Numéro 12 - Décembre 2018

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 12 - Décembre 2018

UNION EUROPEENNE

Soc., 5 décembre 2018, n° 17-19.935, (P)

Rejet

Règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 – Article 21, § 2 – Compétence en matière de contrats individuels de travail – Règles applicables – Détermination – Critère – Lieu habituel d'exécution du travail

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 18 mai 2017), que M. Y... a été engagé par la société de droit monégasque AS Monaco football club SA entre le 15 janvier 2007 et le 30 juin 2014 ; qu'il a saisi le conseil de prud'hommes de Nice, le 7 janvier 2016, de diverses demandes ;

Attendu que la société fait grief à l'arrêt de constater la compétence du conseil de prud'hommes de Nice pour connaître de l'ensemble de ces demandes, alors, selon le moyen :

1°/ que la clause attributive de juridiction prévoyant la compétence d'une juridiction étrangère, incluse dans un contrat de travail conclu entre un salarié français et une société étrangère pour être exécuté au moins pour partie dans un établissement situé en dehors de l'Union européenne est valide ; qu'en effet, ce n'est que si le contrat s'exécute totalement dans un établissement situé en France ou en dehors de tout établissement que les dispositions d'ordre public de l'article R. 1412-1 du code du travail font échec à l'application d'une telle clause ; qu'en l'espèce, dès lors qu'elle constatait que M. Y... exerçait au moins pour partie ses fonctions sur le territoire monégasque au cours des matchs disputés par l'équipe de football monégasque dans son stade, la cour d'appel ne pouvait refuser de donner force obligatoire à l'engagement contractuel des parties désignant la juridiction étrangère comme compétente ; que ce faisant, elle a violé par fausse application les dispositions de l'article R. 1412-1 du code du travail ;

2°/ qu'une clause attributive de juridiction incluse dans un contrat de travail conclu entre un salarié français et une société étrangère pour être exécuté dans un établissement situé en dehors de l'Union européenne et désignant expressément la juridiction étrangère est valide ; qu'en effet, ce n'est que si le contrat est exécuté dans un établissement situé en France ou en dehors de tout établissement que les dispositions d'ordre public de l'article R. 1412-1 font échec à l'application d'une telle clause ; qu'en cas de contestation, il appartient au juge de vérifier si la prestation de travail accomplie en France avait lieu dans un établissement au sens de ce texte, notamment en termes d'autonomie, de présence sur place d'un représentant de l'employeur et d'un personnel fixe ; qu'en refusant d'appliquer la clause contractuelle, au motif que le travail s'effectuait essentiellement dans un centre de formation situé en France, sans vérifier, comme elle y était pourtant invitée, si celui-ci pouvait être qualifié d'établissement au sens de l'article R. 1412-1 du code du travail, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de ce texte ;

3°/ que l'article R. 1412-1 du code du travail qui ne prévoit que des règles de compétence territoriale internes, n'a nullement pour objet d'instaurer la suprématie des juridictions françaises sur les juridictions étrangères et ne s'oppose nullement à la présence dans un contrat de travail international conclu entre un salarié français et une société étrangère d'une clause attributive de juridiction prévoyant la compétence d'une juridiction étrangère ayant un lien sérieux avec le litige ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a, par fausse application, violé les dispositions des articles R. 1412-1 du code du travail et 14 et 15 du code civil ;

Mais attendu que, selon l'article 21, § 2, du règlement (UE) n° 1215/2012, du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, applicable à partir du 10 janvier 2015, un employeur qui n'est pas domicilié sur le territoire d'un Etat membre peut être attrait, dans un Etat membre, devant la juridiction du lieu où ou à partir duquel le travailleur accomplit habituellement son travail ;

Attendu que l'arrêt relève que M. Y... a saisi le conseil de prud'hommes de Nice de diverses demandes ayant trait à sa relation de travail avec la société le 7 janvier 2016, qu'il exerçait ses fonctions de masseur-kinésithérapeute, essentiellement lors d'entraînements, au centre de formation du club, auquel il était contractuellement rattaché, qui se trouvait sur le territoire français, dans la commune de la Turbie, laquelle est située dans le ressort de cette dernière juridiction, qu'un nombre important de rencontres sportives auxquelles M. Y... a pu participer se déroulaient sur le territoire français, que la circonstance que des matchs requérant la présence de M. Y... se sont déroulés au stade Louis II, à Monaco, n'infirme pas la constatation selon laquelle l'essentiel de la prestation de travail a été réalisée sur le territoire français ;

Qu'il en résulte que le conseil de prud'hommes de Nice était compétent pour connaître des demandes du salarié à l'égard de la société ;

Que, par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, les parties en ayant été avisées en application de l'article 1015 du code de procédure civile, la décision déférée se trouve légalement justifiée ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.

