du Var ayant fondé ces arrêtés sur les seules dispositions du code forestier et celles du Titre I du Livre V du code de l'environnement relatif aux ICPE, le juge judiciaire, en se déclarant compétent pour connaître du débat engagé sur le fondement des articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l'environnement, relatifs à la protection du patrimoine naturel, ne contrarie aucune décision de l'administration et ne substitue en rien sa propre appréciation à celle de l'autorité administrative laquelle n'a pris aucune position sur ce sujet.

19. Il ajoute que la demande des associations ne se heurte pas à l'autorité de la chose jugée de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille du 13 octobre 2017 puisque le moyen d'illégalité qu'elle a écarté était inopérant dans le cadre du recours en légalité porté devant elle, l'absence de dérogation ne pouvant entacher d'illégalité l'arrêté mais seulement conduire au constat d'une infraction pour en tirer les conséquences en termes de poursuites et/ou mesures palliatives.

20. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a substitué son appréciation à celle de l'autorité administrative, a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

21. Comme suggéré par la société, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

22. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.

23. Pour les motifs exposés au paragraphe 17, en l'absence de trouble manifestement illicite, il n'y a pas lieu à référé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 23 février 2023, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;

Dit n'y avoir lieu à renvoi ;

Dit n'y avoir lieu à référé.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : Mme Abgrall - Avocat général : M. Burgaud - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SCP Zribi et Texier -

Textes visés :

Loi des 16 et 24 août 1790 ; décret du 16 fructidor An III ; article 15 de l'ordonnance n° 2017-80 du 26 janvier 2017 ; article L. 411-2 du code de l'environnement.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 25 janvier 2017, pourvoi n° 15-25.526, Bull. 2017, I, n° 28 (rejet), et les arrêts cités ; CE, 22 juillet 2020, n° 429610, mentionné aux tables du Recueil Lebon ; CE, 9 décembre 2022, n° 463563, publié au Recueil Lebon.

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