Numéro 11 - Novembre 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 11 - Novembre 2022

REPRESENTATION DES SALARIES

Soc., 16 novembre 2022, n° 21-17.255, (B), FRH

Cassation partielle

Délégué du personnel – Attributions – Maladie ou accident non professionnel – Inaptitude au travail – Inaptitude physique du salarié – Proposition d'un emploi adapté – Avis des délégués du personnel – Exclusion – Cas – Avis du médecin du travail – Mention expresse d'une inaptitude à tout emploi dans l'entreprise – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Amiens, 14 avril 2021), M. [R], engagé le 3 mars 2008 en qualité de référent formation par le Syndicat mixte de Baie de Somme Grand Littoral Picard, a été placé en arrêt de travail pour maladie du 17 janvier au 11 juin 2017, puis à compter du 9 octobre 2017.

2. Le 4 décembre 2017, le médecin du travail a émis l'avis suivant :

« inapte - étude de poste et étude des conditions de travail réalisées le 15/11/2017

échange avec l'employeur - l'état de santé fait obstacle à tout reclassement dans un emploi ».

3. Le 26 décembre 2017, le salarié a été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

4. L'employeur fait grief à l'arrêt de dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et de le condamner à payer au salarié une somme à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, ainsi qu'au remboursement des indemnités de chômage dans la limite de trois mois, alors « qu'il résulte de l'article L. 1226-2 du code du travail dans sa rédaction postérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 et de l'article L. 1226-2-1 du code du travail issu de cette même loi, que l'employeur n'est pas tenu de consulter les représentants du personnel lorsque le médecin du travail l'a dispensé de toute recherche de reclassement en mentionnant expressément, dans l'avis d'inaptitude, que « tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé », ou que « l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi » ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que l'avis d'inaptitude du salarié en date du 4 décembre 2017 mentionnait expressément que « l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi » ; qu'en retenant, pour dire le licenciement du salarié sans cause réelle ni sérieuse, qu'il résultait de la combinaison des articles L. 1226-2 et L. 1226-2-1 du code du travail dans leur rédaction précitée, que « la méconnaissance des dispositions relatives au reclassement du salarié déclaré inapte consécutivement à un accident non professionnel ou une maladie, dont celle imposant à l'employeur de consulter les délégués du personnel, prive le licenciement de cause réelle et sérieuse, peu important que le médecin du travail ait dispensé l'employeur de toute recherche de reclassement », la cour d'appel a violé l'article L. 1226-2 du code du travail dans sa rédaction postérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 et l'article L. 1226-2-1 du code du travail issu de cette même loi. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 1226-2 et L. 1226-2-1 du code du travail dans leur rédaction issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 :

5. Il résulte du premier de ces textes que lorsque le salarié victime d'une maladie ou d'un accident non professionnel est déclaré inapte par le médecin du travail, en application de l'article L. 4624-4, à reprendre l'emploi qu'il occupait précédemment, l'employeur lui propose un autre emploi approprié à ses capacités, et que cette proposition doit prendre en compte, après avis des délégués du personnel, les conclusions écrites du médecin du travail et les indications qu'il formule sur les capacités du salarié à exercer l'une des tâches existant dans l'entreprise.

6. Selon le second, l'employeur ne peut rompre le contrat de travail que s'il justifie soit de son impossibilité de proposer un emploi dans les conditions prévues à l'article L. 1226-2, soit du refus par le salarié de l'emploi proposé dans ces conditions, soit de la mention expresse dans l'avis du médecin du travail que tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi.

7. Il s'ensuit que, lorsque le médecin du travail a mentionné expressément dans son avis que tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi, l'employeur, qui n'est pas tenu de rechercher un reclassement, n'a pas l'obligation de consulter les délégués du personnel.

8. Pour dire le licenciement du salarié dépourvu de cause réelle et sérieuse, l'arrêt retient qu'il résulte de la combinaison des articles L. 1226-2 et L. 1226-2-1 du code du travail que la méconnaissance des dispositions relatives au reclassement du salarié déclaré inapte consécutivement à un accident non professionnel ou une maladie, dont celle imposant à l'employeur de consulter les délégués du personnel, prive le licenciement de cause réelle et sérieuse, peu important que le médecin du travail ait dispensé l'employeur de toute recherche de reclassement.

9. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que l'avis du médecin du travail mentionnait que l'état de santé du salarié faisait obstacle à tout reclassement dans un emploi, la cour d'appel a violé les textes sus-visés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute le salarié de ses demandes au titre du harcèlement moral et de la nullité du licenciement, l'arrêt rendu le 14 avril 2021, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ;

Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : Mme Capitaine (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Lacquemant - Avocat(s) : SCP Célice, Texidor, Périer ; SCP Thouvenin, Coudray et Grévy -

Textes visés :

Articles L. 1226-2 et L. 1226-2-1 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016.

Rapprochement(s) :

Sur la consultation des délégués du personnel en cas d'avis du médecin du travail excluant tout reclassement dans un emploi lors d'une inaptitude d'origine professionnelle, dans le même sens que : Soc., 8 juin 2022, pourvoi n° 20-22.500, Bull., (cassation partielle).

Soc., 9 novembre 2022, n° 21-20.525, (B), FRH

Cassation

Délégué syndical – Désignation – Cadre de la désignation – Etablissement distinct – Communauté de travail – Existence – Caractérisation – Nécessité – Office du juge – Portée

Faits et procédure

1. Selon le jugement attaqué (tribunal judiciaire de Rennes, 16 juillet 2021), l'association de moyens Klesia (l'AMK) a conclu, le 5 juillet 2019, un accord collectif d'entreprise avec les syndicats CFDT, FO et CFE-CGC, prévoyant, en son article 1er, la mise en place d'un comité social et économique unique au niveau de l'AMK constituant un établissement unique pour l'ensemble des implantations géographiques. Ce même article prévoyait le nombre de délégués syndicaux pouvant légalement être désignés dans ce périmètre et la possibilité de désigner en sus des délégués syndicaux de proximité dans les différents sites de l'AMK.

L'élection des membres de la délégation du personnel au comité social et économique s'est déroulée en novembre 2019.

2. Un nouvel accord a été signé le 22 décembre 2020, reconnaissant l'existence d'une unité économique et sociale (l'UES Klesia) entre trois entités et fixant le périmètre de mise en place du comité social et économique unique au niveau de l'UES Klesia, ainsi que le nombre de délégués syndicaux pouvant être désignés dans ce périmètre, avec possibilité pour chaque organisation syndicale représentative de désigner un total de quatre délégués syndicaux d'entité, toutes entités confondues, et six délégués syndicaux territoriaux. Cet accord prévoit que les mandats syndicaux sont maintenus jusqu'aux élections du nouveau comité social et économique devant intervenir le 31 juillet 2021 au plus tard.

3. Entre temps, le syndicat CGT des salariés Klesia et le syndicat Solidaires CRCPM avaient contesté la validité de l'accord du 5 juillet 2019 devant le tribunal judiciaire de Paris qui, par jugement du 2 février 2021, a notamment retenu que les dispositions de l'article 1er de l'accord contrevenaient aux règles d'ordre public prévues par les articles L. 2143-3 et L. 2143-13 du code du travail, en ce qu'elles interdisaient la désignation d'un délégué syndical d'établissement, tout en le réintroduisant sous l'appellation « délégué syndical de proximité » et en restreignant le crédit d'heures du délégué syndical pourtant légalement encadré, en sorte que ces dispositions devaient être annulées.

4. Par lettre du 29 mars 2021, le syndicat Solidaires CRCPM a informé le directeur des affaires sociales de l'association de moyens Klesia de la désignation de M. [T] en qualité de délégué syndical au sein de Klesia sur le site de [Localité 2].

5. Par requête reçue au greffe le 9 avril 2021, le GIE Klesia ADP, l'Institution de retraite complémentaire Klesia Agirc-Arcco et le GIE Klesia, entités composant l'UES Klesia, ont saisi le tribunal judiciaire de Rennes afin d'obtenir l'annulation de cette désignation.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

6. Le GIE Klesia ADP, le GIE Klesia et l'Institution de retraite complémentaire Klesia Agirc-Arrco font grief au jugement de les débouter de leur demande d'annulation de la désignation de M. [T] en qualité de délégué syndical de Klesia sur le site de [Localité 2] et de leurs demandes indemnitaires, alors :

