Numéro 11 - Novembre 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 11 - Novembre 2022

UNION EUROPEENNE

1re Civ., 9 novembre 2022, n° 21-11.304, (B), FS

Cassation

Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions – Action en indemnisation fondée sur le règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 – Assistance des passagers en cas de refus d'embarquement, annulation ou retard important – Responsabilité des transporteurs de personnes – Compétence territoriale – Inapplication du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 (Bruxelles I bis) – Règles de compétence de l'Etat membre – Action – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 3 décembre 2020), M. [H] et Mme [E], agissant tant en leur nom personnel qu'en qualité de représentants légaux de leur enfant mineur, ont saisi d'une demande d'indemnisation pour retard important le tribunal d'instance du lieu de départ en France de leur vol Tunis Air à destination de [Localité 5].

2. La société Tunis Air a soulevé l'incompétence des juridictions françaises.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. M. [H] et Mme [E] font grief à l'arrêt de déclarer le juge français incompétent, alors « qu'aux fins de l'application du règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004, le transporteur aérien qui dispose dans un État membre de l'Union européenne d'une succursale pouvant être qualifiée de centre d'opérations qui se manifeste d'une façon durable vers l'extérieur doit être considéré comme domicilié dans un État membre au sens des articles 4 et 63 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 (dit Bruxelles I bis) ; qu'en jugeant le tribunal d'instance d'Ivry-sur-Seine incompétent aux motifs que « l'article 63 évoque l'existence d'un principal établissement et non de l'un des principaux établissements de la personne morale », que « les pièces produites ne permettent pas d'établir que l'établissement domicilié dans le 8e arrondissement de Paris puisse être défini comme le principal établissement de la compagnie Tunis Air parmi tous ses établissements implantés dans le monde ni que l'administration centrale de la société est située à Paris alors que son siège social statutaire est situé à Tunis-Carthage » et que « l'existence d'un établissement inscrit au registre du commerce et des sociétés avec une autonomie de gestion et un organe de direction ne suffit pas à établir la compétence territoriale alléguée » (arrêt, p. 6, §§ 2 à 4), quand la seule existence en France d'une succursale de la société Tunis Air permettait de considérer qu'elle y était domiciliée au sens des articles 4 et 63 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 (dit Bruxelles I bis), la cour d'appel a violé ces textes. »

Réponse de la Cour

4. Le moyen, qui invoque la notion de succursale, étrangère à l'application de l'article 63, § 1, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 (dit Bruxelles I bis), est inopérant.

Mais sur le premier moyen, pris en ses deuxième et troisième branches

Enoncé du moyen

5. M. [H] et Mme [E] font le même grief à l'arrêt, alors :

« 2°/ qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, arrêts du 9 juill. 2009, Rehder, C-204/08, du 19 nov. 2009, Sturgeon, C-402/07 et C-432/07, et du 23 oct. 2012, Nelson, C-581/10 et C-629/10) que le règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 instaure un régime de réparation standardisée et immédiate des préjudices que constituent les désagréments dus aux retards, lequel s'inscrit en amont de la Convention de Montréal du 28 mai 1999 pour l'unification de certaines règles relatives au transport aérien international et, partant, est autonome par rapport au régime issu de celle-ci ; qu'il s'en déduit que les dispositions du code des transports et du code de l'aviation civile, qui renvoient à la Convention de Montréal, n'ont pas vocation à s'appliquer à une demande fondée sur ce règlement ; qu'en jugeant le tribunal d'instance d'Ivry-sur-Seine incompétent aux motifs que « les articles R. 322-2 et R. 321-1 du code de l'aviation civile concernant l'action en responsabilité contre le transporteur aérien n'ont pas été abrogés et sont applicables en l'espèce à l'action en dommages et intérêts intentée à l'encontre de la société Tunis Air », quand les dispositions des articles R. 322-2 et R. 321-1 du code de l'aviation civile, qui reprennent celles de l'article 33 de la Convention de Montréal, étaient inapplicables à la demande formée par les époux [H] à l'encontre de la société Tunis Air sur le fondement du règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004, la cour d'appel a violé les articles R. 322-2 et R. 321-1 du code de l'aviation civile par fausse application, ensemble l'article 7 du règlement (CE) n° 261/2004 du 11 février 2004 ;

3°/ qu'en toute hypothèse, l'extension à l'ordre international des règles de compétence territoriale internes figurant à l'article 46 du code de procédure civile permet au demandeur de saisir, à son choix, outre la juridiction du domicile du défendeur, celle du lieu de l'exécution de la prestation de service, lequel s'entend, pour un transport aérien de passagers, soit du lieu de départ, soit du lieu d'arrivée de l'avion ; qu'en jugeant le tribunal d'instance d'Ivry-sur-Seine incompétent aux motifs que si « l'article 46 donne au demandeur la possibilité de saisir à son choix, outre le lieu du domicile du défendeur, la juridiction du lieu de la livraison effective de la chose ou du lieu de l'exécution de la prestation de service », « néanmoins, il convient de rappeler que les règles spéciales dérogent aux règles générales » et que « les articles R. 322-2 et R. 321-1 du code de l'aviation civile concernant l'action en responsabilité contre le transporteur aérien n'ont pas été abrogés et sont applicables en l'espèce à l'action en dommages-intérêts intentée à l'encontre de la société Tunis Air » (arrêt, p. 6, §§ 9 à 11), quand l'inapplicabilité des articles R. 322-2 et R. 321-1 du code de l'aviation civile permettait aux époux [H] de saisir valablement le tribunal d'Ivry-sur-Seine, lieu de départ de l'avion, la cour d'appel a violé l'article 46 du code de procédure civile par refus d'application. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 7 du règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d'indemnisation et d'assistance des passagers en cas de refus d'embarquement et d'annulation ou de retard important d'un vol et abrogeant le règlement (CEE) n° 295/91 du Conseil du 4 février 1991, l'article 6, § 1, du règlement (UE) n° 1215/2012 (dit Bruxelles I bis), les articles L. 321-3 et L. 322-3 du code de l'aviation civile, repris aux articles L. 6422-2 et L. 6421-3 du code des transports, les articles R. 321-1 et R. 322-2 du code de l'aviation civile et l'article 46 du code de procédure civile :

6. Le premier de ces textes fixe le montant des indemnités forfaitaires dues par le transporteur aérien en cas de refus d'embarquement, de retard important ou d'annulation de vol.

7. Aux termes du deuxième, si le défendeur n'est pas domicilié sur le territoire d'un État membre, la compétence est, dans chaque État membre, réglée par la loi de cet État membre.

8. Il résulte du troisième, rendu applicable par le quatrième au transport de personnes, que la responsabilité du transporteur aérien est régie par la Convention pour l'unification de certaines règles relatives au transport aérien international signée à Montréal le 28 mai 1999.

9. Selon le sixième, auquel renvoie le cinquième en matière de transport aérien de personnes, l'action en responsabilité contre le transporteur aérien de marchandises prévue à l'article L. 321-5 doit être portée, au choix du demandeur, soit devant le tribunal du domicile du transporteur, du siège principal de son exploitation ou du lieu où il possède un établissement par le soin duquel le contrat a été conclu, soit devant le tribunal du lieu de destination.

10. Aux termes du septième, le demandeur peut saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur, en matière contractuelle, la juridiction du lieu de la livraison effective de la chose ou du lieu de l'exécution de la prestation de service.

11. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, arrêts du 9 juillet 2009, C-204/08, du 19 novembre 2009, C-402/07 et C-432/07 et du 23 octobre 2012, C-581/10 et C-629/10) que le règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 instaure un régime de réparation standardisée et immédiate des préjudices que constituent les désagréments dus aux retards, lequel s'inscrit en amont de la Convention de Montréal et, partant, est autonome par rapport au régime issu de celle-ci.

12. Pour juger que la juridiction du lieu d'embarquement n'est pas compétente, l'arrêt retient que les articles R. 322-2 et R. 321-1 du code de l'aviation civile, qui dérogent à la disposition générale de l'article 46 du code de procédure civile, sont applicables à l'action en dommages-intérêts engagée contre la société Tunis Air et qu'ils ne prévoient pas ce chef de compétence.

13. En statuant ainsi, alors que les dispositions du code des transports et du code de l'aviation civile, qui renvoient à la Convention de Montréal, n'avaient pas vocation à s'appliquer à la demande de M. [H] et Mme [E] fondée sur le règlement (CE) n° 261/2004 précité, la cour d'appel, à laquelle il incombait de faire application des dispositions de l'article 46 du code de procédure civile, a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 3 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : M. Hascher - Avocat général : M. Poirret (premier avocat général) et Mme Marilly - Avocat(s) : SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret ; SCP Piwnica et Molinié -

Textes visés :

Article 7 du règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d'indemnisation et d'assistance des passagers en cas de refus d'embarquement et d'annulation ou de retard important d'un vol et abrogeant le règlement (CEE) n° 295/91 du Conseil du 4 février 1991 ; article 6, § 1, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 (Bruxelles I bis) ; articles L. 321-3, L. 322-3, repris aux articles L. 6422-2 et L. 6421-3 du code des transports, R. 321-1 et R. 322-2 du code de l'aviation civile ; article 46 du code de procédure civile.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 22 février 2017, pourvoi n° 15-27.809, Bull. 2017, I, n° 46 (cassation).