- Président : M. Huglo (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : M. Le Masne de Chermont - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SCP Spinosi et Sureau -

Textes visés :

Article 21, § 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012.

Rapprochement(s) :

Sur le principe selon lequel le lieu d'exécution du contrat de travail est celui où, ou à partir duquel, le travailleur accomplit habituellement son travail, à rapprocher : CJCE, arrêt du 13 juillet 1993, Mulox IBC, C-125/92, point 20 ; CJUE, arrêt du 14 septembre 2017, Nogueira e.a., C-168/16, point 59 ; Soc., 27 novembre 2013, pourvoi n° 12-24.880, Bull. 2013, V, n° 294 (rejet), et les arrêts cités.

Soc., 12 décembre 2018, n° 17-17.680, (P)

Cassation partielle

Travail – Aménagement du temps de travail – Directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 – Durée hebdomadaire maximale de travail – Article L. 3121-35 du code du travail – Conformité

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. X... a été engagé le 13 juillet 1987 par la société Securitas France en qualité d'agent de sécurité mobile ; qu'à la suite de son licenciement le 1er août 2013, le salarié a saisi la juridiction prud'homale de demandes au titre de la rupture et de la violation de son droit à la santé et au repos ;

Sur le second moyen, pris en sa seconde branche : Publication sans intérêt

Mais sur le premier moyen :

Vu les articles 6 et 16, sous b, de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail, ensemble les articles L. 3121-35 et L. 3121-36 du code du travail, dans leur rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 ;

Attendu, selon l'article 6 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, que la durée moyenne de travail pour chaque période de sept jours ne doit pas excéder quarante-huit heures ; que les États membres peuvent prévoir, pour l'application de ce texte, une période de référence ne dépassant pas quatre mois ; qu'aux termes de l'article L. 3121-35 du code du travail, au cours d'une même semaine, la durée du travail ne peut dépasser quarante-huit heures ;

Attendu que pour dire que l'employeur a méconnu son obligation de préserver la santé du salarié et le condamner au paiement de dommages et intérêts à ce titre, l'arrêt retient, d'abord que la directive 93/104/CE du Conseil, du 23 novembre 1993 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail dispose, en son article 6 relatif à la durée hebdomadaire de travail, que les Etats doivent prendre toute mesure pour que « la durée moyenne de travail pour chaque période de sept jours n'excède pas quarante-huit heures, y compris les heures supplémentaires », qu'aucune disposition de cette directive ne permet de restreindre la définition de la période de sept jours à une semaine calendaire, commençant, comme c'est le cas en France, le lundi matin, que le caractère de norme minimale et la finalité de la directive, à savoir la protection de la santé des salariés, ne permettent pas de faire prévaloir l'article L. 3121-35 du code du travail sur les prescriptions de l'article 6 du texte européen, ensuite que les seules dérogations autorisées par la directive sont prévues à l'article 16 et portent sur la période de référence, laquelle peut atteindre quatre mois, mais que l'employeur n'invoque pas de telles dispositions et que la convention collective n'en prévoit aucune ayant pour effet d'autoriser une durée de travail de 72 heures sur sept jours, que le droit national n'étant pas conforme aux prescriptions précises de la directive, les dispositions de celle-ci doivent primer, qu'enfin le salarié a travaillé le 10 et 11 juillet 2013, deux fois 12 heures, les 13 et 14 juillet, deux fois 12 heures, les 15 et 16 juillet, deux fois 12 heures, que la durée maximale de travail de 48 heures sur sept jours, soit du 10 au 16 juillet 2013, a donc été dépassée ;

