Numéro 12 - Décembre 2020

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 12 - Décembre 2020

TRANSPORTS MARITIMES

Com., 9 décembre 2020, n° 18-22.477, (P)

Cassation partielle

Affrètement – Affrètement coque nue – Affréteur – Navire mis à disposition d'un tiers selon un affrètement au voyage – Frais engagés pour la poursuite du voyage – Action du tiers contre le fréteur coque nue – Gestion d'affaire (non)

En droit maritime, le contrat d'affrètement est le contrat par lequel le fréteur s'engage, moyennant rémunération, à mettre un navire à la disposition d'un affréteur pour le transport de marchandises ou de personnes. En particulier, dans le cas de l'affrètement coque-nue, le fréteur met à disposition de l'affréteur, pour la période fixée, un navire sans armement, ni équipement, ni équipage, ni approvisionnement, assurances ou autres fournitures (ou avec équipement et armement incomplets). L'affréteur dispose alors de la totalité de la gestion nautique et commerciale. Et, dans le cas d'un affrètement au voyage entre des ports déterminés, celui qui met le navire, équipé, à disposition de l'affréteur en conserve la gestion nautique et commerciale. Enfin, en application de l'article 1372 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, la gestion d'affaires implique l'intention du gérant d'agir pour le compte et dans l'intérêt du maître de l'affaire. Dès lors, viole ce texte la cour d'appel qui, pour condamner une société s'étant dessaisie d'un navire, par un contrat d'affrètement coque nue, au bénéfice d'une autre société l'ayant elle-même mis à disposition d'un tiers selon un affrètement au voyage, retient qu'une décision judiciaire étrangère a autorisé l'affréteur au voyage à se substituer à son cocontractant, le fréteur au voyage, pour fournir le navire en soutes, procéder aux travaux nécessaires de maintenance et régler les frais de port, puis relève en premier lieu, que cet affréteur au voyage invoque une gestion d'affaires à la suite de l'abandon du navire par ce fréteur, en second lieu, que les dépenses exposées pour préserver le navire, fournitures de soutes, avitaillement, paiement des salaires des marins et des réparations, incombent au propriétaire du navire qui était défaillant, alors que le fréteur qui remet le navire à un affréteur en exécution d'une charte-partie coque nue se dessaisit de la gestion nautique et commerciale du navire, ce dont il résulte que la gestion d'affaires, supposée permettre, selon l'arrêt, le paiement de frais engagés pour la seule poursuite du voyage d'un port à un autre port pour achever le transport de la cargaison, ne peut avoir été faite pour le compte du fréteur coque-nue.

Désistement partiel

1. Il est donné acte à la société Shine Navigation du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre la société Shine Shipmanagement.

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Poitiers, 3 juillet 2018), le navire [...], battant pavillon libérien, a été affrété par la société chinoise Asian Unity Shipping Ltd (la société Asian) auprès de son propriétaire, la société Shine Navigation Ltd (la société Shine), suivant une charte-partie coque nue.

3. Le 3 février 2015, la société Asian a conclu un contrat de sous-affrètement au voyage, soumis au droit anglais, avec la société grecque Premium Commodities Ltd (la société Premium), pour effectuer le transport d'une cargaison d'engrais au départ du port d'Onne (Nigéria) et à destination du port de La Rochelle-La Pallice (France).

Au cours du voyage, le navire a fait une escale au port de Tema (Ghana).

4. Par une ordonnance du 10 juin 2015, la Hight Court of Justice de Tema a autorisé la société Premium à se substituer à son fréteur, la société Asian, pour, notamment, procéder aux travaux nécessaires de maintenance et régler les frais de port. Elle a ordonné au capitaine du [...] d'effectuer le voyage prévu et de ne répondre qu'aux ordres de la société Premium, dont l'intervention cesserait à la fin du transport et après le déchargement de la cargaison, le navire devant alors être remis à la disposition de la société Shine.

5. À ces fins, la société Premium a engagé un gérant maritime, la société grecque Navigation Maritime Ltd (la société NM), et diverses dépenses ont été effectuées pour permettre le voyage jusqu'au port de La Rochelle-La Pallice, où le navire, remis à la disposition de son propriétaire, a été laissé à l'abandon et vendu aux enchères.