« 1°/ que le syndicat doit indiquer, à peine de nullité de la désignation, le cadre dans lequel il désigne un délégué syndical et la nature du mandat confié ; qu'en l'espèce, les exposants faisaient valoir que l'association de moyens Klesia avait disparu le 1er janvier 2021, ses activités et son personnel ayant été repris et répartis, à cette date, entre trois entités juridiquement distinctes ; qu'un accord collectif majoritaire du 22 décembre 2020 avait reconnu l'existence d'une unité économique et sociale entre ces trois entités et prévu, dans l'attente des élections devant être organisées au plus tard le 31 juillet 2021, le maintien des mandats en cours des instances représentatives du personnel et des représentants syndicaux ; que ni l'accord collectif du 22 décembre 2020, ni celui du 5 juillet 2019 ne prévoient la désignation de délégués syndicaux « de site » au sein de l'UES ou de l'entreprise, ni la désignation de délégués syndicaux d'établissement ; qu'en affirmant cependant que la désignation litigieuse, notifiée au directeur des ressources humaines de « l'association de moyens Klesia » et visant un mandat de « délégué syndical au sein de Klesia sur le site de [Localité 2] » n'était pas imprécise, au motif inopérant que le même salarié avait été désigné en 2017 en qualité de délégué syndical sur le « site de [Localité 2] », ce qui n'était pas de nature à renseigner sur le périmètre de cette nouvelle désignation et la nature du mandat ainsi confié, compte tenu des accords collectifs existants et de l'évolution dans l'organisation juridique de l'entreprise, le tribunal a violé les articles L. 2143-3 et L. 2143-8 du code du travail ;

2°/ que les exposants soutenaient que le cadre de désignation mentionné dans la lettre de désignation du 29 mars 2021 était imprécis, dans la mesure où l'association de moyens Klesia avait disparu, trois entités distinctes lui ayant succédé, et que seules deux de ces entités déployaient une activité sur le site de [Localité 2] ; qu'en se bornant à relever, pour écarter le moyen tiré de l'imprécision de la lettre de désignation, que le salarié avait été désigné délégué syndical de l'association de moyens Klesia sur le site de [Localité 2] à la suite des élections des membres du comité d'entreprise de 2017, sans s'expliquer sur l'incidence de la réorganisation ayant entraîné la disparition de l'association de moyens Klesia et la répartition de ses activités entre trois entités distinctes, le tribunal judiciaire a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 2143-3 du code du travail. »

Réponse de la Cour

7. Aux termes de l'article L. 2143-3, alinéa 4, du code du travail, la désignation d'un délégué syndical peut intervenir au sein de l'établissement regroupant des salariés placés sous la direction d'un représentant de l'employeur et constituant une communauté de travail ayant des intérêts propres, susceptibles de générer des revendications communes et spécifiques.

8. Ces dispositions, même si elles n'ouvrent qu'une faculté aux organisations syndicales représentatives, sont d'ordre public quant au périmètre de désignation des délégués syndicaux.

9. Il s'ensuit que ni un accord collectif de droit commun, ni l'accord d'entreprise prévu par l'article L. 2313-2 du code du travail concernant la mise en place du comité social et économique et des comités sociaux et économiques d'établissement ne peuvent priver un syndicat du droit de désigner un délégué syndical au niveau d'un établissement au sens de l'article L. 2143-3 du code du travail.

10. Ayant constaté que M. [T] était délégué syndical sur le site de [Localité 2] depuis 2017 et que jusqu'à l'organisation de nouvelles élections en juillet 2021, la reconnaissance d'une UES à compter du 1er janvier 2021 n'avait aucun autre effet que d'imposer aux syndicats ayant préalablement désigné des délégués syndicaux de préciser, le cas échéant, le nouveau périmètre de ces désignations en tenant compte des désignations intervenues, le tribunal en a déduit que la désignation du même salarié en qualité de délégué syndical sur le même site était précise.

Le tribunal, qui a ainsi effectué la recherche visée par la deuxième branche, n'encourt pas les griefs du moyen.

Mais sur le moyen, pris en ses troisième et quatrième branches

Enoncé du moyen

11. Le GIE Klesia ADP, le GIE Klesia et l'Institution de retraite complémentaire Klesia Agirc-Arrco font le même grief au jugement, alors :

« 3°/ que la preuve du caractère distinct d'un établissement pèse sur celui qui l'invoque ; que la désignation non-contestée d'un délégué syndical au sein d'une division de l'entreprise n'interdit pas à l'employeur de contester, au cours d'un nouveau cycle électoral, le caractère d'établissement distinct de cette même division ; qu'elle ne lui impose pas davantage de se prévaloir d'éléments nouveaux, tels qu'une réorganisation de l'entreprise, pour remettre en cause l'existence d'un établissement distinct et contester une autre désignation intervenue au cours d'un nouveau cycle électoral ; qu'en affirmant néanmoins que, du fait de la désignation non contestée d'un délégué syndical sur le site de [Localité 2] en 2017, l'employeur était « privé de la possibilité de remettre en cause la qualité du ''site de [Localité 2]'' comme périmètre de désignation de délégués syndicaux, sauf à prouver que la réorganisation de l'entreprise ait eu pour effet de modifier la communauté de travail de ce site », le tribunal a donné à cette précédente désignation une portée qu'elle n'avait pas et inversé la charge de la preuve, en violation des articles L. 2143-3 et L. 2143-8 du code du travail ;