Qu'en statuant ainsi, alors que l'article L. 3121-35 du code du travail, qui fixe la durée hebdomadaire maximale de travail à quarante-huit heures au cours d'une période de référence d'une semaine, est, compte tenu des dispositions de l'article L. 3121-36 du même code selon lesquelles la durée hebdomadaire de travail calculée sur une période quelconque de douze semaines consécutives ne peut dépasser quarante-quatre heures, conforme aux dispositions des articles 6 et 16, sous b, de la directive 2003/88/CE, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

Et attendu que la critique du moyen ne vise pas les chefs de dispositif relatifs à la rupture du contrat de travail, que la cassation prononcée ne permet pas d'atteindre ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que la société Securitas France a méconnu son obligation de préserver la santé de M. X... et en ce qu'il la condamne à payer à ce titre la somme de 1 000 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt rendu le 7 mars 2017, entre les parties, par la cour d'appel de Colmar ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Nancy.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : M. David - Avocat général : Mme Grivel - Avocat(s) : SCP Célice, Soltner, Texidor et Périer ; SCP Thouvenin, Coudray et Grévy -

Textes visés :

Articles L. 3121-35 et L. 3121-36 du code du travail dans leur rédaction antérieure à celle de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 ; articles 6 et 16, sous b, de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail.

Soc., 19 décembre 2018, n° 18-14.520, (P)

Rejet

Travail – Institutions représentatives du personnel – Information et consultation des travailleurs – Directive 2002/14/CE – Domaine d'application – Etendue

I. Faits et procédure

1.Selon l'ordonnance attaquée (président du tribunal de grande instance de Nanterre, 22 mars 2018), rendue en la forme des référés, le 11 décembre 2017, la société Thales a déposé une offre publique d'acquisition auprès de la société Gemalto NV, société holding de droit néerlandais comme ayant son siège social aux Pays-Bas. A l'occasion d'une consultation liée à la mise en oeuvre d'un projet de réorganisation accompagné d'un plan de sauvegarde de l'emploi au sein de la société de droit français Gemalto SA, filiale à 99,99 % de la société Gemalto NV, le comité central d'entreprise de la société Gemalto SA a demandé des informations sur l'offre publique d'acquisition présentée par la société Thales. Estimant que la société Gemalto SA n'avait pas régulièrement donné suite à cette demande, le comité central d'entreprise a saisi, le 18 février 2018, le président du tribunal de grande instance de Nanterre afin qu'il soit ordonné à la société Gemalto SA de lui fournir une information complète sur cette offre publique d'acquisition.

2.Par ordonnance du 22 mars 2018, le président du tribunal de grande instance de Nanterre a mis hors de cause la société Thales SA et a ordonné la communication au comité central d'entreprise de la société Gemalto SA, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard passé un délai de trente jours à compter de la signification de l'ordonnance, d'un certain nombre de documents concernant l'offre publique d'acquisition.

II. Moyen unique du pourvoi

3.La société Gemalto SA fait grief à la décision de lui ordonner sous astreinte de communiquer au comité central d'entreprise les informations et documents précisément listés comportant le calendrier, les conditions de l'offre publique d'acquisition et les caractéristiques de l'auteur de l'offre, ainsi que l'impact de l'offre publique d'acquisition sur le projet de réorganisation de la société Gemalto SA alors, selon le moyen :

1°/ qu'il résulte de l'article L. 2323-35 du code du travail, selon lequel « lors du dépôt d'une offre publique d'acquisition, l'employeur de l'entreprise sur laquelle porte l'offre et l'employeur qui est l'auteur de cette offre réunissent immédiatement leur comité d'entreprise respectif pour l'en informer » et de l'article L. 2323-39 du même code qui dispose que « préalablement à l'avis motivé rendu par le conseil d'administration ou le conseil de surveillance sur l'intérêt de l'offre et sur les conséquences de celle-ci pour la société visée, ses actionnaires et ses salariés, le comité de l'entreprise faisant l'objet de l'offre est réuni et consulté sur le projet d'offre.