6. Les sociétés Premium et NM ont assigné la société Shine, le capitaine du [...], en qualité de représentant de l'armateur et/ou de l'affréteur, et la société MFS Shipmanagement Corp afin de faire constater le principe de leurs créances privilégiées sur le navire et d'obtenir le paiement de certaines sommes.

7. Un jugement du 1er juillet 2016 a constaté que les sociétés Premium et NM détenaient des créances privilégiées sur le navire et ordonné une expertise judiciaire pour déterminer leur montant.

8. Un jugement du 25 novembre 2016 a déclaré irrecevable la tierce opposition au jugement du 1er juillet 2016 formée par la société Overseas Marine & Trading Inc (la société Overseas), créancier hypothécaire du navire.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi incident relevé par la société Overseas

Enoncé du moyen

9. La société Overseas fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable sa tierce opposition, alors « que le créancier titulaire d'un privilège ou d'une hypothèque est en conflit avec les créanciers qui se prévalent à leur tour de créances privilégiées ; que dès lors que le créancier hypothécaire ou privilégié entend contester les droits invoqués par les autres créanciers privilégiés, soit en contestant leurs créances, soit en contestant les garanties qu'ils invoquent, le créancier hypothécaire ou privilégié se prévaut d'un droit propre lui ouvrant droit à tierce opposition, dès lors que le jugement frappé de tierce opposition prend parti sur l'existence ou le privilège des créances des autres créanciers ; qu'en décidant le contraire, les juges du fond ont violé les articles 31 et 583 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

10. L'arrêt constate qu'en sa qualité de créancier hypothécaire inscrit sur le navire, la société Overseas a été représentée à l'instance par son débiteur, la société Shine, et ensuite qu'elle n'invoquait pas de fraude à ses droits ni ne justifiait de la créance privilégiée prétendument détenue sur le navire, qui aurait caractérisé, selon elle, son intérêt propre. Il retient enfin l'existence de liens entre les deux sociétés, co-assurées sur la police « corps de navire », l'une en qualité d'armateur et l'autre de manager du navire. Sous le couvert du grief non fondé de violation des articles 31 et 583 du code de procédure civile, le moyen ne tend, dès lors, qu'à remettre en cause devant la Cour de cassation l'appréciation souveraine des juges du fond qui ont estimé que la société Overseas n'invoquait pas de moyen qui lui soit propre.

11. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le troisième moyen, pris en sa seconde branche, du pourvoi principal

Enoncé du moyen

12. La société Shine fait grief à l'arrêt de constater que la société Premium et la société Navigation maritime détenaient des créances privilégiées sur le navire [...], puis y ajoutant, de débouter la société Shine de toutes ses contestations, demandes et prétentions, alors « que, pour avoir constaté l'existence de créances privilégiées en s'abstenant de dire quelles dépenses exactement entraient dans le champ du privilège, les juges du fond ont à tout le moins privé leur décision de base légale au regard de l'article L. 5114-8 du code des transports. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 5114-8 du code des transports :

13. Selon ce texte, sont notamment privilégiés sur le navire, sur le fret du voyage pendant lequel est née la créance privilégiée et sur les accessoires du navire et du fret acquis depuis le début du voyage :

- les droits de tonnage ou de port et les autres taxes et impôts publics de mêmes espèces, les frais de pilotage, les frais de garde et de conservation depuis l'entrée du navire dans le dernier port ;

- les créances nées du contrat des gens de mer et de toutes personnes employées à bord ;

- les créances provenant des contrats passés ou d'opérations effectuées par le capitaine hors du port d'attache, en vertu de ses pouvoirs légaux, pour les besoins réels de la conservation du navire ou de la continuation du voyage.

14. Pour constater que les sociétés Premium et NM détiennent chacune une créance maritime sur le navire, l'arrêt retient, en premier lieu, qu'il n'est pas contestable que les dépenses ont été exposées en tout ou partie pour le compte du propriétaire et/ou de l'affréteur, en deuxième lieu, qu'elles étaient nécessaires au fonctionnement et à la maintenance du navire, à la préservation de la sécurité du navire et de son équipage et à la continuation du voyage, et en troisième lieu, qu'elles avaient été demandées par le capitaine, auquel il avait été fait injonction de poursuivre le voyage en restant sous les ordres de la seule société Premium.