3e Civ., 30 novembre 2022, n° 21-16.404, (B), FS

Rejet

Cour de justice de l'Union européenne – Interprétation des actes pris par les institutions de l'Union – Directive 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 (dite directive « oiseaux ») – Article 5 – Question préjudicielle (non)

Conformément à l'article 5 de la directive 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 (dite directive « oiseaux ») qui impose aux Etats membres la mise en oeuvre de mesures concrètes et spécifiques permettant d'assurer le respect effectif des interdictions qui y sont mentionnées et à son article 14 qui autorise les Etats à prendre des mesures plus strictes que celles prévues par la directive, la législation nationale, aux articles L. 411-1 et L. 411-2, 4°, du code de l'environnement, a étendu aux oiseaux sauvages protégés les mesures nécessaires à un système de protection stricte édictées par l'article 12, § 1, sous a), de la directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 (dite directive « habitats »), sur l'interprétation duquel la Cour de justice de l'Union européenne s'est prononcée par un arrêt du 4 mars 2021 (CJUE, arrêt du 4 mars 2021, Föreningen Skydda Skogen, C-473/19 et C-474/19). Dès lors, en l'absence d'un doute raisonnable sur l'interprétation à donner à la portée de l'interdiction posée par l'article L. 411-1 du code de l'environnement en cas de destruction de spécimens d'une espèce protégée d'oiseau causée par des éoliennes, il n'y a pas lieu à question préjudicielle.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 2 mars 2021), les sociétés Parc éolien [Localité 4], Plein vent [Localité 2], Parc éolien [Localité 6], Parc éolien [Localité 9], Parc éolien [Localité 5], Parc éolien [Localité 8] et Parc éolien [Localité 7] (les propriétaires exploitants) détiennent chacune un parc éolien construit et mis en service entre 2006 et 2013, pour un total de trente et une éoliennes réparties sur plusieurs communes du département de l'Hérault.

2. La supervision de l'exploitation et la gestion de ces parcs ont été confiées à la société EDF renouvelables France (EDF) selon un contrat de gestion d'actifs.

3. Les sites du Causse d'[Localité 2], de la plaine de [Localité 13]-[Localité 11] et de la plaine de [Localité 10]-[Localité 12], sur lesquels sont implantées les éoliennes, sont classés en zone de protection spéciale en application de la directive 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 sur la protection des oiseaux sauvages (directive « oiseaux »), dont relève le faucon crécerellette (falco naumanni).

4. La Ligue pour la protection des oiseaux, chargée de la mise en oeuvre du plan national d'action en faveur du faucon crécerellette et du suivi de l'impact de ces parcs éoliens sur cet oiseau, a signalé, en 2011 et 2012, la découverte de plusieurs cadavres au pied des installations.

5. En juillet 2014, des arrêtés préfectoraux ont prescrit la pose, sur toutes les éoliennes, d'un système de détection et d'effarouchement des oiseaux, dit « DT-Bird », testé depuis 2013 sur deux appareils.

6. De nouveaux cadavres de faucons crécerellettes ayant été découverts malgré ce dispositif, l'association France nature environnement (l'association) a assigné les propriétaires exploitants et EDF en indemnisation du préjudice moral causé par la destruction de spécimens d'une espèce protégée.

7. Les défendeurs ont soulevé l'irrecevabilité à agir de l'association.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

8. Les propriétaires exploitants et EDF font grief à l'arrêt de déclarer l'association recevable en ses demandes, alors « que la commission d'une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l'environnement constitue une condition de recevabilité de l'action d'une association agréée de protection de l'environnement exercée sur le fondement de l'article L. 142-2 du code de l'environnement ; qu'au cas présent, pour écarter la fin de non-recevoir soulevée par les sociétés exposantes, la cour d'appel a énoncé que la recevabilité de l'action de l'association France Nature Environnement en raison d'une infraction seulement « alléguée » aux dispositions de l'article L. 415-3 du code de l'environnement n'était pas conditionnée par « la constitution préalable de l'infraction » ; qu'en statuant de la sorte, quand l'habilitation législative spéciale dont bénéficient les associations agréées mentionnées à l'article L. 141-2 du code de l'environnement subordonne expressément la recevabilité de leur action à la commission de faits « constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l'environnement », ce qui exclut, par hypothèse, que leur action puisse être déclarée recevable lorsque l'infraction pénale liée à l'environnement en cause n'est qu' « alléguée » et qu'un doute existe sur le point de savoir si elle a été commise, la cour d'appel a violé l'article L. 142-2 du code de l'environnement, ensemble l'article 1240 du code civil et les articles 122 et 31 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

9. L'article L. 142-2 du code de l'environnement permet aux associations de protection de l'environnement agréées au titre de l'article L. 141-1 du même code d'agir en réparation tant devant le juge pénal que le juge civil, en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu'elles ont pour objet de défendre et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l'environnement ainsi qu'aux textes pris pour leur application.

10. La recevabilité de l'action est subordonnée à l'existence de faits susceptibles de revêtir une qualification pénale entrant dans le champ des dispositions susmentionnées.

11. La cour d'appel a relevé, par motifs propres et adoptés, que l'action de l'association de protection de l'environnement agréée avait pour objet la réparation de son préjudice moral résultant de la destruction alléguée, entre 2012 et 2016, de nombreux spécimens de faucons crécerellettes, espèce protégée, en violation des interdictions prévues par les dispositions de l'article L. 411-1 du code de l'environnement et par les règlements pris en application de l'article L. 411-2, constitutive du délit prévu et réprimé par l'article L. 415-3 du même code.

12. Elle en a déduit, à bon droit, que la recevabilité de l'action en responsabilité civile de droit commun exercée par l'association en raison du délit environnemental invoqué n'était pas conditionnée par la constatation ou la constitution préalable de l'infraction, la recevabilité d'une action ne pouvant être subordonnée à la démonstration préalable de son bien-fondé.

13. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

14. Les propriétaires exploitants et EDF font grief à l'arrêt de les déclarer responsables du préjudice moral de l'association et de les condamner à lui verser une certaine somme, alors :

« 1°/ que le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires s'oppose à ce que le juge judiciaire substitue sa propre appréciation à celle que l'autorité administrative a portée, dans l'exercice de ses pouvoirs de police spéciale, sur les dangers ou inconvénients que peuvent présenter des installations classées pour la protection de l'environnement pour l'un des intérêts visés par l'article L. 511-1 du code de l'environnement, notamment au regard du risque de destructions accidentelles d'individus d'une espèce protégée susceptible de résulter de leur fonctionnement ; qu'en jugeant, au cas d'espèce, que le seul fait pour le juge judiciaire, saisi sur le fondement de l'article 1240 du code civil, de constater l'existence d'une violation de l'article L. 411-1,1°, du code de l'environnement, sans justification par les contrevenants d'une dérogation accordée par l'autorité administrative, ne constituait pas une atteinte au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, ni une immixtion du juge judiciaire dans l'exercice des pouvoirs reconnus à l'autorité administrative, cependant qu'elle avait par ailleurs constaté que, par arrêtés du 9 juillet 2014, le préfet de l'Hérault, spécialement informé des collisions survenues entre les éoliennes et des individus de l'espèce protégée faucon crécerellette, avait autorisé la poursuite de l'exploitation des parcs éoliens concernés sans la conditionner à l'octroi préalable d'une dérogation, sous réserve de la mise en oeuvre de prescriptions spéciales auxquelles les sociétés exploitantes s'étaient strictement conformées, la cour d'appel a violé le principe de séparation des pouvoirs, la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

2°/ que le principe de séparation des autorités judiciaires et administratives s'oppose à ce que le juge judiciaire puisse substituer sa propre appréciation à celle que l'administration a porté, dans l'exercice de ses pouvoirs de police spéciale, sur le caractère approprié et suffisant de mesures de réduction destinées à réduire la probabilité de réalisation d'un risque de destructions accidentelles d'individus d'une espèce protégée à raison du fonctionnement d'installations classées pour la protection de l'environnement ; qu'au cas présent, les prescriptions spéciales prises par le préfet de l'Hérault à l'occasion des arrêtés du 9 juillet 2014 avaient pour objet de « réduire l'impact sur la biodiversité présenté par les installations », c'est-à-dire à dire de minimiser le risque de mortalité par collisions avec les éoliennes des individus de l'espèce faucon crécerellette ; que pour faire droit à l'action de l'association France Nature Environnement, la cour d'appel a estimé que les collisions accidentelles survenues entre les éoliennes et les individus de l'espèce faucon crécerellette avaient perduré malgré la mise en place du système « DT-BIRD », de sorte qu'en l'absence de toute dérogation sollicitée et obtenue par les sociétés exploitantes, tant l'élément matériel que l'élément moral du délit prévu par l'article L. 415-3 apparaissaient constitués ; que ce faisant, la cour a, implicitement mais nécessairement, porté une appréciation sur l'opportunité et l'efficacité des prescriptions spéciales qui avaient été adoptées par le préfet de l'Hérault à l'occasion des arrêtés du 9 juillet 2014, lesquelles tendaient à la généralisation de l'installation du dispositif « DT-BIRD » sur toutes les éoliennes des parcs concernés, selon un calendrier déterminé en fonction de son efficacité constatée ; qu'en substituant ainsi sa propre appréciation à celle que l'administration avait porté sur l'opportunité et l'efficacité des mesures de réduction qu'il convenait d'adopter pour réduire la probabilité de réalisation du risque de collisions accidentelles entre des éoliennes et des individus de l'espèce faucon crécerellette dûment identifié, la cour d'appel a encore violé le principe de séparation des pouvoirs, la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an II ;