Au cours de cette réunion, il examine le rapport établi par l'expert-comptable en application de l'article L. 2323-38 et peut demander la présence de l'auteur de l'offre », que seul le comité de l'entreprise sur laquelle porte l'offre d'acquisition peut invoquer ces dispositions, à l'exclusion des filiales qu'elle pourrait détenir ; qu'en ne tirant pas les conséquences légales de ses constatations selon lesquelles la société Gemalto NV, société de droit néerlandais, était la société cible de l'OPA formulée par la société Thales, de sorte que le CCE de la filiale française, la société Gemalto SA, ne tenait de l'article 2323-39 aucun droit d'être informé par la société Gemalto SA sur cette OPA, et d'obtenir des informations et documents dont la société Gemalto SA ne disposait pas, le tribunal a violé les textes précités ;

2°/ qu'en s'étant fondé sur la circonstance inopérante selon laquelle la société Gemalto SA était détenue à 99,99 % par la société Gemalto NV, société cible de l'OPA de la société Thales, qui ne permettait pas d'en déduire que le CCE de la société Gemalto SA était en droit, en application de l'article L. 2323-39 du code du travail, d'être informé sur cette OPA, le tribunal a privé sa décision de base légale au regard des mêmes textes ;

3°/ et subsidiairement que les dispositions impératives de l'article L. 2323-39 du code du travail prévoient la possibilité pour le comité d'entreprise de solliciter auprès du président du tribunal de grande instance la remise de documents, uniquement lorsqu'une procédure d'information-consultation a été initiée et que le CE estime ne pas disposer d'éléments suffisants ; qu'en l'espèce, en ayant ordonné par la société Gemalto SA la remise de documents et d'informations, avant même qu'une procédure d'information-consultation ne soit initiée, le tribunal a en tout état de cause violé l'article L. 2323-39 du code du travail ;

4°/ que selon l'article 6 de la directive 2004/25/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 concernant les offres publiques d'acquisition, « dès que l'offre a été rendue publique, les organes d'administration ou de direction de la société visée et de l'offrant, informent respectivement les représentants de leur personnel ou, lorsqu'il n'existe pas de tels représentants, le personnel lui-même » ; que l'article 2-1-b de la directive précise que la « société visée » est « la société dont les titres font l'objet d'une offre » ; qu'en ne tirant pas les conséquences légales de ses constatations, selon lesquelles la société Gemalto NV, société de droit néerlandais, était la société cible de l'OPA de la société Thales, de sorte que le CCE de la filiale française, la société Gemalto SA, n'avait aucun droit de recevoir une information de la société Gemalto SA sur une éventuelle OPA pouvant concerner les titres de la société-mère, le tribunal a, de surcroît, violé les articles 2 et 6 de la directive 2004/25/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 ;

5°/ qu'en n'ayant pas répondu aux conclusions de la société Gemalto SA soutenant que l'article 4 « Autorité de contrôle et droit applicable » de la directive 2004/25/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 rappelait que « l'autorité compétente pour le contrôle de l'offre est celle de l'Etat membre dans lequel la société visée a son siège social » et que l'OPA formulée par la société Thales échappait donc à la réglementation française puisqu'elle avait pour cible la société Gemalto NV, société de droit néerlandais enregistrée aux Pays-Bas, relevant de la compétence de la « Dutch Authority for the Financial Markets », le tribunal a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

6°/ qu'en délaissant les conclusions de la société Gemalto SA qui soutenaient que l'opération de rapprochement avec la société Thales demeurait hypothétique, de sorte que les demandes du CCE étaient sans objet, le tribunal a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

7°/ qu'il est interdit au juge de dénaturer les conclusions de la cause ; qu'en retenant que la société Gemalto SA reconnaissait, dans ses conclusions, avoir convoqué le CCE pour une réunion extraordinaire le 8 janvier 2018 « en vue de consultation sur le projet de rapprochement de Thales et de la société Gemalto NV » puis à une réunion le 1er février 2018 pour lui communiquer les informations dont elle disposait « quant à la procédure d'OPA », pour en déduire qu'il convenait de faire droit à la demande du CCE de communication d'informations et de documents par la société Gemalto SA, cependant que la société Gemalto SA avait précisé dans ses écritures avoir effectué cette convocation « alors qu'elle n'y était pas tenue », la cour d'appel a dénaturé, par omission, les conclusions de la société Gemalto SA, et a ainsi méconnu le principe de l'interdiction faite au juge de dénaturer les documents de la cause ;

