Numéro 12 - Décembre 2020

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 12 - Décembre 2020

CONVENTION EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME

1re Civ., 16 décembre 2020, n° 19-19.387, (P)

Rejet

Article 10, § 2 – Liberté d'expression – Publicité – Cas – Campagne de publicité promouvant l'adultère – Compatibilité

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 17 mai 2019), la société Blackdivine, société de droit américain, éditrice du site de rencontres en ligne www.gleeden.com, a procédé en 2015 à la publicité de son site par une campagne d'affichage sur les autobus, à Paris et en Ile-de-France.

Sur ces affiches figurait une pomme croquée accompagnée du slogan : « Le premier site de rencontres extra-conjugales ».

2. Le 22 janvier 2015, la Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC) a assigné la société Blackdivine devant le tribunal de grande instance de Paris afin de faire juger nuls les contrats conclus entre celle-ci et les utilisateurs du site Gleeden.com, au motif qu'ils étaient fondés sur une cause illicite, interdire, sous astreinte, les publicités faisant référence à l'infidélité, ordonner à la société Blackdivine de diffuser ses conditions commerciales et ses conditions de protection des données, et la faire condamner au paiement de dommages-intérêts. Un jugement du 9 février 2017 a déclaré la CNAFC pour partie irrecevable et pour partie non fondée en ses demandes.

3. En cause d'appel, celle-ci a renoncé à certaines demandes et n'a maintenu que celle relative à la publicité litigieuse, sollicitant, outre des dommages-intérêts, qu'il soit ordonné à la société Blackdivine, sous astreinte, de cesser de faire référence, de quelque manière que ce soit, à l'infidélité ou au caractère extra-conjugal de son activité, à l'occasion de ses campagnes de publicité.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

4. La CNAFC fait grief à l'arrêt de rejeter l'ensemble de ses demandes, alors :

« 1°/ que le devoir de fidélité entre époux ressortit à l'ordre public de direction ; qu'en ayant jugé que l'infidélité ne constituait qu'une faute civile ne pouvant être invoquée que par un époux contre l'autre et qu'elle ressortait ainsi seulement de l'ordre public de protection et non de direction, quand ce devoir ne tend pas seulement à protéger les intérêts privés des époux, mais comporte une dimension sociale, la cour d'appel a violé l'article 212 du code civil ;

2°/ que les époux ne peuvent déroger par convention particulière aux obligations nées du mariage ; qu'en ayant jugé que le devoir de fidélité ne ressortissait qu'à un ordre public de protection, car il pouvait y être dérogé par consentement mutuel des époux, la cour d'appel a violé les articles 212 et 226 du code civil ;

3°/ que si l'infidélité peut être excusée ou pardonnée, elle n'en reste pas moins illicite ; qu'en ayant jugé que le devoir de fidélité ne ressortissait pas à l'ordre public de direction, car l'infidélité peut être excusée dans une procédure de divorce, quand une telle excusabilité n'enlève rien à l'illicéité d'un tel comportement, la cour d'appel a violé l'article 212 du code civil ;

4°/ que l'infidélité caractérise un comportement à la fois illicite et antisocial ; qu'en ayant jugé le contraire, au postulat erroné que le devoir de fidélité ne ressortissait qu'à un ordre public de protection, la cour d'appel a violé les articles 212 du code civil, 1 et 4 du code ICC, ensemble les usages en matière de pratiques publicitaires et de communication commerciale ;

5°/ qu'est illicite toute publicité qui fait l'apologie de l'infidélité dans le mariage ; qu'en ayant jugé que la publicité diffusée par la société Blackdivine sur son site et sur son blog n'était pas illicite, en se fondant sur une décision rendue le 6 décembre 2013 par le jury de déontologie publicitaire, laquelle n'était pas opérante, car, d'une part, il n'entre pas dans la mission de ce jury de se prononcer sur le respect des règles de droit et, d'autre part, il avait retenu, contre l'évidence, que le site Gleeden.com n'incitait pas à des comportements trompeurs et mensongers dans le cadre du mariage, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard de l'article 212 du code civil, des articles 1 et 4 du code ICC, ensemble les usages en matière de pratiques publicitaires et de communication commerciale ;

6°/ que la liberté d'expression doit céder devant l'intérêt supérieur que représente le devoir de fidélité au sein d'un couple qui dépasse les simples intérêts privés de ses membres ; qu'en ayant jugé le contraire, pour refuser de faire interdire les campagnes de publicité télévisuelle diffusées par la société Blackdivine, prônant l'infidélité dans le mariage pour attirer des clients sur le site Gleeden.com, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. »

Réponse de la Cour

5. L'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dispose que :

« 1.- Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière.

Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2.- L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».