4°/ que constitue un établissement distinct au sens de l'article L. 2143-3 du code du travail l'établissement regroupant au moins 50 salariés placés sous la direction d'un représentant de l'employeur et constituant une communauté de travail ayant des intérêts propres, susceptibles de générer des revendications communes et spécifiques ; que la possibilité, prévue par un accord collectif, de désigner des représentants de proximité au sein d'une implantation de l'entreprise ne suffit pas à démontrer la présence, dans cette implantation, d'une communauté de travail ayant des intérêts propres ; qu'en relevant encore que le site de [Localité 2] a été retenu par l'accord collectif du 22 décembre 2020 comme l'un des dix périmètres de désignation de représentants de proximité, le tribunal s'est fondé sur un motif impropre à caractériser un établissement distinct, en violation des articles L. 2143-3 et L. 2313-7 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 2143-3, alinéa 4, du code du travail :

12. Aux termes de ce texte, la désignation d'un délégué syndical peut intervenir au sein de l'établissement regroupant des salariés placés sous la direction d'un représentant de l'employeur et constituant une communauté de travail ayant des intérêts propres, susceptibles de générer des revendications communes et spécifiques.

13. Pour retenir que la désignation contestée était valable en ce qu'elle était faite au niveau d'un établissement distinct du périmètre de mise en place du comité social et économique, nonobstant les stipulations des accords du 5 juillet 2019 et du 22 décembre 2020, le jugement retient que la désignation de M. [T] sur le site de [Localité 2] en 2017 n'a jamais été contestée par l'employeur, que cette antériorité prive donc l'employeur de la possibilité de remettre en cause la qualité du site de [Localité 2] comme périmètre de désignation de délégués syndicaux, sauf à prouver que la réorganisation de l'entreprise ait eu pour effet de modifier la communauté de travail de ce site, que cependant aucune des pièces versées au débat par l'employeur ne permet de caractériser de modifications ayant remis en question l'existence de la communauté de travail des salariés de Klesia localisés sur le site de [Localité 2], ce site ayant, en outre, été retenu par l'accord du 22 décembre comme l'un des dix périmètres de désignation des « représentants de proximité ».

14. En statuant ainsi, par des motifs inopérants tenant au périmètre de désignation des représentants de proximité, alors qu'il appartenait au syndicat se prévalant de la persistance du caractère distinct de l'établissement de [Localité 2] d'en apporter la preuve, le tribunal, qui n'a pas caractérisé l'existence, à la date de la désignation syndicale, d'une communauté de travail ayant des intérêts propres, susceptibles de générer des revendications communes et spécifiques, a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, le jugement rendu le 16 juillet 2021, entre les parties, par le tribunal judiciaire de Rennes ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ce jugement et les renvoie devant le tribunal judiciaire de Nantes.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Huglo (conseiller doyen faisant fonction de président) - Rapporteur : Mme Chamley-Coulet - Avocat(s) : SCP Célice, Texidor, Périer ; SCP Thouvenin, Coudray et Grévy -

Textes visés :

Article L. 2143-3, alinéa 4, du code du travail.

Rapprochement(s) :

Sur les critères d'appréciation de l'établissement distinct, en tant que cadre de la désignation syndicale, à rapprocher : Soc., 24 mai 2016, pourvoi n° 15-20.168, Bull. 2016, V, n° 113 (cassation partielle), et l'arrêt cité. Sur l'effet d'un accord collectif ou d'un accord d'entreprise sur la détermination du périmètre de désignation syndicale, à rapprocher : Soc., 2 mars 2022, pourvoi n° 20-18.442, Bull., (rejet), et l'arrêt cité.

Soc., 23 novembre 2022, n° 21-11.776, n° 21-11.777, n° 21-11.781, (B), FS

Rejet

Règles communes – Contrat de travail – Modification dans la situation juridique de l'employeur – Transfert partiel d'entreprise – Salarié protégé compris dans le transfert – Autorisation de l'inspecteur du travail – Appréciation des conditions de transfert – Preuve d'un transfert frauduleux – Effets – Licenciement ultérieur jugé sans cause réelle et sérieuse – Détermination – Portée

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° 21-11.776, 21-11.777 et 21-11.781 sont joints.