8°/ que l'aveu judiciaire ne peut être divisé contre son auteur ; qu'en retenant que si la société Gemalto SA conteste tout droit à une procédure d'information/consultation du CCE pour refuser de communiquer tout document, elle reconnaît, dans ses conclusions, avoir convoqué le CCE pour une réunion extraordinaire le 8 janvier 2018 « en vue de consultation sur le projet de rapprochement de la société Thales et de la société Gemalto NV » puis à une réunion le 1er février 2018 pour les communiquer les informations dont elle disposait « quant à la procédure d'OPA », pour en déduire qu'il convenait de faire droit à la demande du CCE de communication d'informations et de documents par la société Gemalto SA, cependant que la société Gemalto SA avait indiqué avoir effectué cette convocation « alors qu'elle n'y était pas tenue », la cour d'appel a méconnu la règle de l'indivisibilité de l'aveu et violé l'article 1356 devenu 1383-2 du code civil.

III. Appréciation de la Cour

4.La demande du comité central d'entreprise de la société Gemalto SA est fondée, à titre principal, sur les dispositions de l'article 9, § 5, de la directive 2004/25/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 concernant les offres publiques d'acquisition. Cet article 9, § 5, est ainsi rédigé : « L'organe d'administration ou de direction de la société visée établit et rend public un document contenant son avis motivé sur l'offre, notamment son avis quant aux répercussions de la mise en œuvre de l'offre sur l'ensemble des intérêts de la société et spécialement l'emploi ainsi que quant aux plans stratégiques de l'offrant pour la société visée et leurs répercussions probables sur l'emploi et les sites d'activité de la société selon la description figurant dans le document d'offre conformément à l'article 6, § 3, point i).

L'organe d'administration ou de direction de la société visée communique dans le même temps cet avis aux représentants du personnel de la société ou, lorsqu'il n'existe pas de tels représentants, au personnel lui-même. Si l'organe d'administration ou de direction de la [...] utile un avis distinct des représentants du personnel quant aux répercussions de l'offre sur l'emploi, celui-ci est joint au document. »

5.Il sera précisé que le document visé à l'article 6, § 3, point i) de la directive doit mentionner « les intentions de l'offrant quant à la poursuite de l'activité de la société visée et, pour autant qu'elle soit affectée par l'offre, de la société offrante ainsi que quant au maintien des emplois de leur personnel et de leurs dirigeants, y compris tout changement important des conditions d'emploi, et en particulier les plans stratégiques de l'offrant pour les deux sociétés et les répercussions probables sur l'emploi et les sites d'activité des sociétés ».

6.Toutefois, la Cour relève que l'article 2 de la directive 2004/25/CE, intitulé « Définitions », mentionne dans son paragraphe 2 qu'aux fins de la présente directive, on entend par « société visée » : « la société dont les titres font l'objet d'une offre ».

7.Par ailleurs, seule l'autorité de contrôle compétente au sens de l'article 4, § 2, a) de la directive, c'est-à-dire celle de l'Etat membre dans lequel la société visée a son siège social lorsque les titres de cette société sont admis à la négociation sur un marché réglementé de cet Etat membre, peut contrôler, en application de l'article 4, § 5, de la directive, le respect des obligations découlant de la directive et notamment l'obligation d'information et de consultation prévue à l'article 9, § 5. Interpréter les termes « société visée » comme s'appliquant également aux filiales de la société dont les titres font l'objet de l'offre publique d'acquisition conduirait dès lors à la reconnaissance de la compétence conjointe de plusieurs autorités de contrôle au sens de l'article 4, § 2, a) de la directive, ce qui serait manifestement contraire aux objectifs de la directive 2004/25/CE.

8.La Cour en conclut qu'il est donc impossible de fonder une obligation d'information et de consultation de l'institution représentative du personnel d'une société filiale sur l'article L. 2323-39 du code du travail, lequel est la transposition en droit français de l'article 9, § 5, de la directive 2004/25CE.