6. Aux termes de l'article 212 du code civil, les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance.

7. Les principes éthiques et d'autodiscipline professionnelle édictés par le code consolidé de la chambre de commerce internationale sur les pratiques de publicité et de communication commerciale, notamment en ses articles 1 et 4, dont la violation peut être contestée devant le jury de déontologie publicitaire, n'ont pas de valeur juridique contraignante.

En effet, si, selon l'article 3 de ce code, les autorités judiciaires peuvent l'utiliser à titre de référence, ce n'est que dans le cadre de la législation applicable.

8. L'arrêt énonce, d'abord, à bon droit, que si les époux se doivent mutuellement fidélité et si l'adultère constitue une faute civile, celle-ci ne peut être utilement invoquée que par un époux contre l'autre à l'occasion d'une procédure de divorce.

9. Il constate, ensuite, en faisant référence à la décision du jury de déontologie du 6 décembre 2013, que les publicités ne proposent en elles-mêmes aucune photo qui pourrait être considérée comme indécente, ni ne contiennent d'incitation au mensonge ou à la duplicité mais utilisent des évocations, des jeux de mots ou des phrases à double sens et la possibilité d'utiliser le service offert par le site Gleeden, tout un chacun étant libre de se sentir concerné ou pas par cette proposition commerciale, les slogans étant de surcroît libellés avec suffisamment d'ambiguïté pour ne pouvoir être compris avant un certain âge de maturité enfantine et n'utilisant aucun vocabulaire qui pourrait, par lui-même, choquer les enfants.

10. Il retient, enfin, que, si la publicité litigieuse vante l' « amanturière », « la femme mariée s'accordant le droit de vivre sa vie avec passion » ou se termine par le message « Gleeden, la rencontre extra-conjugale pensée par des femmes », ce qui pourrait choquer les convictions religieuses de certains spectateurs en faisant la promotion de l'adultère au sein de couples mariés, l'interdire porterait une atteinte disproportionnée au droit à la liberté d'expression, qui occupe une place éminente dans une société démocratique.

11. Ayant ainsi fait ressortir l'absence de sanction civile de l'adultère en dehors de la sphère des relations entre époux, partant, l'absence d'interdiction légale de la promotion à des fins commerciales des rencontres extra-conjugales, et, en tout état de cause, le caractère disproportionné de l'ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression que constituerait l'interdiction de la campagne publicitaire litigieuse, la cour d'appel a, par ces seuls motifs, sans conférer à la décision du jury de déontologie une portée qu'elle n'a pas, légalement justifié sa décision.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

12. La CNAFC fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de dommages-intérêts, alors « que la cassation à intervenir sur un chef d'arrêt entraîne la cassation par voie de conséquence de tout chef qui lui est lié ; que la cassation à intervenir sur le premier moyen entraînera la cassation par voie de conséquence du chef de l'arrêt qui a débouté la CNAFC de sa demande de dommages-intérêts, par application de l'article 624 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

13. Le premier moyen étant rejeté, le second est devenu sans objet.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Le Cotty - Avocat général : Mme Caron-Déglise - Avocat(s) : SCP Le Bret-Desaché ; SCP Thouin-Palat et Boucard -

Textes visés :

Article 212 du code civil ; article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

2e Civ., 10 décembre 2020, n° 19-12.257, (P)

Rejet

Article 6, § 1 – Tribunal – Accès – Droit d'agir – Violation – Défaut – Cas

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 20 décembre 2018), M. S... M... (M. M...) a interjeté appel du jugement d'un tribunal de commerce ayant accueilli une exception d'incompétence soulevée par M. R..., M. Q... M..., Mme M... née R..., ainsi que M. P... M... (les consorts R... M...), et ayant renvoyé M. M... à mieux se pourvoir devant les juridictions de Dubaï.

2. M. M... a présenté au premier président de la cour d'appel une requête à fin d'être autorisé à assigner les intimés à jour fixe.

3. Devant la cour d'appel, les consorts R... M... ont soulevé l'irrecevabilité de l'appel en raison du défaut de motivation de la déclaration d'appel.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa troisième branche, ci-après annexé

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

5. M. M... fait grief à l'arrêt de déclarer l'appel irrecevable, alors :

« 1°/ que la fin de non-recevoir tirée de l'absence de motivation de l'appel formé contre un jugement statuant exclusivement sur la compétence est susceptible d'être régularisée avant l'expiration du délai d'appel ; qu'en retenant, pour déclarer irrecevable l'appel formé par M. S... M..., que « l'article 85 perdrait son sens si l'on considérait que la requête à jour fixe pouvait pallier l'absence de motivation de l'appel », quand le dépôt par l'appelant, le 15 mars 2018, d'une requête à fin d'être autorisé à assigner à jour fixe comportant l'ensemble de ses moyens en fait et en droit avait régularisé, avant l'expiration du délai d'appel, la fin de non-recevoir tirée du défaut de motivation de la déclaration d'appel reçue le 8 mars 2018, la cour d'appel a violé les articles 85 nouveau et 126 du code de procédure civile ;