15. En se déterminant par de tels motifs, impropres à justifier que les créances invoquées par le sous-affréteur au voyage et son gérant, fussent-elles certaines et nécessaires, étaient, pour autant, des créances privilégiées sur le navire, dès lors, d'une part, que l'arrêt ne précise pas dans quelles conditions les autorités portuaires et les membres de l'équipage auraient pu transmettre aux sociétés Premium et NM leur privilège au titre du 2° et du 3° de l'article L. 5114-8 du code des transports dont l'arrêt déclare faire application, ni, d'autre part, n'explique en quoi les autres créances retenues pourraient être privilégiées sur le fondement du 6° du même texte, quand l'arrêt relève que le capitaine s'était borné, sans passer lui même les contrats en vertu de ses pouvoirs légaux, comme l'exige ce texte, à demander aux deux sociétés d'effectuer certaines dépenses en vertu du mandat judiciaire qui leur avait été confié par la juridiction ghanéenne, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Et sur le deuxième moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal

Enoncé du moyen

16. La société Shine fait grief à l'arrêt de constater que la société Premium et la société Navigation maritime détenaient des créances privilégiées sur le navire [...], puis y ajoutant, de débouter la société Shine de toutes ses contestations, demandes et prétentions, alors « que l'existence d'une gestion d'affaires ne peut être retenue que si le gérant établit avoir agi, non pas seulement dans son propre intérêt, mais dans l'intérêt du maître d'affaires ; qu'ayant constaté en l'espèce que les frais exposés pour payer l'équipage ou pour alimenter les soutes, et de façon générale, que tous les frais exposés l'ont été pour permettre le transport du port de Tema (Ghana) au port de La Pallice (France), il était dès lors exclu, à défaut d'autres constatations, qu'une gestion d'affaires puisse être retenue ; qu'en décidant le contraire, les juges du fond ont violé l'article 1372 ancien [1301 nouveau] du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1372 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 :

17. En application de ce texte, la gestion d'affaires implique l'intention du gérant d'agir pour le compte et dans l'intérêt du maître de l'affaire.

18. Pour statuer comme il fait, l'arrêt, par motifs propres et adoptés, constate d'abord que l'ordonnance du 10 juin 2015 de la High Court of Justice de Tema a autorisé la société Premium à se substituer au fréteur, la société Asian, pour fournir le navire [...] en soutes, procéder aux travaux nécessaires de maintenance et régler les frais de port, puis relève en premier lieu, que les deux sociétés Premium et NM invoquent une gestion d'affaires à la suite de l'abandon du navire par la société Asian et, en second lieu, que les dépenses exposées pour préserver le navire, fournitures de soutes, avitaillement, paiement des salaires des marins et des réparations, incombent au propriétaire du navire qui était défaillant. Il retient ensuite que le créancier qui possède une créance privilégiée et dispose du droit de suite peut se prévaloir de ce droit et agir en paiement à l'encontre du propriétaire du navire.

19. En statuant ainsi, alors, d'une part, que le fait qu'une créance soit assortie d'un privilège maritime ne confère, en soi, au titulaire de cette créance aucune action personnelle en paiement contre le propriétaire du navire, d'autre part, qu'ayant remis le navire à la société Asian en exécution d'une charte-partie coque nue, la société Shine s'était dessaisie de la gestion nautique et commerciale du navire, ce dont il résultait que la gestion d'affaires, supposée permettre, selon l'arrêt, le paiement de frais engagés pour la seule poursuite du voyage du port de Tema à celui de la Rochelle-La Pallice, donc pour achever le transport de la cargaison, ne pouvait avoir été faite pour le compte du fréteur coque-nue à qui ces frais étaient pourtant réclamés, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il confirme le jugement du 1er juillet 2016 et, y ajoutant, déboute la société Shine Navigation de ses contestations, demandes et prétentions, et la condamne aux dépens et au paiement d'une somme de 6 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 3 juillet 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Poitiers ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux.

- Président : M. Rémery (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Fontaine - Avocat(s) : SCP Foussard et Froger ; Me Brouchot ; Me Le Prado -

Textes visés :

Article L. 5114-8 du code des transports ; article 1372 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016.

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