3°/ qu'en vertu du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l'article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, sous réserve des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire et sauf dispositions législatives contraires, il n'appartient qu'à la juridiction administrative de connaître des recours tendant à l'annulation ou à la réformation des décisions prises par l'administration dans l'exercice de ses prérogatives de puissance publique ; que de même, le juge administratif est en principe seul compétent pour statuer, le cas échéant par voie de question préjudicielle, sur toute contestation de la légalité de telles décisions, soulevée à l'occasion d'un litige relevant à titre principal de l'autorité judiciaire ; qu'il ressort enfin de l'article 49, alinéa 2, du code de procédure civile, que lorsque la solution d'un litige dépend d'une question soulevant une difficulté sérieuse et relevant de la compétence de la juridiction administrative, la juridiction judiciaire initialement saisie la transmet à la juridiction administrative compétente et sursoit à statuer jusqu'à la décision sur la question préjudicielle ; qu'au cas présent, pour apprécier le bien-fondé de l'action indemnitaire de l'association France Nature Environnement, la cour d'appel a constaté que 26 spécimens de faucon crécerellette ont été tués entre 2011 et 2016 à la suite d'une collision avec des éoliennes des Parcs [Localité 2] et que les sociétés exploitantes ne justifiaient d'aucune dérogation à cet effet, ce dont elle a déduit qu'une violation de l'article L. 411-1 du code de l'environnement était caractérisée ; qu'en statuant de la sorte, cependant qu'il résultait des arrêtés du 9 juillet 2014 ayant expressément autorisé la poursuite de l'exploitation des installations sans la subordonner à l'octroi préalable d'une dérogation ni à l'absence de réalisation du risque de collisions accidentelles dûment identifié, que l'autorité administrative compétente avait admis la légalité au regard de l'article L. 411-1 du code de l'environnement des destructions accidentelles susceptibles de se produire à l'occasion du fonctionnement des installations selon les modalités qu'elle avait elle-même définies en vue, précisément, de palier au risque qu'elles se réalisent, la cour d'appel, qui aurait dû en déduire que la résolution du litige était subordonnée à la question, préalable et qu'il lui appartenait de soumettre au juge administratif par une question préjudicielle, de la légalité desdits arrêtés laquelle présentait une difficulté sérieuse, a méconnu l'étendue de ses pouvoirs et violé le principe de séparation des pouvoirs, ensemble la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III et l'article 49, alinéa 2, du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

15. D'une part, les éoliennes sont soumises à la législation spéciale applicable aux installations classées pour la protection de l'environnement figurant aux articles L. 514-44 et suivants du code de l'environnement, selon laquelle les installations de production d'électricité utilisant l'énergie mécanique du vent doivent être exploitées dans le respect des prescriptions édictées par l'autorisation administrative d'exploitation.

16. D'autre part, la législation spéciale, autonome, relative à la protection du patrimoine naturel interdit, par les dispositions de l'article L. 411-1 du code de l'environnement, la destruction d'animaux d'espèces non domestiques protégées, l'article L. 411-2, 4°, réservant toutefois la possibilité de délivrance, par l'autorité administrative compétente, de dérogations à cette interdiction.

17. La cour d'appel a exactement retenu que les arrêtés du 9 juillet 2014 pris par le préfet, dont les propriétaires exploitants prétendaient avoir strictement respecté les mesures spécifiques imposées pour la protection des faucons crécerellettes, n'avaient pas été pris en application des dispositions de l'article L. 411-2 relatif aux espèces protégées.

18. Elle a également constaté qu'il n'était pas justifié d'une demande de dérogation ni d'une décision de l'administration autorisant la destruction de ces spécimens protégés.

19. La cour d'appel, qui n'a pas substitué son appréciation à celle de l'administration quant aux prescriptions assortissant les autorisations de poursuite d'exploitation délivrées en 2014 au titre de la police spéciale des installations classées applicable aux éoliennes, a retenu à bon droit que ne constituait pas une atteinte au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, ni une immixtion du juge judiciaire dans l'exercice des pouvoirs reconnus à l'autorité administrative le fait, pour le juge judiciaire, saisi, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, d'une action en responsabilité fondée sur la destruction d'une espèce sauvage protégée, de constater la violation des dispositions de l'article L. 411-2, 1°, du code de l'environnement sans justification, par les contrevenants, d'une dérogation accordée par l'autorité administrative.

20. Le moyen, inopérant en sa troisième branche dès lors que la légalité des arrêtés préfectoraux de juillet 2014 est sans incidence sur la solution du présent litige, n'est donc pas fondé pour le surplus.

Sur le troisième moyen, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

21. Les propriétaires exploitants font grief à l'arrêt de les déclarer responsables du préjudice subi par l'association et de les condamner à lui payer des sommes en réparation de son préjudice moral, alors :

« 1°/ que le délit prévu et réprimé par l'article L. 415-3 du code de l'environnement suppose la réunion d'un élément matériel et d'un élément moral constitué par une faute d'imprudence ; que pour caractériser une telle faute, le juge doit rechercher si une imprudence ou une négligence a été commise par l'intéressé en se référant au comportement d'un individu normalement prudent et diligent ; qu'au cas présent, pour faire droit à l'action indemnitaire de l'association France Nature Environnement, la cour d'appel a estimé, d'une part, qu'il n'était pas contesté que 28 spécimens de faucons crécerellettes, espèce animale non domestique protégée au titre de l'article L. 411-2 du code de l'environnement, avaient péri à la suite d'une collision avec les éoliennes des parcs concernés alors que les dispositions du code de l'environnement l'interdisent, et, d'autre part, que les sociétés exploitantes ne justifiaient « ni d'une autorisation administrative à cette destruction de spécimens protégés, ni d'une dérogation administrative au sens de l'article L. 411-2 du code de l'environnement », de sorte que la preuve tant de l'élément matériel que de l'élément moral, de la faute d'imprudence du délit d'atteinte à la conservation d'espèces animales non domestiques protégées, prévu par l'article L. 415-3 du code de l'environnement, était rapportée ; qu'en statuant de la sorte, sans rechercher, comme cela lui était pourtant expressément demandé par les sociétés demanderesses si les sociétés exploitantes n'avaient pas adopté un comportement prudent et accompli les diligences normales qui leur incombaient compte tenu de leur mission, de leurs compétences, de leurs pouvoirs et des moyens dont elles disposaient, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article L. 415-3 du code de l'environnement ;

2°/ que si l'article L. 411-1, 1°, du code de l'environnement prohibe toute destruction d'individus d'espèces animales non domestiques, la sanction pénale attachée à la violation de cette interdiction, instituée par l'article L. 415-3 du même code, ne trouve, elle, à s'appliquer que pour autant qu'une atteinte ait été portée à la conservation de l'espèce concernée ; qu'ainsi, les conditions de l'interdiction administrative prévue par le premier de ces textes, à laquelle seule une dérogation octroyée en application de l'article L. 411-2, 4°, du code de l'environnement permet de déroger, ne se confondent pas avec celles auxquelles le législateur a entendu subordonner l'application de la sanction pénale attachée à la violation de l'interdiction administrative précitée, laquelle implique, non seulement que l'article L. 411-1, 1°, du code de l'environnement ait été violé, mais également qu'une atteinte ait été portée à la « conservation » de l'espèce ; qu'au cas présent, pour juger que l'élément matériel du délit prévu et réprimé par l'article L. 415-3 du code de l'environnement était constitué, la cour d'appel s'est bornée à énoncer que « 28 faucons crécerellettes, espèce animale non domestique protégée au titre de l'article L. 411-2,1°, du code de l'environnement, ont été tués entre 2011 et 2016 à la suite d'une collision avec des éoliennes des Parcs [Localité 2] alors que les dispositions du code de l'environnement l'interdisent » et que « les intimés ne justifient ni d'une autorisation administrative à cette destruction de spécimens protégés, ni d'une dérogation administrative au sens de l'article L. 411-2 du code de l'environnement » ; qu'en statuant de la sorte, quand il lui appartenait également de caractériser l'atteinte qui avait été portée à « la conservation » de l'espèce protégée concernée par l'effet desdites destructions, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article L. 415-3 du code de l'environnement. »

Réponse de la Cour

22. D'une part, il résulte des articles L. 411-1 et L. 415-3 du code de l'environnement que constitue le délit d'atteinte à la conservation d'espèces animales non domestiques la violation des interdictions prévues par les dispositions de l'article L. 411-1 et par les règlements pris en application de l'article L. 411-2 du même code (Crim., 5 avril 2011, pourvoi n° 10-86.248).

