Numéro 12 - Décembre 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 12 - Décembre 2022

COMPETENCE

Com., 14 décembre 2022, n° 20-17.768, (B) (R), FS

Cassation partielle

Clause attributive – Clause attributive de juridiction – Juridiction étrangère – Connaissement – Opposabilité au destinataire – Cas – Exclusion – Usage ou existence de relations commerciales antérieures

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 30 juin 2020), entre le 7 juillet 2015 et le 3 février 2016, la société Eukor Car Carriers Inc (la société Eukor), de droit coréen, a émis plusieurs connaissements maritimes pour le transport de véhicules au départ d'[Localité 4] en Belgique vers la République de Corée.

Les véhicules ont été livrés à la société Hanbul Motors Corporation (la société Hanbul Motors), mentionnée en qualité de consignee sur certains de ces connaissements et de notify party sur les autres.

2. Des dommages ayant été constatés sur les véhicules à la livraison, la société Hanbul Motors a sollicité une expertise amiable, réalisée par la société Hyopsung Shipping Corp au contradictoire de la société Eukor.

La société Axa Corporate solutions assurance (la société Axa), aux droits de laquelle se trouve la société XL Insurance Company SE, a indemnisé la société Hanbul Motors puis a saisi le tribunal de commerce de Paris d'une action dirigée contre la société Eukor.

En cause d'appel, cette dernière, qui n'avait pas comparu en première instance, a décliné la compétence de la juridiction saisie en opposant une clause du connaissement attribuant compétence au tribunal de district civil de Séoul (République de Corée).

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

3. La société Eukor fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la société Axa certaines sommes au titre des frais de réparation des véhicules et d'expertise, rejetant ainsi l'exception d'incompétence soulevée par la société Eukor, alors :

« 1°/ que les conditions d'acceptation d'une clause attributive de juridiction stipulée à un connaissement de transport international sont régies, non par la loi du juge saisi, mais par celle applicable au contrat de transport ; qu'à ce titre, il appartient au juge français saisi d'une demande dépendant de la mise en oeuvre d'une clause attributive de juridiction stipulée à un connaissement de rechercher la loi applicable au contrat de transport, puis de déterminer son contenu, au besoin avec l'aide des parties, afin d'en faire ensuite application ; qu'en l'espèce, les juges ont eux-mêmes relevé que la société Eukor invoquait le droit coréen comme étant seul applicable au contrat de transport, conformément à l'article 25 de ses conditions générales ; qu'en appréciant néanmoins l'acceptation de cette clause au regard des règles applicables en droit français, quand il lui appartenait de vérifier si le droit coréen n'était pas applicable et d'en déduire le cas échéant la solution, selon le droit coréen, pour l'opposabilité de la clause attributive de juridiction à la société Axa, la cour d'appel a violé l'article 3 du code civil ;

2°/ que l'acceptation spéciale de la clause attributive de compétence figurant sur un connaissement peut être tacite et résulter de la stipulation habituelle de cette clause dans le cadre des relations d'affaires établies entretenues entre les parties ; qu'en l'espèce, pour établir que la clause attributive de juridiction était opposable à la société Hanbul Motors, assurée auprès de la société Axa, la société Eukor faisait état de plusieurs centaines de connaissements établis sur plusieurs années entre les mêmes parties contenant tous la clause litigieuse ; qu'en jugeant que la clause attributive de juridiction stipulée aux connaissements était inopposable à la société Axa, subrogée dans les droits du destinataire, pour cette seule raison que les conditions générales figurant à ces connaissements étaient « illisibles », sans rechercher si la clause attributive de compétence ne pouvait pas être rendue opposable en raison de la stipulation habituelle de celle-ci dans le cadre des relations d'affaires établies entretenues entre les parties, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard de l'article 1134 ancien du code civil ;

3°/ que l'acceptation spéciale de la clause attributive de compétence figurant sur un connaissement peut être tacite et résulter des usages en vigueur en matière de transport international de marchandises ; qu'en l'espèce, pour établir que la clause attributive de juridiction était opposable à la société Hanbul Motors, assurée auprès de la société Axa, la société Eukor se prévalait de l'existence d'un usage en matière de transport maritime international consistant à stipuler une telle clause au dos des connaissements émis par le transporteur ; qu'en jugeant que la clause attributive de juridiction stipulée aux connaissements était inopposable à la société Axa, subrogée dans les droits du destinataire, pour cette seule raison que les conditions générales figurant à ces connaissements étaient « illisibles », sans effectuer aucune recherche sur le point de savoir si la stipulation ne pouvait pas être rendue opposable à raison de l'existence d'un usage en matière de transport international de marchandises, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard de l'article 1134 ancien du code civil ;