2°/ qu'en toute hypothèse, l'application des règles de procédure ne peut conduire à un formalisme excessif portant atteinte à l'équité de la procédure ; qu'en retenant, pour déclarer l'appel irrecevable, que le défaut de motivation de la déclaration d'appel ne pouvait être régularisé, même avant l'expiration du délai de recours, par le dépôt d'une requête motivée en fait et en droit tendant à être autorisé à assigner à jour fixe, la cour d'appel a, par excès de formalisme, porté une atteinte disproportionnée au droit d'accès au juge d'appel et violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

6. Il résulte de la combinaison des articles 85 et 126 du code de procédure civile que le défaut de motivation du recours, susceptible de donner lieu à la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité de l'appel du jugement statuant sur la compétence, peut être régularisé, en matière de procédure avec représentation obligatoire, par le dépôt au greffe, avant l'expiration du délai d'appel, d'une nouvelle déclaration d'appel motivée ou de conclusions comportant la motivation du recours, adressées à la cour d'appel.

7. Ces dispositions poursuivent un but légitime au sens de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en l'occurrence la célérité et l'efficacité de la procédure d'appel des jugements statuant sur la compétence sans se prononcer sur le fond du litige, la compétence du juge appelé à connaître d'une affaire pouvant être définitivement déterminée dans les meilleurs délais. Elles ne constituent pas une atteinte au droit à l'accès au juge d'appel dans sa substance même. Elles ne portent pas une atteinte disproportionnée à l'accès au juge d'appel, la faculté de régularisation de la déclaration d'appel restant ouverte à l'appelant.

8. Ayant constaté que M. M... s'était borné à déposer au greffe, dans le délai de l'appel, une requête à fin d'être autorisé à assigner à jour fixe les consorts R... M..., qui, bien que contenant ses conclusions sur le litige, était adressée au premier président, la cour d'appel a, à bon droit, retenu que l'appel formé par M. M..., qui n'a pas, dans le même délai, régularisé la déclaration d'appel en déposant devant la cour d'appel des conclusions portant sur la motivation de l'appel, était irrecevable.

9. Par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, dans les conditions prévues par les articles 620, alinéa 1, et 1015 du code de procédure civile, la décision déférée se trouve légalement justifiée de ce chef.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

- Président : M. Pireyre - Rapporteur : Mme Kermina - Avocat(s) : SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret ; SCP Rocheteau et Uzan-Sarano -

Textes visés :

Articles 85 et 126 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

2e Civ., 22 octobre 2020, pourvoi n° 19-17.630, Bull. 2020, (cassation).

1re Civ., 2 décembre 2020, n° 19-20.279, (P)

Rejet

Article 8 – Respect de la vie privée et familiale – Compatibilité – Actions aux fins d'établissement de la filiation – Action en recherche de paternité – Prescription prévue par l'article 321 du code civil – Proportionnalité

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 16 mai 2019), Mme W..., née le [...], a, par acte d'huissier de justice du 15 avril 2016, assigné le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Marseille aux fins de voir établir, par la possession d'état, sa filiation paternelle à l'égard de Y... D..., décédé accidentellement le jour de sa naissance. Mme U..., soeur du défunt, ainsi que ses neveu et nièce, M. V... et Mme V..., sont intervenus volontairement à l'instance.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

2. Mme W... fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable son action en établissement de filiation paternelle par possession d'état, alors :

« 1°/ que lorsque le demandeur ne connaît pas l'existence ou l'identité des personnes qui ont successivement qualité pour défendre à une action en reconnaissance d'un lien de filiation avant que n'expire le délai de prescription, il peut diriger son action contre celle qui, selon l'ordre fixé par l'article 328 du code civil, lui succède comme étant habilitée à défendre à l'action ; que l'assignation délivrée contre cette dernière interrompt alors le délai de prescription ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a jugé que l'assignation en reconnaissance d'un lien de filiation par possession d'état à l'égard de Y... D... délivrée par Mme W... au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Marseille n'avait pu interrompre le délai de prescription dès lors qu'elle aurait dû être dirigée contre les héritiers de Y... D... qui n'avaient pas renoncé à la succession ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher si Mme W... pouvait connaître ses héritiers au jour de son assignation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 321, 328, 330, 2241 et 234 du code civil, 6 et 8 de Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et du principe suivant lequel chacun a le droit de connaître ses origines ;