23. La cour d'appel n'était donc pas tenue de caractériser l'atteinte portée à la conservation de l'espèce protégée en cause, dès lors que celle-ci résultait de la constatation de la destruction d'un spécimen appartenant à l'espèce faucon crécerellette, en violation de l'interdiction édictée par l'article L. 411-1, 1°, du code de l'environnement.

24. D'autre part, il est jugé qu'une faute d'imprudence suffit à caractériser l'élément moral du délit d'atteinte à la conservation d'espèces animales non domestiques protégées, prévu par l'article L. 415-3 du code de l'environnement (Crim, 1er juin 2010, pourvoi n° 09-87.159, Bull. crim. 2010, n° 96).

25. La cour d'appel a constaté que vingt-huit faucons crécerellettes, espèce animale non domestique protégée au titre de l'article L. 411-1, 1°, du code de l'environnement, avaient été tués entre 2011 et 2016 par collision avec les éoliennes des parcs [Localité 2], que cette destruction perdurait malgré la mise en place du système DT- BIRD, et que les propriétaires exploitants n'avaient pas sollicité la dérogation aux interdictions édictées par cet article, constitutive d'un fait justificatif exonératoire de responsabilité.

26. Elle en a exactement déduit, sans être tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation sur le comportement des propriétaires exploitants, que le délit d'atteinte à la conservation d'espèce animale non domestique protégée, prévu par l'article L. 415-3 du code de l'environnement, était caractérisé tant dans son élément matériel que son élément moral.

27. La cour d'appel a ainsi légalement justifié sa décision.

Sur le troisième moyen, pris en sa troisième branche

Enoncé du moyen

28. Les propriétaires exploitants font le même grief à l'arrêt, alors « qu'à supposer même que les conditions de l'interdiction administrative posée par l'article L. 411-1, 1°, du code de l'environnement se confondent avec celles qui déterminent l'application de la sanction pénale prévue par l'article L. 415-3 du même code, de sorte qu'une atteinte à la conservation de l'espèce ne serait pas requise pour permettre la qualification du délit prévu et réprimé par le second de ces textes, un doute existe sur l'interprétation à conférer à la portée de l'interdiction posée par le législateur aux termes de l'article L. 411-1 du code de l'environnement, lorsque la destruction d'un ou plusieurs spécimens d'une espèce protégée d'oiseau a été causée par une activité humaine licite dont l'objet est manifestement autre que la mise à mort ou la perturbation d'espèces animales ; qu'il appartient, en conséquence, à la Cour de cassation pour lever ce doute, conformément à l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), de renvoyer à la Cour de justice de l'Union européenne la question préjudicielle suivante : « L'article 5, §§ a) à d), de la directive « oiseaux » doit-il être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une pratique nationale selon laquelle, lorsque l'objet d'une activité humaine licite, telle qu'une activité d'exploitation forestière ou d'occupation des sols, comme celle relative à l'exploitation d'un parc éolien, est manifestement autre que la mise à mort ou la perturbation d'espèces animales, les interdictions prévues à cette disposition ne s'appliquent qu'en cas de risque d'incidence négative sur l'état de conservation des espèces concernées et, d'autre part, la protection offerte par ladite disposition cesse de s'appliquer aux espèces ayant atteint un état de conservation favorable ? ».»

Réponse de la Cour

29. A l'instar de ce que prévoit l'article 12 de la directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et la flore sauvages (directive « habitats »), l'article 5 de directive 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 (directive « oiseaux ») exige que les Etats membres adoptent un cadre législatif complet et efficace par la mise en oeuvre de mesures concrètes et spécifiques de protection de toutes les espèces d'oiseaux sauvages qui doivent permettre d'assurer le respect effectif des interdictions mentionnées à cet article, notamment l'interdiction de les tuer intentionnellement, l'article 14 autorisant les Etats membres à prendre des mesures plus strictes que celles prévues par cette directive.

30. Les articles L. 411-1 et L. 411-2, 4°, du code de l'environnement interdisent, pour toutes les espèces animales non domestiques protégées, y compris les oiseaux, leur destruction et appliquent les conditions et les motifs de dérogation à ces interdictions posés par l'article 16 de la directive « habitats ».

31. L'arrêté du 29 octobre 2009 qui, en application de cette législation, fixe la liste des oiseaux protégés sur l'ensemble du territoire national et les modalités de leur protection y inclut, dans son article 3, le faucon crécerellette, dont la destruction intentionnelle est interdite.

32. La législation nationale a ainsi étendu aux oiseaux sauvages protégés les mesures nécessaires à un système de protection stricte édictées par l'article 12, § 1, sous a), de la directive « habitats ».

33. La Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article précité doit être interprété en ce sens que, d'une part, il s'oppose à une pratique nationale selon laquelle, lorsque l'objet d'une activité humaine, telle qu'une activité d'exploitation forestière ou d'occupation des sols, est manifestement autre que la mise à mort ou la perturbation d'espèces animales, les interdictions prévues à cette disposition ne s'appliquent qu'en cas de risque d'incidence négative sur l'état de conservation des espèces concernées, et, d'autre part, la protection offerte par ladite disposition ne cesse pas de s'appliquer aux espèces ayant atteint un état de conservation favorable (CJUE, arrêt du 4 mars 2021, Föreningen Skydda Skogen, C-473/19 et C-474/19).

34. Il s'ensuit qu'en l'absence d'un doute raisonnable sur l'interprétation à donner à la portée de l'interdiction posée par le législateur aux termes de l'article L. 411-1 du code de l'environnement en cas de destruction de spécimens d'une espèce protégée d'oiseau causée par des éoliennes, il n'y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne de la question préjudicielle soulevée par le moyen.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

DIT n'y avoir lieu à question préjudicielle ;

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : Mme Farrenq-Nési - Avocat général : Mme Vassallo - Avocat(s) : SARL Cabinet Briard ; SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret -

Textes visés :

Article L. 142-2 du code de l'environnement ; article 1240 du code civil ; articles 31 et 122 du code de procédure civile ; loi des 16-24 août 1790 ; décret du 16 fructidor an III ; article L. 411-2, 1°, du code de l'environnement ; articles L. 411-1, L. 411-2 et L. 415-3 du code de l'environnement ; article L. 411-1 du code de l'environnement ; article 5, §§ a) à d), de la Directive 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009.

Rapprochement(s) :

3e Civ., 1er juillet 2009, pourvoi n° 07-21.954, Bull. 2009, III, n° 166 (cassation partielle), et l'arrêt cité ; Crim., 1er juin 2010, pourvoi n° 09-87.159, Bull. crim. 2010, n° 96 (3) (rejet) ; 3e Civ., 8 juin 2011, pourvoi n° 10-15.500, Bull. 2011, III, n° 101 (rejet), et l'arrêt cité. Tribunal des conflits, 13 octobre 2014, n° 3 964, Bull. 2014, T. conflits, n° 13 ; 1re Civ., 14 février 2018, pourvoi n° 17-14.703, Bull. 2018, I, n° 32 (cassation). Crim., 18 octobre 2022, pourvoi n° 21-86.965, Bull. crim., (2) (cassation partielle), et l'arrêt cité.

Com., 23 novembre 2022, n° 21-13.613, (B), FRH

Cassation

Fiscalité – Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Droit à déduction – Conditions – Lien direct avec l'activité

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 10 décembre 2020), la société Nevile Foster Delaunay Belleville (la société NFDB), exerçant l'activité de marchande de biens immobiliers, a été mise en redressement judiciaire le 4 mai 2004, puis en liquidation judiciaire le 10 mai 2005.

La procédure a été étendue à sa filiale la SCI Laugier Saint-Germain (la société Laugier).

La société [V] Yang-Ting, en la personne de Mme [V], a été successivement désignée mandataire judiciaire puis liquidateur.

2. La clôture de la liquidation judiciaire pour extinction du passif a été prononcée le 21 janvier 2015.

Le compte rendu de fin de mission du liquidateur a été déposé et notifié aux sociétés NFDB et Laugier le 3 mars 2015.

3. Le 6 octobre 2015, les sociétés NFDB et Laugier ont désigné M. [K], en qualité de liquidateur amiable, lequel a demandé à l'administration fiscale, le 26 janvier 2016, un remboursement de crédit de TVA pour le compte de la société NFDB afférent aux dépenses engagées après le jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire pendant la période 2006-2012.

La demande a été déclarée irrecevable par l'administration fiscale pour cause de prescription le 8 juillet suivant.

