Numéro 12 - Décembre 2021

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 12 - Décembre 2021

TRAVAIL REGLEMENTATION, SANTE ET SECURITE

Soc., 15 décembre 2021, n° 20-11.046, (B)

Rejet

Employeur – Obligations – Sécurité des salariés – Obligation de sécurité – Manquement – Exposition à une substance toxique ou nocive – Risque élevé d'une pathologie grave – Préjudice personnellement subi par le salarié – Preuve – Conditions – Détermination – Portée

En application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition au benzène ou à une autre substance toxique ou nocive, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.

Le salarié doit justifier d'un préjudice d'anxiété personnellement subi.

Justifie légalement sa décision, la cour d'appel qui déduit l'existence d'un tel préjudice des attestations de proches faisant état de crises d'angoisse régulières, de la peur de se soumettre à des examens médicaux, d'insomnies et d'un état anxio-dépressif.

Faits et procédure

1. Selon les arrêts attaqués (Besançon, 30 avril 2019 et 26 novembre 2019), M. [G], salarié jusqu'au 25 avril 1978 de la société Alstom Power Turbomachines, aux droits de laquelle vient la société Alstom Power Systems (la société), a travaillé au sein de l'établissement de [Localité 3].

2. En exécution d'un jugement rendu le 26 juin 2007 par le tribunal administratif de Besançon, cet établissement a, selon arrêté ministériel du 30 octobre 2007, été inscrit sur la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA) pour la période de 1965 à 1985. Ce jugement a été annulé par un arrêt prononcé le 22 juin 2009 par la cour administrative d'appel de Nancy.

3. Le 17 juin 2013, M. [G] a saisi la juridiction prud'homale d'une demande en paiement de dommages-intérêts au titre du préjudice d'anxiété.

4. Après avoir rejeté la demande en réparation d'un préjudice d'anxiété formée sur le fondement de l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 modifiée, la cour d'appel a écarté la fin de non-recevoir tirée de la prescription de la demande du salarié au titre de la violation de l'obligation de sécurité et a condamné la société au paiement de dommages-intérêts de ce chef.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa cinquième branche, et le second moyen, pris en ses trois premières branches, ci-après annexés

5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen, pris en ses quatre premières branches

Enoncé du moyen

6. La société fait grief à l'arrêt du 26 novembre 2019 de rejeter « l'exception de prescription » et de la condamner au paiement de dommages-intérêts au titre de la violation de l'obligation de sécurité, alors :

« 1°/ que le point de départ du délai de prescription de l'action par laquelle un salarié demande à son employeur, auquel il reproche un manquement à son obligation de sécurité, réparation de son préjudice d'anxiété, est la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l'amiante ; qu'en jugeant, en l'espèce, que « seule l'inscription sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre du régime général de l'ACAATA publiée au Journal officiel du 6 novembre 2017, et ce peu importe que cette décision ait ensuite été remise en cause par la juridiction administrative, a donné à M. [G] une connaissance des faits lui permettant d'exercer son action », pour en déduire que celle-ci n'est pas prescrite, quand il lui appartenait de rechercher, in concreto, à quelle date le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l'amiante, la cour d'appel a violé l'article 2224 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ;

2°/ que le régime du préjudice d'anxiété fondé sur le droit commun de l'obligation de sécurité de l'employeur ne se confond pas avec le régime du préjudice spécifique d'anxiété applicable au salarié ayant travaillé dans un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel ; qu'en se prononçant de la sorte et en ayant adopté les motifs de son arrêt précédent du 30 avril 2019 ayant rejeté l'exception de prescription de l'action en réparation du préjudice spécifique d'anxiété, sans rechercher à quelle date le salarié avait eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l'amiante, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2224 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ;

3°/ que la connaissance qu'a eue le salarié du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l'amiante peut résulter des diverses mesures mises en oeuvre par l'employeur au cours de l'exécution du contrat de travail et des réglementations successivement adoptées en matière d'utilisation de l'amiante jusqu'à son interdiction par le décret n° 96-1133 du 24 décembre 1996 ; qu'en l'espèce, en décidant de manière péremptoire que « seule l'inscription sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre du régime général de l'ACAATA publiée au Journal officiel du 6 novembre 2017 (...) a donné à M. [G] une connaissance des faits lui permettant d'exercer son action », sans rechercher, comme il lui était pourtant demandé, si la réglementation de l'amiante dès 1977 et les mesures mises en oeuvre par l'employeur au cours de la relation de travail, ayant pris fin en 1978, n'étaient de nature à justifier de l'apparition de la situation d'inquiétude permanente du salarié face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, constitutive du préjudice d'anxiété, antérieurement à la date de l'inscription sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre du régime général de l'ACAATA, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 2224 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ;