2°/ que l'impossibilité pour une personne de faire reconnaître son lien de filiation paternelle constitue une ingérence dans l'exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que si la prescription des actions relatives à la filiation est prévue par la loi et poursuit un but légitime en ce qu'elle tend à protéger les droits des tiers et la sécurité juridique, l'application des règles procédurales selon lesquelles l'action doit être formée ne doit pas conduire à porter une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée et familiale du demandeur ; qu'en l'espèce, la cour d'appel, qui s'est abstenue de rechercher, au regard des circonstances propres du litige et de la situation de Mme W..., si le fait que celle-ci ait assigné l'Etat au lieu des héritiers, alors que le premier était désigné par le texte comme étant un potentiel défendeur, justifiait qu'elle fût privée du droit de faire reconnaître sa filiation sans qu'il en résulte une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

3. Selon l'article 330 du code civil, la possession d'état peut être constatée, à la demande de toute personne qui y a intérêt, dans le délai de dix ans à compter de sa cessation ou du décès du parent prétendu.

4. Selon l'article 321 du même code, sauf lorsqu'elles sont enfermées par la loi dans un autre délai, les actions relatives à la filiation se prescrivent par dix ans à compter du jour où la personne a été privée de l'état qu'elle réclame, ou a commencé à jouir de l'état qui lui est contesté. À l'égard de l'enfant, ce délai est suspendu pendant sa minorité.

5. L'ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005, entrée en vigueur le 1er juillet 2006, a, pour l'action en constatation de la possession d'état, substitué au délai de prescription trentenaire un délai de prescription décennale.

6. Selon l'article 2222 du code civil, en cas de réduction de la durée du délai de prescription, le nouveau délai court à compter du jour de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure.

7. Il résulte de l'article 328, alinéa 3, du même code que l'action en recherche de paternité ou de maternité est exercée contre le parent prétendu ou ses héritiers et que ce n'est qu'à défaut d'héritiers, ou si ceux-ci ont renoncé à la succession, qu'elle est dirigée contre l'Etat.

8. Aux termes de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ; 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.

9. Ces dispositions sont applicables en l'espèce dès lors que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, le droit à l'identité, dont relève le droit de connaître et de faire reconnaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée.

10. Si l'impossibilité pour une personne de faire reconnaître son lien de filiation paternelle constitue une ingérence dans l'exercice du droit au respect de sa vie privée, cette ingérence est, en droit interne, prévue par la loi, dès lors qu'elle résulte de l'application des textes précités du code civil, qui définissent de manière claire et précise les conditions de prescription des actions relatives à la filiation, cette base légale étant accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets.

11. Elle poursuit un but légitime, au sens du second paragraphe de l'article 8 précité, en ce qu'elle tend à protéger les droits des tiers et la sécurité juridique.

12. Les délais de prescription des actions aux fins d'établissement de la filiation paternelle ainsi fixés par la loi, qui laissent subsister un délai raisonnable pour permettre à l'enfant d'agir après sa majorité, constituent des mesures nécessaires pour parvenir au but poursuivi et adéquates au regard de cet objectif.

13. Cependant, il appartient au juge d'apprécier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, la mise en oeuvre de ces délais légaux de prescription ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l'intéressé, au regard du but légitime poursuivi et, en particulier, si un juste équilibre est ménagé entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu.

14. L'arrêt relève que Mme W... a mal dirigé ses demandes lorsqu'elle a assigné le procureur de la République le 15 avril 2016 et que cette assignation n'a pu interrompre, à l'égard des héritiers de Y... D..., le délai de prescription qui a expiré le 1er juillet 2016. Il ajoute qu'elle a bénéficié d'un délai de quarante-cinq années, dont vingt-sept à compter de sa majorité, pour exercer l'action en établissement de sa filiation paternelle.

15. De ces constatations et énonciations, la cour d'appel a pu, sans être tenue de procéder à une recherche que ces constatations rendaient inopérante, déduire que le délai de prescription qui lui était opposé respectait un juste équilibre et qu'il ne portait pas, au regard du but légitime poursuivi, une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale.

16. Le moyen, irrecevable en sa première branche comme proposant une argumentation incompatible avec celle que Mme W... a développée devant la cour d'appel en soutenant avoir entretenu avec les héritiers de Y... D... des relations régulières pendant de nombreuses années, n'est donc pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Feydeau-Thieffry - Avocat(s) : SCP Boulloche ; SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel -

Textes visés :

Articles 330, 321, 2222 et 328, alinéa 3, du code civil ; ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005, entrée en vigueur le 1er juillet 2006 ; article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 9 novembre 2016, pourvoi n° 15-25.068, Bull. 2016, I, n° 216 (rejet) ; 1re Civ., 7 novembre 2018, pourvoi n° 17-25.938, Bull. 2018, (rejet) ; 1re Civ., 21 novembre 2018, pourvoi n° 17-21.095, Bull. 2018, (cassation).

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.