4. Considérant que le liquidateur judiciaire avait commis une faute engageant sa responsabilité personnelle en omettant d'entreprendre les formalités permettant d'obtenir le remboursement du crédit de TVA, les sociétés NFDB et Laugier l'ont assigné en paiement de dommages et intérêts.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

5. La société Laugier et la société NFDB font grief à l'arrêt de les débouter de leurs demandes, alors : « que la Cour de justice de l'Union Européenne a dit pour droit (CJCE, arrêt du 3 mars 2005, Fini H, C-32/03) que les opérations réalisées par une société pendant la période de liquidation de son activité doivent être considérées comme faisant partie de l'activité économique, dès lors qu'existe un lien entre une opération particulière en amont et une ou plusieurs opérations en aval ouvrant droit à déduction, le système commun de TVA garantissant la parfaite neutralité quant à la charge fiscale de toutes les activités économiques, quels que soient les buts ou les résultats de ces activités ; qu'il s'ensuit qu'afin de respecter le principe de neutralité du système de taxe sur la valeur ajoutée, les dispositions de l'article 271 du code général des impôts doivent être interprétées de manière à ce qu'il ne soit pas procédé, pour l'exercice du droit à déduction, à une distinction arbitraire entre les dépenses effectuées par une entreprise avant l'exploitation effective de celle-ci, celles exposées au cours de cette exploitation et celles engagées pour mettre fin à cette exploitation ou à sa liquidation, de sorte que les dépenses relevant de la troisième catégorie, dès lors qu'elles sont en lien direct avec une ou plusieurs opérations en aval ouvrant droit à déduction, peuvent être regardées comme faisant partie des frais généraux de l'entreprise et permettent l'exercice du droit à déduction ; que, pour écarter la faute du liquidateur judiciaire, la cour d'appel a énoncé que le jugement ouvrant une procédure de liquidation judiciaire à l'encontre de la société NFDB prévoyait l'arrêt immédiat de son activité et qu'ainsi elle ne pouvait plus se livrer à des opérations de sous-location d'entrepôts, ce qui constituait son activité antérieure, que Mme [V] établissait, par la production de sa reddition des comptes de la liquidation et qu'elle n'avait, au cours de la période de liquidation, cédé aucun bien, stock ou élément d'actif immobilisé dont la cession est soumise à la TVA, pour en déduire que, ne remplissant aucune des deux conditions alternatives posées par le Conseil d'Etat, la société NFDB avait perdu sa qualité « d'assujettie » au jour du jugement prononçant sa liquidation judiciaire et que, dès lors, la TVA relative aux factures acquittées au cours de la période de liquidation ne pouvait plus être récupérée ; qu'en statuant ainsi, par des motifs d'où il ne résulte pas que les dépenses en amont de la société NFDB soumises à TVA pendant les opérations de liquidation étaient sans lien avec une ou plusieurs opérations en aval ouvrant droit à déduction, la cour d'appel a violé l'article 271 du code général des impôts, ensemble le principe de neutralité du système de TVA consacré par la Cour de justice de l'Union Européenne et l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

6. La société [V] Yang-Ting et Mme [V] contestent la recevabilité du moyen en soutenant que celui-ci, qui part du postulat qu'il aurait existé un lien direct et immédiat entre les paiements litigieux et l'activité antérieure de la société NFDB, introduit devant la Cour de cassation une discussion purement factuelle qui aurait dû être étayée en cause d'appel, et est nouveau et mélangé de fait et de droit.

7. Cependant la cour d'appel ayant déjà été saisie du moyen dont la recevabilité est contestée, celui-ci n'est pas nouveau.

8. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil et l'article 271 du code général des impôts :

9. Aux termes du premier texte, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Selon le second, la taxe sur la valeur ajoutée qui a grevé les éléments du prix d'une opération imposable est déductible de la taxe sur la valeur ajoutée applicable à cette opération, et la taxe sur la valeur ajoutée déductible dont l'imputation n'a pu être opérée peut faire l'objet d'un remboursement dans les conditions, selon les modalités et dans les limites fixées par décret en Conseil d'Etat.

10. La Cour de justice des Communautés européennes a dit pour droit (CJCE, arrêt du 3 mars 2005, Fini H, C-32/03), d'une part, que selon les termes de l'article 4, § 1, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil du 17 mai 1977, modifiée par la directive 95/7/CE du Conseil du 10 avril 1995, la notion d'assujetti est définie en relation avec celle d'activité économique et que c'est l'existence d'une telle activité qui justifie la qualification d'assujetti qui se voit reconnaître, par la sixième directive, le droit à déduction. Elle a dit pour droit, d'autre part, que les coûts des opérations réalisées par une société assujettie pendant la période de liquidation de son activité doivent être considérés comme inhérents à l'activité économique, de sorte que le droit à déduction doit lui être reconnu si ces opérations présentent un lien direct et immédiat avec l'activité, pour autant que sa mise en oeuvre ne donne pas lieu à des situations frauduleuses ou abusives, et que toute autre interprétation reviendrait à procéder à une distinction arbitraire entre, d'un côté, les dépenses effectuées pour les besoins d'une entreprise avant l'exploitation effective de celle-ci et celles réalisées au cours de ladite exploitation, et, de l'autre, les dépenses effectuées pour mettre fin à cette exploitation.

11. L'administration fiscale considère ainsi qu'une entreprise qui a cessé son activité commerciale mais qui continue de supporter des dépenses afférentes à cette activité est considérée comme un assujetti et peut déduire la TVA sur les montants acquittés, pour autant qu'il existe un lien direct et immédiat entre les paiements effectués et l'activité commerciale et dès lors que l'absence d'intention frauduleuse ou abusive est établie et qu'il en est ainsi notamment de la TVA ayant grevé les honoraires des mandataires liquidateurs (BOI-TVA-DED-50-20-20).

12. Pour retenir que le liquidateur n'avait commis aucune faute, l'arrêt retient que la perte de la qualité de redevable ouvrant droit au remboursement d'un crédit de TVA résulte de l'impossibilité pour l'assujetti de récupérer, par voie d'imputation sur les taxes dont il est redevable, le crédit dont il disposait, qu'un assujetti, quelle que soit l'activité qu'il a exercée, doit être regardé comme ayant perdu la qualité de redevable lorsqu'il n'est plus en mesure de réaliser aucune opération donnant lieu à collecte de TVA, et que tel est le cas lorsque non seulement l'assujetti ne peut plus effectuer aucune des opérations qui constituaient son activité normale, soit qu'il ait cédé l'ensemble des marchandises qu'il avait pour objet de vendre, soit qu'il ait cessé totalement d'effectuer les prestations de services qu'il avait pour objet de rendre, mais également ne dispose plus de biens, stocks ou éléments d'actif immobilisé, dont la cession est soumise à la perception de TVA. Ayant relevé qu'en l'espèce, il était constant et non contesté que le jugement ouvrant la liquidation judiciaire de la société NFDB prévoyait l'arrêt immédiat de son activité, l'arrêt retient ensuite que cette société, représentée par Mme [V], ne pouvait plus se livrer à des opérations de sous-location d'entrepôts au sein du port de [Localité 3], ce qui constituait son activité antérieure, étant observé que le bail qui la liait au Port Autonome de [Localité 4] avait été résilié le 30 août 2000, et que le liquidateur établit, par la production de sa reddition des comptes de la liquidation, que la société NFDB n'a, au cours de la période de liquidation, cédé aucun bien, stock ou élément d'actif immobilisé dont la cession était soumise à la TVA. Il en déduit que la société NFDB a perdu sa qualité d'assujettie au jour du jugement prononçant sa liquidation judiciaire et que la TVA relative aux factures acquittées au cours de la période de liquidation ne pouvant plus être récupérée par la société NFDB, le liquidateur n'avait commis aucune faute en ne demandant pas le remboursement d'un crédit de TVA afférent aux opérations postérieures au jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire.

13. En statuant ainsi, alors que la société NFDB n'avait pas perdu sa qualité d'assujettie du seul fait de sa cessation d'activité, et qu'elle pouvait déduire la TVA grevant les dépenses engagées pour mettre fin à son exploitation après le jugement d'ouverture de sa liquidation judiciaire, en obtenant, à la demande de son liquidateur, le remboursement du crédit de TVA ainsi généré, pour autant qu'il existait un lien direct et immédiat entre les paiements effectués et l'activité commerciale ou qu'ils aient été exposés pour mettre fin à l'exploitation et dès lors que l'absence d'intention frauduleuse ou abusive était établie, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 10 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Vaissette (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Bélaval - Avocat général : Mme Guinamant - Avocat(s) : SARL Le Prado - Gilbert ; SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret -

Textes visés :

Article 1382, devenu 1240, du code civil ; article 271 du code général des impôts.

Rapprochement(s) :

Sur la qualification d'assujetti, cf : CJCE, arrêt du 3 mars 2005, Fini H, C-32/03.