4°/ que l'acceptation spéciale de la clause attributive de compétence figurant sur un connaissement peut être tacite et résulter du renvoi à des conditions générales contenant cette clause et auxquelles le cocontractant a été mis en mesure de prendre connaissance ; qu'en l'espèce, pour établir que la clause attributive de juridiction était opposable à la société Hanbul Motors, assurée auprès de la société Axa, la société Eukor faisait valoir que l'attention du chargeur et du porteur avait été attirée par un paragraphe en haut du connaissement indiquant que l'acceptation du connaissement valait acceptation de toutes les stipulations figurant à son verso, et elle ajoutait que les mêmes conditions générales figuraient sur son site Internet ; qu'en jugeant que la clause attributive de juridiction stipulée aux connaissements était inopposable à la société Axa, subrogée dans les droits du destinataire, pour cette seule raison que les conditions générales figurant à ces connaissements étaient « illisibles », sans s'expliquer sur la présence d'un paragraphe en haut du connaissement indiquant que la signature valait acceptation de toutes les stipulations figurant au verso, ou encore la disponibilité des mêmes conditions générales sur le site Internet de la société Eukor, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard de l'article 1134 ancien du code civil ;

5°/ que les termes du litige sont déterminés par les prétentions et moyens respectifs des parties ; qu'en l'espèce, la société Eukor expliquait que les originaux des connaissements étaient détenus par la société Axa, cette dernière indiquant elle-même qu'elle tenait les originaux à la disposition des juges ; qu'en reprochant néanmoins à la société Eukor de n'avoir pas produit un original dont il était constant qu'elle ne disposait pas, la cour d'appel a méconnu les termes du litige, en violation de l'article 4 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

4. La recevabilité de l'action en responsabilité contractuelle contre un transporteur maritime s'apprécie indépendamment des mentions du connaissement émis pour constituer, notamment, la preuve du contrat de transport, ces mentions n'ayant pas pour objet d'attribuer de manière exclusive aux seules personnes qu'elles indiquent la qualité de partie à ce contrat, de sorte que l'action contractuelle peut être ouverte au destinataire qui invoque un préjudice du fait du transport. Pour autant, ce destinataire n'est lié par ce document qu'en ce qu'il définit et précise les conditions du transport lui-même, depuis la prise en charge jusqu'à la livraison. Il ne peut, dès lors, se voir opposer la clause de compétence que le connaissement contiendrait, à moins qu'il ne l'ait spécialement acceptée ou que la compétence internationale qu'elle institue ne s'impose en vertu d'un traité ou du droit de l'Union européenne.

L'acceptation de cette clause attributive de juridiction ne peut être déduite de l'existence d'un usage en matière de transport international, ni des seules relations commerciales antérieures entre les parties, ni de la présence d'une mention au recto du connaissement renvoyant à des conditions générales figurant au verso de ce document.

5. En premier lieu, les griefs des deuxième, troisième et quatrième branches, qui postulent le contraire, manquent en droit.

6. En second lieu, après avoir constaté qu'au verso des connaissements figure une clause 25 qui stipule que les réclamations seront régies exclusivement par la loi coréenne et que toute action relative à la garde ou au transport en vertu du présent connaissement, fondée sur la responsabilité contractuelle, délictuelle ou autre, devra être intentée devant le tribunal de district civil de Séoul, l'arrêt énonce que, s'il est d'usage en droit international que les transporteurs incluent dans les connaissements une clause attributive de juridiction au profit des tribunaux dans le ressort desquels se trouve leur siège social, une telle clause, valable en principe, doit cependant être lisible. Il retient que l'original des clauses figurant au verso du connaissement montre que celles-ci sont écrites en très petits caractères, dans une encre très pâle, sans que l'attention soit attirée sur cette clause 25, insérée dans une liste très dense de vingt-sept clauses dont la lecture exige l'utilisation d'une loupe.

7. Par ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a statué au vu d'originaux et examiné, en application d'une règle de droit matériel, si la clause litigieuse, relative au règlement de litiges internationaux, remplissait les conditions d'opposabilité qui découlent des principes généraux concernant la rédaction, la présentation matérielle et l'acceptation de pareilles clauses, a souverainement retenu que celle-ci était illisible.

8. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le deuxième moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

9. La société Eukor fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la société Axa certaines sommes au titre des frais de réparation des véhicules et d'expertise, rejetant ainsi la fin de non-recevoir tirée de l'absence de qualité à agir de la société Axa sur le fondement subrogatoire, alors « que la subrogation conventionnelle doit être expresse et faite en même temps que le paiement ; qu'en s'abstenant de vérifier, comme il lui était demandé si, à considérer qu'un paiement ait eu lieu, celui-ci était intervenu concomitamment à la subrogation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1250 ancien du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1250 du code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :

10. Selon ce texte, la subrogation conventionnelle de l'assureur dans les droits de l'assuré résulte de la volonté expresse de ce dernier, manifestée concomitamment ou antérieurement au paiement reçu de l'assureur.

11. Pour reconnaître la qualité à agir de la société Axa, après avoir relevé que celle-ci produisait chaque acte de subrogation signé par la société Hanbul Motors, l'arrêt retient que la subrogation est par conséquent conventionnelle. Il ajoute que la société Hanbul Motors était le destinataire réel des marchandises endommagées, ce qui justifie son indemnisation et que la seule volonté expresse du bénéficiaire suffit pour subroger l'assureur.

12. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il lui était demandé, si le paiement allégué était intervenu concomitamment à la subrogation, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Sur le troisième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

13. La société Eukor fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'en matière commerciale, la preuve est libre ; qu'à cet égard, aucun texte ne soumet à une exigence de forme ou de fond particulière la traduction d'un document rédigé en langue étrangère pour pouvoir le produire en justice ; qu'en l'espèce, pour démontrer que les dommages invoqués n'étaient pas survenus au cours du transport, la société Eukor produisait des rapports d'expertise rédigés en anglais dont elle traduisait les passages pertinents dans ses écritures ; qu'en opposant qu'il n'était produit aucune traduction conforme aux règles de procédure, quand aucune règle de procédure n'interdisait de proposer une traduction libre de passages de documents rédigés en langue étrangère, la cour d'appel a violé l'article L. 110-3 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 111 de l'ordonnance de Villers-Cotterêt du 25 août 1539 et 9 du code de procédure civile :

14. Le premier de ces textes ne concernant que les actes de procédure, il appartient au juge du fond, dans l'exercice de son pouvoir souverain, d'apprécier la valeur probante des pièces produites, fussent-elles rédigées en langue étrangère.

15. Aux termes du second, il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.

16. Pour rejeter la demande de la société Eukor qui faisait valoir une protection insuffisante des véhicules par le chargeur, l'arrêt retient que la société Eukor se fonde uniquement sur les rapports d'expertise de constat des dommages, qui sont tous établis en langue anglaise sans qu'elle en produise une traduction conforme aux règles de procédure.

17. En statuant ainsi, alors qu'aucun texte n'impose de règle particulière de traduction des documents rédigés en langue étrangère pour pouvoir être produits en justice, le caractère erroné de la traduction libre qu'en faisait la société Eukor dans ses conclusions n'ayant pas été soutenu, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Et sur le quatrième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

18. La société Eukor fait le même grief à l'arrêt, alors « que les juges ne peuvent se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties ; qu'en l'espèce, en se fondant uniquement, pour évaluer le montant des dommages subis par les véhicules, sur les rapports d'expertise réalisés par la société Hyopsung Surveyors à la demande de la société Hanbul Motors dans les droits de laquelle la société Axa se présentait comme subrogée, la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 16 du code de procédure civile :

19. En application de ce texte, le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties.

20. Pour condamner la société Eukor à payer à la société Axa certaines sommes au titre des frais de réparation des véhicules et d'expertise, l'arrêt retient que la société Eukor n'a fait aucune réserve à la réception des rapports d'expertise réalisés par la société Hyopsung Surveyors qui lui ont été notifiés.

21. En statuant ainsi, en se fondant exclusivement sur des rapports d'expertise établis non judiciairement, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il reconnaît les juridictions françaises compétentes, l'arrêt rendu le 30 juin 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Vigneau - Rapporteur : Mme Guillou - Avocat général : Mme Henry - Avocat(s) : SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet ; SARL Le Prado - Gilbert -

Textes visés :

Article 1134 ancien du code civil.

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