9.Toutefois, la Cour observe que l'article 14 de la directive 2004/25/CE dispose que la présente directive ne porte pas préjudice aux règles relatives à l'information et à la consultation des représentants du personnel de l'offrant et de la société visée ainsi que, si les États membres le prévoient, à la cogestion avec ce personnel, régies par les dispositions nationales pertinentes, et notamment celles arrêtées en application des directives 94/45/CE, 98/59/CE, 2001/86/CE et 2002/14/CE. Certes, cette disposition ne vise que les représentants du personnel de l'offrant et de la société visée. Néanmoins, la référence à la directive 94/45/CE, du 22 septembre 1994, concernant l'institution d'un comité d'entreprise européen ou d'une procédure dans les entreprises de dimension communautaire et les groupes d'entreprises de dimension communautaire en vue d'informer et de consulter les travailleurs ainsi qu'à la directive 2002/14/CE, du 11 mars 2002, établissant un cadre général relatif à l'information et à la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne montre que la directive 2004/25/CE n'a pas entendu remettre en cause les obligations générales qui découlent de ces deux directives.

10.La directive 94/45/CE a été remplacée par la directive 2009/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 6 mai 2009, concernant l'institution d'un comité d'entreprise européen ou d'une procédure dans les entreprises de dimension communautaire et les groupes d'entreprises de dimension communautaire en vue d'informer et de consulter les travailleurs, dont l'article 12 intitulé « Relation avec d'autres dispositions communautaires et nationales » dispose ainsi :

" 1.L'information et la consultation du comité d'entreprise européen sont articulées avec celles des instances nationales de représentation des travailleurs dans le respect des compétences et des domaines d'intervention de chacune d'entre elles et des principes énoncés à l'article 1er, paragraphe 3.

2.Les modalités de l'articulation entre l'information et la consultation du comité d'entreprise européen et des instances nationales de représentation des travailleurs sont établies par l'accord visé à l'article 6. Cet accord est sans préjudice des législations et/ou de la pratique nationales sur l'information et la consultation des travailleurs.

3.À défaut de telles modalités définies par accord, les Etats membres prévoient que le processus d'information et de consultation soit mené tant au sein du comité d'entreprise européen que des instances nationales de représentation des travailleurs dans le cas où des décisions susceptibles d'entraîner des modifications importantes dans l'organisation du travail ou dans les contrats de travail sont envisagées.

4.La présente directive ne porte pas atteinte aux procédures d'information et de consultation visées par la directive 2002/14/CE ni aux procédures spécifiques visées à l'article 2 de la directive 98/59/CE et à l'article 7 de la directive 2001/23/CE.

5.La mise en œuvre de la présente directive ne constitue pas un motif suffisant pour justifier une régression par rapport à la situation existant dans les États membres en ce qui concerne le niveau général de protection des travailleurs dans le domaine couvert par celle-ci. »

11.Ces dispositions de la directive 2009/38/CE ont été intégrées en droit français à l'article L. 2341-9 du code du travail, créé par l'ordonnance n° 2011-1328 du 20 octobre 2011, qui prévoit :

" L'information et la consultation du comité d'entreprise européen sont articulées avec celles des autres institutions représentatives du personnel mentionnées au présent livre et celles mises en place en application du droit de l'Etat membre sur le territoire duquel est implanté l'entreprise ou l'établissement, en fonction de leurs compétences et domaines d'intervention respectifs.

Lorsque le comité d'entreprise européen est constitué en l'absence d'accord ou lorsque l'accord ne prévoit pas les modalités d'articulation visées au 4° de l'article L. 2342-9 et dans le cas où des décisions susceptibles d'entraîner des modifications importantes dans l'organisation du travail ou dans les contrats de travail sont envisagées, le processus d'information et de consultation est mené tant au sein du comité d'entreprise européen que des institutions nationales représentatives du personnel. »

12.Il n'est pas invoqué par les parties, et notamment par la société Gemalto SA, l'existence au sein de la société de droit néerlandais Gemalto NV d'un comité d'entreprise européen.