1re Civ., 30 novembre 2022, n° 21-15.988, (B), FS

Rejet

Règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 – Compétence judiciaire en matière matrimoniale – Critères – Résidence habituelle du défendeur – Caractérisation – Appréciation souveraine des juges du fond

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 13 avril 2021), Mme [P] et M. [S], tous deux de nationalité belge, se sont mariés le 18 septembre 1982, en Belgique.

2. Le 12 mai 2020, Mme [P] a présenté une requête en divorce devant un juge aux affaires familiales.

Examen du moyen

Sur le deuxième moyen, pris en ses deuxième à cinquième branches, ci-après annexé

3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. M. [S] fait grief à l'arrêt de dire que le juge aux affaires familiales est compétent pour connaître de la procédure de divorce et de renvoyer M. et Mme [S] devant cette juridiction, alors « que la résidence habituelle, notion autonome du droit européen, se définit comme le lieu où l'intéressé a fixé, avec la volonté de lui conférer un caractère stable, le centre permanent ou habituel de ses intérêts ; qu'elle vise tous les intérêts des époux, sans nécessairement faire prévaloir leurs activités de la vie courante et de loisirs ; que, pour considérer que les époux [S] avaient transféré leur résidence en France au moment du dépôt de la requête en divorce, la cour d'appel retient que la résidence se définit comme le lieu où une personne a fixé ses centres d'intérêts et les met en oeuvre dans les actes de la vie courante de sorte que ce qu'il faut essentiellement retenir c'est qu'à la date du dépôt de la requête en divorce, le couple menait depuis 18 mois une vie sociale stable à [Localité 5] où ils effectuaient la quasi-totalité des dépenses courantes, avaient entrepris des travaux d'entretien et de réparation de leur villa et où ils avaient développé un réseau relationnel et amical et menaient une vie sociale ; qu'en accordant de manière générale une prépondérance à la vie sociale et de loisir des époux sur l'ensemble des autres liens que les époux avaient conservés avec la Belgique, où il était constant qu'ils résidaient plusieurs mois de l'année, y avaient l'ensemble de leurs comptes et actifs financiers, où M. [S] percevait ses allocations chômage qui constituaient les ressources du ménage, où les époux payaient leurs impôts sur le revenu et recevaient l'ensemble de leurs factures y compris celles relatives à leur bien sis à [Localité 5] et étaient toujours rattachés à la sécurité sociale, où tous leurs frais médicaux étaient encourus, où l'Etat belge considère que c'est leur résidence principale, où ils déclaraient tous les deux avoir leur résidence habituelle tandis qu'ils qualifiaient leur résidence de [Localité 5] de secondaire, et où les époux avaient conservé l'immatriculation de leurs voitures et leurs numéros de téléphone portable, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 3 du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003. »

Réponse de la Cour

5. Aux termes de l'article 3, § 1, sous a), premier tiret, du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, sont compétentes pour statuer sur les questions relatives au divorce les juridictions de l'État membre sur le territoire duquel se trouve la résidence habituelle des époux.

6. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, arrêt du 25 novembre 2021, IB/FA, C-289/20) que la notion de résidence habituelle au sens de l'article 3, § 1, sous a), du règlement précité est caractérisée, en principe, par deux éléments, à savoir, d'une part, la volonté de l'intéressé de fixer le centre habituel de ses intérêts dans un lieu déterminé et, d'autre part, une présence revêtant un degré suffisant de stabilité sur le territoire de l'État membre concerné (point 57), l'environnement d'un adulte étant de nature variée, composé d'un vaste spectre d'activités et d'intérêts, notamment professionnels, socioculturels, patrimoniaux ainsi que d'ordre privé et familial, diversifiés (point 56).

7. La cour d'appel a relevé qu'après avoir vécu pendant longtemps à l'étranger en raison de l'activité professionnelle de l'époux, M. [S] et Mme [P], propriétaires, à [Localité 4] (Belgique), d'une maison occupée par leur fille aînée depuis 2013, et d'une villa à [Localité 5], louée jusque fin 2017, étaient revenus en Europe en mai 2018, date à laquelle, tout en déclarant leur résidence principale à [Localité 4], ils avaient fait déménager divers meubles d'[Localité 4] à [Localité 5], pour s'y installer eux-mêmes début juin 2018.

8. Elle a constaté que la villa, d'abord assurée en tant que résidence secondaire, était désormais assurée sans précision particulière et que le couple y avait entrepris divers travaux d'entretien et de réparation, en effectuant la quasi-totalité de ses dépenses courantes à [Localité 5] ou dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, où il avait développé un réseau relationnel et amical.

9. Elle a relevé encore que, depuis leur installation, M. et Mme [S] résidaient essentiellement à [Localité 5] et ne rentraient que pour de courts séjours à [Localité 3], où ils avaient conservé des intérêts administratifs et financiers.

10. Elle en a souverainement déduit que, à partir du mois de juin 2018, M. et Mme [S] avaient eu la volonté de fixer à [Localité 5] le centre habituel de leurs intérêts en y menant une vie sociale suffisamment stable, de sorte que leur résidence habituelle au sens du texte précité se trouvait en France.

11. Elle a ainsi légalement justifié sa décision déclarant le juge français compétent pour connaître de l'instance en divorce introduite par Mme [P].

12. Et en l'absence de doute raisonnable quant à l'interprétation du droit de l'Union européenne, il n'y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : M. Fulchiron - Avocat général : Mme Caron-Déglise - Avocat(s) : SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés ; SAS Buk Lament-Robillot -

Textes visés :

Article 3, § 1, sous a), premier tiret, du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003.

1re Civ., 23 novembre 2022, n° 21-22.254, (B), FRH

Rejet

Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 – Article 30 – Compétence judiciaire – Demandes connexes pendantes devant des juridictions d'Etats membres différents – Définition

Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 – Article 30 – Compétence judiciaire – Demandes connexes pendantes devant des juridictions d'Etats membres différents – Juridiction saisie en second lieu – Sursis à statuer – Appréciation souveraine

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Reims, 23 mars 2021), la société Moulins Soufflet a confié à la société Cabinet Bourbon une mission de conseil et d'assistance technique relative à la réalisation d'un moulin à blé comportant un système d'étuvage de la farine. Elle a confié le lot étuvage à la société belge Artiliège qui a sous-traité la fourniture du générateur à air chaud à la société belge Boogaerts.

Le 4 février 2015, celle-ci a saisi le juge belge d'une demande de paiement de factures dirigée contre les sociétés Artiliège et Moulins Soufflet.

Le 26 juillet 2017, la société Moulins Soufflet, alléguant que le dispositif d'étuvage de la farine était affecté de désordres, a assigné en responsabilité contractuelle la société Cabinet Bourbon, laquelle a appelé en intervention forcée les sociétés Artiliège et Boogaerts.

Examen des moyens

Sur le second moyen, ci-après annexé

2. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

3. La société Artiliège fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de sursis à statuer, alors « que l'article 30.1 du règlement Bruxelles I bis prévoit que « lorsque des demandes connexes sont pendantes devant des juridictions d'Etats membres différents, la juridiction saisie en second lieu peut surseoir à statuer » ; que suivant l'article 30.3 de ce même règlement « sont connexes, au sens du présent article, les demandes liées entre elles par un rapport si étroit qu'il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément » ; qu'en l'espèce, après avoir affirmé que « dans l'hypothèse où les juridictions françaises soient amenées à avoir, sur la question de l'éventuelle défectuosité du matériel et sur le lien de causalité avec les préjudices allégués par la société Soufflet, une appréciation contraire des juridictions belges, ou vice-versa, il en résulterait potentiellement un risque de contrariété entre les solutions susceptibles d'être adoptées par les juridictions des deux Etats membres de l'Union », de sorte que « la situation de connexité, au sens du Règlement, se trouve suffisamment établie » (cf. arrêt p. 9, §§ 1 et 2), la cour d'appel a néanmoins écarté l'exception de connexité soulevée par la société Artiliège et refusé de surseoir à statuer dans l'attente d'une décision définitive rendue par les juridictions belges saisies en premier lieu, motif pris que « la question de la défectuosité du matériel fourni par la société Boogaerts n'occupe pas une place centrale, au vu des autres manquements contractuels allégués, ainsi que du propre comportement de la société Soufflet » (cf. arrêt p. 9, § 3) ; qu'en subordonnant ainsi le sursis à statuer au caractère central au litige de la question posée par la demande connexe, la cour d'appel a violé les articles 30.1 et 30.3 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, dit Bruxelles I bis, par l'ajout d'une condition qu'ils ne prévoient pas. »

Réponse de la Cour

4. Selon l'article 30 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, lorsque des demandes connexes sont pendantes devant des juridictions d'Etats membres différents, la juridiction saisie en second lieu peut surseoir à statuer, les demandes connexes étant celles qui sont liées entre elles par un rapport si étroit qu'il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.

5. Ayant relevé que la société Moulins Soufflet, qui l'avait saisie d'une action en responsabilité contractuelle dirigée contre la société Cabinet Bourbon, laquelle sollicitait la garantie des sociétés Artiliège et Boogaerts, était assignée par cette dernière devant un juge belge en paiement du prix du générateur litigieux, la cour d'appel, qui en a exactement déduit que les deux affaires étaient connexes, a toutefois estimé, dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation, qu'il n'y avait pas lieu de surseoir à statuer.

6. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Chauvin - Rapporteur : M. Hascher - Avocat(s) : SCP Bénabent ; SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier ; SARL Le Prado - Gilbert ; SCP Célice, Texidor, Périer -

Textes visés :

Article 30 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale.

Soc., 23 novembre 2022, n° 20-21.924, (B) (R), FP

Rejet

Travail – Aménagement du temps de travail – Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 – Travail effectif – Temps assimilé à du travail effectif – Temps de trajet – Temps de déplacement professionnel – Temps dépassant le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail – Exclusion – Cas – Travailleur n'ayant pas de lieu de travail fixe ou habituel – Déplacements entre le domicile et les sites des clients

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Rennes, 17 septembre 2020) et les productions, M. [O] a été engagé le 4 mai 2009 par la société Etablissements Decayeux (la société), en qualité d'attaché commercial.

2. Le salarié a saisi la juridiction prud'homale le 15 janvier 2015 à l'effet d'obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail.

3. Il a été licencié le 19 octobre suivant.

Examen des moyens

Sur les premier, deuxième, quatrième et cinquième moyens, ci-après annexés

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui, pour les deux derniers, sont irrecevables, pour les deux autres, ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

5. L'employeur fait grief à l'arrêt de le condamner à régler au salarié diverses sommes à titre de rappel d'heures supplémentaires, de congés payés afférents et d'indemnité légale forfaitaire pour travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié, de prononcer en conséquence la résiliation judiciaire du contrat de travail à ses torts exclusifs et de le condamner à verser au salarié diverses sommes à titre d'indemnité compensatrice légale de préavis, outre les congés payés afférents, d'indemnité légale de licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors « que le temps de déplacement professionnel pour se rendre du domicile aux lieux d'exécution du contrat de travail n'est pas du temps de travail effectif et n'ouvre droit qu'à une contrepartie financière ou en repos s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail ; qu'en condamnant l'employeur au paiement d'un rappel d'heures supplémentaires et de congés payés afférents au titre des temps de déplacement effectués par le salarié pour se rendre sur les lieux d'exécution du contrat de travail, la cour d'appel a violé l'article L. 3121-4 du code du travail dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016. »

Réponse de la Cour

6. Aux termes de l'article L. 3121-1 du code du travail, la durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles.

7. Aux termes de l'article L. 3121-4 du même code, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif. Toutefois, s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l'objet d'une contrepartie soit sous forme de repos, soit financière. Cette contrepartie est déterminée par convention ou accord collectif de travail ou, à défaut, par décision unilatérale de l'employeur prise après consultation du comité d'entreprise ou des délégués du personnel, s'il en existe.

La part de ce temps de déplacement professionnel coïncidant avec l'horaire de travail n'entraîne aucune perte de salaire.

8. La Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article 2, point 1, de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, dans lesquelles les travailleurs n'ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, constitue du « temps de travail », au sens de cette disposition, le temps de déplacement que ces travailleurs consacrent aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par leur employeur (CJUE, arrêt du 10 septembre 2015, Federación de Servicios Privados del sindicato Comisiones obreras, C-266/14).

9. Certes, ainsi que l'a énoncé l'arrêt précité (points 48 et 49), il résulte de la jurisprudence de la Cour que, exception faite de l'hypothèse particulière visée à l'article 7, § 1, de la directive 2003/88/CE en matière de congé annuel payé, celle-ci se borne à réglementer certains aspects de l'aménagement du temps de travail, de telle sorte que, en principe, elle ne trouve pas à s'appliquer à la rémunération des travailleurs.

10. La Cour de justice considère en outre que la directive ne s'oppose pas à l'application d'une réglementation d'un État membre, d'une convention collective de travail ou d'une décision d'un employeur qui, aux fins de la rémunération d'un service, prend en compte de manière différente les périodes au cours desquelles des prestations de travail sont réellement effectuées et celles durant lesquelles aucun travail effectif n'est accompli, même lorsque ces périodes doivent être considérées, dans leur intégralité, comme du « temps de travail » aux fins de l'application de ladite directive, CJUE, arrêt du 9 mars 2021, Radiotelevizija Slovenija (Période d'astreinte dans un lieu reculé), C-344/19, point 58 (CJUE, arrêt du 9 mars 2021, Stadt Offenbach am Main, C-580/19).

11. La Cour de cassation a jugé que le mode de rémunération des travailleurs dans une situation dans laquelle les travailleurs n'ont pas de lieu de travail fixe ou habituel et effectuent des déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par leur employeur relève, non pas de ladite directive, mais des dispositions pertinentes du droit national et qu'en application de l'article L. 3121-4 du code du travail, le temps de déplacement qui dépasse le temps normal de trajet, qui n'est pas du temps de travail effectif, doit faire l'objet d'une contrepartie, soit sous forme de repos, soit sous forme financière (Soc., 30 mai 2018, pourvoi n° 16-20.634, Bull. 2018, V, n° 97 (rejet)).

12. Cependant, dans l'arrêt du 9 mars 2021 (Radiotelevizija Slovenija, C-344/19), la Cour de justice de l'Union européenne retient que les notions de « temps de travail » et de « période de repos » constituent des notions de droit de l'Union qu'il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de la directive 2003/88/CE.

En effet, seule une telle interprétation autonome est de nature à assurer à cette directive sa pleine efficacité ainsi qu'une application uniforme de ces notions dans l'ensemble des États membres (point 30).

La Cour de justice de l'Union européenne précise que malgré la référence faite aux « législations et/ou pratiques nationales » à l'article 2 de la directive 2003/88/CE, les États membres ne sauraient déterminer unilatéralement la portée des notions de « temps de travail » et de « période de repos », en subordonnant à quelque condition ou restriction que ce soit le droit, reconnu directement aux travailleurs par cette directive, à ce que les périodes de travail et, corrélativement, celles de repos soient dûment prises en compte. Toute autre interprétation tiendrait en échec l'effet utile de la directive 2003/88/CE et méconnaîtrait sa finalité (point 31).

13. Eu égard à l'obligation d'interprétation des articles L. 3121-1 et L. 3121-4 du code du travail à la lumière de la directive 2003/88/CE, il y a donc lieu de juger désormais que, lorsque les temps de déplacements accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif telle qu'elle est fixée par l'article L. 3121-1 du code du travail, ces temps ne relèvent pas du champ d'application de l'article L. 3121-4 du même code.

14. La cour d'appel a constaté que le salarié, qui soutenait, sans être contredit sur ce point par l'employeur, qu'il devait en conduisant, pendant ses déplacements, grâce à son téléphone portable professionnel et son kit main libre intégré dans le véhicule mis à sa disposition par la société, être en mesure de fixer des rendez-vous, d'appeler et de répondre à ses divers interlocuteurs, clients, directeur commercial, assistantes et techniciens, exerçait des fonctions de « technico-commercial » itinérant, ne se rendait que de façon occasionnelle au siège de l'entreprise pour l'exercice de sa prestation de travail et disposait d'un véhicule de société pour intervenir auprès des clients de l'entreprise répartis sur sept départements du Grand Ouest éloignés de son domicile, ce qui le conduisait, parfois, à la fin d'une journée de déplacement professionnel, à réserver une chambre d'hôtel afin de pourvoir reprendre, le lendemain, le cours des visites programmées.

15. Elle a ainsi fait ressortir que, pendant les temps de trajet ou de déplacement entre son domicile et les premier et dernier clients, le salarié devait se tenir à la disposition de l'employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles.

16. Elle a décidé à bon droit que ces temps devaient être intégrés dans son temps de travail effectif et rémunérés comme tel.

17. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation plénière de chambre.

- Président : M. Sommer - Rapporteur : Mme Techer - Avocat général : Mme Molina - Avocat(s) : SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet ; SCP Marc Lévis -

Textes visés :

Articles L. 3121-1 et L. 3121-4 du code du travail, à la lumière de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003.

Rapprochement(s) :

Sur la prise en compte du temps de déplacement professionnel dépassant le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail comme temps de travail dépassant le temps normal de trajet devant faire l'objet d'une contrepartie, à rapprocher : Soc., 30 mai 2018, pourvoi n° 16-20.634, Bull. 2018, V, n° 97 (rejet).

Soc., 23 novembre 2022, n° 21-14.060, (B) (R), FP

Cassation partielle

Travail – Salarié – Principe de non-discrimination – Egalité de traitement entre hommes et femmes – Directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 – Dérogation au principe de non-discrimination – Conditions – Exigence professionnelle véritable et déterminante – Définition – Cas – Portée

Intervention

1. Il est donné acte à l'association SOS Racisme - touche pas à mon pote de son intervention.

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 6 novembre 2019) et les productions, M. [T] a été engagé le 7 mai 1998 par la société Air France, en qualité de steward.