4°/ qu'en considérant que l'employeur ne justifie pas que le salarié avait une connaissance personnelle des risques liés à l'utilisation de l'amiante au cours de l'exécution du contrat de travail, lors même qu'il appartenait à ce dernier de justifier de la date à laquelle il a eu connaissance du dommage dont il demandait réparation, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve, en violation de l'article 1353 du code civil, ensemble l'article 2224 du même code, dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008. »

Réponse de la Cour

7. Le point de départ du délai de prescription de l'action par laquelle un salarié demande à son employeur, auquel il reproche un manquement à son obligation de sécurité, réparation de son préjudice d'anxiété, est la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l'amiante. Ce point de départ ne peut être antérieur à la date à laquelle cette exposition a pris fin.

8. Appréciant les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, la cour d'appel a constaté que seule l'inscription publiée au Journal officiel du 6 novembre 2007 de l'établissement de [Localité 3] sur la liste permettant la mise en oeuvre du régime ACAATA avait, peu important la remise en cause de cet arrêté par la juridiction administrative, donné au salarié une connaissance des faits lui permettant d'exercer son action.

9. Par de tels motifs, la cour d'appel, qui a ainsi accompli les recherches prétendument omises, a légalement justifié sa décision.

Sur le second moyen, pris en sa quatrième branche

Enoncé du moyen

10. La société fait grief à l'arrêt du 26 novembre 2019 de la condamner au paiement de dommages-intérêts au titre de la violation de l'obligation de sécurité, alors « que le salarié qui [a] sollicité la réparation d'un préjudice d'anxiété sur le fondement du droit commun de l'obligation de sécurité doit prouver l'existence de ce préjudice qu'il a personnellement subi, celui-ci ne se déduisant pas nécessairement de l'exposition au risque mais devant ressortir d'un trouble dans ses conditions d'existence ; que la cour d'appel, qui a simplement estimé que la prétendue exposition du salarié à l'amiante générait un préjudice d'anxiété dont l'existence était établi par des attestations produites par le salarié desquelles il ne ressortait pourtant qu'une inquiétude du salarié face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie grave en raison de l'exposition à l'amiante, mais non d'un trouble dans ses conditions d'existence, n'a pas légalement caractérisé le préjudice d'anxiété et n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1231-1 du code civil. »

Réponse de la Cour

11. En application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.

12. Le salarié doit justifier d'un préjudice d'anxiété personnellement subi résultant d'un tel risque.

13. Le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave par les salariés.

14. Après avoir rappelé que, compte tenu de son exposition avérée à l'amiante et des délais de latence propres aux maladies liées à l'exposition de ce matériau, le salarié devait faire face au risque élevé de développer une pathologie grave, la cour d'appel a constaté qu'il produisait des attestations de proches faisant état de crises d'angoisse régulières, de peur de se soumettre aux examens médicaux, d'insomnies et d'un état anxio-dépressif, et en a déduit que l'existence d'un préjudice personnellement subi était avérée.

15. Par de tels motifs, elle a, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, légalement justifié sa décision.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : M. Silhol - Avocat général : M. Desplan - Avocat(s) : SCP Spinosi ; Me Haas -

Textes visés :

Articles 1353 et 2224 du code civil, dans leur rédaction issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ; article 1231-1 du code civil.

Rapprochement(s) :

Sur la nécessité d'établir un préjudice personnellement subi par le salarié résultant du risque élevé de développer une pathologie grave, dans le même sens que : Ass. plén., 5 avril 2019, pourvoi n° 18-17.442, Bull., (cassation partielle) ; Soc., 13 octobre 2021, pourvoi n° 20-16.584, Bull., (cassation) ; Soc., 13 octobre 2021, pourvoi n° 20-16.585, Bull., (cassation).

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