13.Or, en application de l'article 12 de la directive 2009/38/CE, demeurent applicables les dispositions de la directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne, dont l'article 4, § 2, dispose que l'information et la consultation recouvrent :

a) l'information sur l'évolution récente et l'évolution probable des activités de l'entreprise ou de l'établissement et de sa situation économique ;

b) l'information et la consultation sur la situation, la structure et l'évolution probable de l'emploi au sein de l'entreprise ou de l'établissement, ainsi que sur les éventuelles mesures d'anticipation envisagées, notamment en cas de menace sur l'emploi.

14.Les dispositions de la directive 2002/14/CE sur ce point sont intégrées en droit français aux articles L. 2323-1 et L. 2323-33 du code du travail alors applicables.

L'article L. 2323-1 du code du travail vise notamment « l'organisation, la gestion et la marche générale de l'entreprise, notamment sur les mesures de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs » et l'article L. 2323-33 concerne « les modifications de l'organisation économique ou juridique de l'entreprise, notamment en cas de fusion, de cession, de modification importante des structures de production de l'entreprise ».

15.Les dispositions générales de l'article L. 2323-1 du code du travail ont été visées par le comité central d'entreprise dans son assignation et la société Gemalto SA, dans ses conclusions devant le président du tribunal de grande instance, y consacre des observations (pages 14 et suivantes). Il en résulte que la question juridique était dans les débats et qu'il n'est pas besoin pour la Cour de cassation de recourir à l'application de l'article 1015 du code de procédure civile.

16.Or, la Cour a déjà jugé (Soc., 26 octobre 2010, pourvoi n° 09-65.565, Bull. 2010, V, n° 248), s'agissant également d'une offre publique d'acquisition, que l'opération projetée avait pour effet de supprimer l'un des acteurs du marché et avait une incidence sur la situation des salariés des sociétés qui, indirectement, en étaient la cible, et qu'une cour d'appel a exactement décidé que ces sociétés étaient parties à l'opération et que le comité central d'entreprise de l'unité économique et sociale qu'elles constituent était fondé à recourir à l'assistance d'un expert-comptable chargé d'analyser le projet.

17.Il y a donc lieu de juger qu'il résulte des dispositions des articles L. 2323-1 et L. 2323-33 du code du travail, alors applicables, interprétés à la lumière de l'article 4 de la directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne et de l'article L. 2341-9 du même code, qu'en l'absence de comité d'entreprise européen instauré par un accord précisant les modalités de l'articulation des consultations en application de l'article L. 2342-9, 4°, du code du travail, l'institution représentative du personnel d'une société contrôlée par une société-mère ayant son siège dans un autre Etat membre de l'Union européenne doit être consultée sur tout projet concernant l'organisation, la gestion et la marche générale de l'entreprise, notamment sur les mesures de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs résultant des modifications de l'organisation économique ou juridique de l'entreprise, y compris lorsque une offre publique d'acquisition porte sur les titres de la société-mère ;

18.En ayant constaté que l'offre publique d'acquisition déposée par la société Thales en décembre 2017 sur la société Gemalto NV affectait indirectement la société Gemalto SA, filiale à 99,99 % de la première, au regard des incidences sur l'emploi des salariés de la société Gemalto SA, le président du tribunal de grande instance a exactement décidé, par ces seuls motifs, que le comité central d'entreprise de la société Gemalto SA était fondé à demander des informations sur l'offre publique d'acquisition et, en cas de refus, à en saisir la juridiction compétente en application de l'article L. 2323-4 du code du travail, alors applicable ;

19.Il s'ensuit que le moyen, inopérant en ses cinq premières branches, n'est pas fondé pour le surplus.

IV. Dispositif

PAR CES MOTIFS :

La Cour rejette le pourvoi.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Pécaut-Rivolier - Avocat général : M. Weissmann - Avocat(s) : SCP Rousseau et Tapie ; SCP Thouvenin, Coudray et Grévy -

Textes visés :

Articles L. 2323-1 et L. 2323-33 du code du travail alors applicables ; article L. 2341-9 du code du travail ; directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne.

Rapprochement(s) :

Sur l'impact d'une opération de prise de contrôle affectant plusieurs entités d'un groupe en matière de consultation des institutions représentatives du personnel, à rapprocher : Soc., 26 octobre 2010, pourvoi n° 09-65.565, Bull. 2010, V, n° 248 (rejet).

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