3. A compter de 2005, le salarié s'est présenté coiffé de tresses africaines nouées en chignon à l'embarquement, lequel lui a été refusé par l'employeur au motif qu'une telle coiffure n'était pas autorisée par le manuel des règles de port de l'uniforme pour le personnel navigant commercial masculin.

Par la suite et jusqu'en 2007, le salarié a porté une perruque pour exercer ses fonctions.

4. Soutenant être victime de discrimination, il a saisi, le 20 janvier 2012, la juridiction prud'homale de diverses demandes.

5. Le 13 avril 2012, l'employeur a notifié au salarié une mise à pied sans solde de cinq jours pour présentation non conforme aux règles de port de l'uniforme.

6. Le 17 février 2016, le salarié a été déclaré définitivement inapte à exercer la fonction de personnel navigant commercial, en raison d'un syndrome dépressif reconnu comme maladie professionnelle par la caisse primaire d'assurance maladie.

7. Après avoir bénéficié d'un congé de reconversion professionnelle et confirmé qu'il ne souhaitait pas de reclassement au sol, il a été licencié le 5 février 2018 pour inaptitude définitive et impossibilité de reclassement.

8. En cause d'appel, le salarié a demandé la condamnation de l'employeur au paiement d'une somme à titre de dommages-intérêts pour discrimination, harcèlement moral et déloyauté, d'un rappel de salaire pour la période du 1er janvier 2012 au 28 février 2014 et les congés payés afférents, la nullité de son licenciement et en conséquence la condamnation de l'employeur au paiement de dommages-intérêts à ce titre, d'un solde de préavis avec les congés payés afférents et d'une indemnité de licenciement.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses huitième et neuvième branches

Enoncé du moyen

9. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de sa demande de dommages-intérêts au titre de la discrimination, du harcèlement moral et de la déloyauté, de sa demande de rappels de salaire du 1er janvier 2012 au 28 février 2014, ainsi que de ses demandes tendant à la nullité de son licenciement et au paiement de sommes subséquentes à titre de dommages-intérêts, de solde sur préavis, de congés payés afférents et d'indemnité de licenciement, alors :

« 8°/ que s'il appartient au salarié qui se prétend lésé par une mesure discriminatoire de soumettre au juge les éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, il incombe à l'employeur, s'il conteste le caractère discriminatoire du traitement réservé au salarié, d'établir que sa décision est justifiée par des éléments objectifs, étrangers à toute discrimination ; qu'en écartant la discrimination sans préciser en quoi les tresses africaines nuiraient à l'image de la compagnie Air France, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article L. 1132-1 du code du travail ;

9°/ que s'il appartient au salarié qui se prétend lésé par une mesure discriminatoire de soumettre au juge les éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, il incombe à l'employeur, s'il conteste le caractère discriminatoire du traitement réservé au salarié, d'établir que sa décision est justifiée par des éléments objectifs, étrangers à toute discrimination ; qu'il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué que le salarié n'avait pu exercer ses fonctions et avait dû porter une perruque pour pouvoir embarquer sur les vols qu'il devait assurer, ce à raison de sa coiffure faite de tresses africaines pourtant autorisée pour les femmes, et que « les éléments de fait apportés par M. [T] laissent supposer un harcèlement fondé sur une discrimination » ; que pour écarter la discrimination à raison du sexe, la cour d'appel s'est bornée à faire état d'une « différence d'apparence admise à une période donnée entre hommes et femmes en terme d'habillement, de coiffure, de chaussures et de maquillage » et à affirmer que « ce type de différence qui reprend les codes en usage ne peut être qualifiée de discrimination » ; qu'en justifiant ainsi la différence de traitement constatée par une discrimination communément admise, la cour d'appel a violé les articles L.1132-1 et L.1134-1 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2012-954 du 6 août 2012, et L. 1133-1 du code du travail, mettant en oeuvre en droit interne les articles 2, § 1, et 14, § 2, de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail :

10. Il résulte de ces textes que les différences de traitement en raison du sexe doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle véritable et déterminante et être proportionnées au but recherché.

11. Il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, 14 mars 2017, Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme (ADDH)/Micropole, C-188/15), que par analogie avec la notion d'« exigence professionnelle essentielle et déterminante » prévue à l'article 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, la notion d'« exigence professionnelle véritable et déterminante », au sens de l'article 14, § 2, de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d'exercice de l'activité professionnelle en cause. Il résulte en effet de la version en langue anglaise des deux directives précitées que les dispositions en cause sont rédigées de façon identique : « such a characteristic constitutes a genuine and determining occupational requirement ».

12. Pour débouter le salarié de sa demande de dommages-intérêts au titre de la discrimination, du harcèlement moral et de la déloyauté, de ses demandes de rappels de salaire et tendant à la nullité du licenciement et au paiement de sommes subséquentes, l'arrêt, après avoir constaté que le manuel de port de l'uniforme des personnels navigants commerciaux masculins mentionne que « les cheveux doivent être coiffés de façon extrêmement nette. Limitées en volume, les coiffures doivent garder un aspect naturel et homogène.

La longueur est limitée dans la nuque au niveau du bord supérieur du col de la chemise. Décoloration et ou coloration apparente non autorisée.

La longueur des pattes ne dépassant pas la partie médiane de l'oreille. Accessoires divers : non autorisés », retient que ce manuel n'instaure aucune différence entre cheveux lisses, bouclés ou crépus et donc aucune différence entre l'origine des salariés et qu'il est reproché au salarié sa coiffure, ce qui est sans rapport avec la nature de ses cheveux.

13. Il ajoute que si le port de tresses africaines nouées en chignon est autorisé pour le personnel navigant féminin, l'existence de cette différence d'apparence, admise à une période donnée entre hommes et femmes en termes d'habillement, de coiffure, de chaussures et de maquillage, qui reprend les codes en usage, ne peut être qualifiée de discrimination.

14. L'arrêt énonce encore que la présentation du personnel navigant commercial fait partie intégrante de l'image de marque de la compagnie, que le salarié est en contact avec la clientèle d'une grande compagnie de transport aérien qui comme toutes les autres compagnies aériennes impose le port de l'uniforme et une certaine image de marque immédiatement reconnaissable, qu'en sa qualité de steward, il joue un rôle commercial dans son contact avec la clientèle et représente la compagnie et que la volonté de la compagnie de sauvegarder son image est une cause valable de limitation de la libre apparence des salariés.

15. L'arrêt en déduit que les agissements de la société Air France ne sont pas motivés par une discrimination directe ou indirecte et sont justifiés par des raisons totalement étrangères à tout harcèlement.

16. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que la société Air France avait interdit au salarié de se présenter à l'embarquement avec des cheveux longs coiffés en tresses africaines nouées en chignon et que, pour pouvoir exercer ses fonctions, l'intéressé avait dû porter une perruque masquant sa coiffure au motif que celle-ci n'était pas conforme au référentiel relatif au personnel navigant commercial masculin, ce dont il résultait que l'interdiction faite à l'intéressé de porter une coiffure, pourtant autorisée par le même référentiel pour le personnel féminin, caractérisait une discrimination directement fondée sur l'apparence physique en lien avec le sexe, la cour d'appel, qui, d'une part, s'est prononcée par des motifs, relatifs au port de l'uniforme, inopérants pour justifier que les restrictions imposées au personnel masculin relatives à la coiffure étaient nécessaires pour permettre l'identification du personnel de la société Air France et préserver l'image de celle-ci, et qui, d'autre part, s'est fondée sur la perception sociale de l'apparence physique des genres masculin et féminin, laquelle ne peut constituer une exigence professionnelle véritable et déterminante justifiant une différence de traitement relative à la coiffure entre les femmes et les hommes, au sens de l'article 14, § 2, de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006, a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute M. [T] de ses demandes de dommages-intérêts au titre de la discrimination, du harcèlement moral et de la déloyauté, de rappels de salaire du 1er janvier 2012 au 28 février 2014, ainsi que de sa demande tendant à la nullité de son licenciement et au paiement de dommages-intérêts à ce titre, de solde sur préavis et congés payés afférents et d'indemnité de licenciement, et en ce qu'il condamne M. [T] à payer à la société Air France la somme de 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens d'appel, l'arrêt rendu le 6 novembre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.

Arrêt rendu en formation plénière de chambre.

- Président : M. Sommer - Rapporteur : M. Barincou et Mme Sommé - Avocat général : Mme Laulom - Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy ; SARL Le Prado - Gilbert ; SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia -

Textes visés :

Articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2012-954 du 6 août 2012, et L. 1133-1 du code du travail ; articles 2, § 1, et 14, § 2, de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail.

Rapprochement(s) :

Sur la notion d'exigence professionnelle véritable et déterminante, à rapprocher : Soc., 14 avril 2021, pourvoi n° 19-24.079, Bull., (rejet), et les arrêts cités. Sur la notion d'exigence professionnelle véritable et déterminante, cf. : CJUE, arrêt du 14 mars 2017, Bougnaoui et Association de défense des droits de l'homme (ADDH) /Micropole, C-188/15.

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