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Paris, 9 décembre 2020), M. [L], Mme [H] et M. [G] ont été employés par la société de droit étranger Associated Press Limited (la société AP), au sein de son service français, en qualité respectivement de chef du service politique du service français, chef de service sténo rédacteur et journaliste.

Les salariés étaient investis d'un mandat représentatif du personnel.

3. Le 12 juillet 2012, un accord de cession de fonds de commerce a été signé entre la société AP et la société de droit étranger French Language Service Limited (la société FLS).

4. Le 11 juillet 2012, la société AP avait sollicité l'autorisation de procéder au transfert des contrats de travail des salariés, lequel a été autorisé par l'inspecteur du travail le 12 septembre 2012.

5. La société FLS a déposé une déclaration de cessation des paiements le 22 novembre 2012 aux fins d'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire devant le tribunal de commerce de Paris.

Par jugement du 6 décembre 2012, la liquidation judiciaire de la société FLS a été prononcée, la société BTSG, prise en la personne de M. [S], étant désignée en qualité de liquidateur judiciaire.

6. Le 25 janvier 2013, le liquidateur judiciaire a procédé au licenciement pour motif économique des salariés, après autorisation de l'inspecteur du travail.

7. Le 19 septembre 2013, les salariés ont saisi la juridiction prud'homale de demandes tendant notamment à dire que le transfert de leur contrat de travail a été frauduleusement mis en oeuvre, dire les licenciements sans cause réelle et sérieuse et condamner la société AP au paiement de dommages-intérêts à ce titre.

La société AP a soulevé une exception d'incompétence de la juridiction prud'homale.

Examen des moyens

Sur le second moyen, pris en sa première branche, ci-après annexé

8. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

9. La société AP fait grief aux arrêts de déclarer la cour d'appel incompétente sur l'existence d'une unité économique autonome tout en retenant l'existence d'une fraude à l'article L. 1224-1 du code du travail en l'absence de transfert de cette unité, alors :

« 1°/ que le juge judiciaire ne peut, sous le prétexte que serait invoquée devant lui la règle suivant laquelle la fraude corrompt tout, violer le principe constitutionnel de la séparation des ordres administratif et judiciaire, et remettre ainsi en cause l'appréciation définitivement portée par l'autorité administrative des conditions d'application de l'article L. 1224-1 du code du travail ; qu'en affirmant qu'en présence d'une suspicion de fraude, le juge judiciaire retrouverait sa compétence pour statuer sur la question de l'application de l'article L. 1224-1 du code du travail quand l'autorité administrative, qui avait donné son autorisation au licenciement du salarié par une décision définitive du 12 septembre 2012, avait à cette occasion déjà constaté que les conditions d'application de l'article L. 1224-1 du code du travail étaient réunies, la cour d'appel a violé le principe de la séparation des ordres administratif et judiciaire ensemble la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

2°/ que l'autorisation de transfert d'un salarié protégé lie le juge judiciaire, non seulement sur la question de l'existence d'une unité économique autonome mais également sur celle de la réunion des conditions d'application de l'article L.1224-1 du code du travail ; qu'en se déclarant incompétente sur l'existence d'une unité économique autonome mais compétente pour apprécier la réalité d'un transfert des moyens propres à l'entité transférée, la cour d'appel a violé de plus fort le principe à valeur constitutionnelle de la séparation des ordres administratif et judiciaire ensemble la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III. »

Réponse de la Cour

10. Aux termes de l'article L. 1224-1 du code du travail, lorsque survient une modification dans la situation juridique de l'employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation de fonds, mise en société de l'entreprise, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l'entreprise.

11. En vertu des articles L. 2414-1 et L. 2421-9 du même code, lorsqu'un salarié investi d'un mandat représentatif du personnel est compris dans un transfert partiel d'entreprise ou d'établissement par application de l'article L. 1224-1, le transfert de ce salarié ne peut intervenir qu'après autorisation de l'inspecteur du travail qui s'assure que le salarié ne fait pas l'objet d'une mesure discriminatoire.

12. L'inspecteur du travail, qui contrôle la matérialité du transfert partiel, l'applicabilité des dispositions légales ou conventionnelles invoquées dans la demande d'autorisation de transfert et si le salarié concerné exécute effectivement son contrat de travail dans l'entité transférée, ainsi que l'absence de lien avec le mandat ou l'appartenance syndicale, ne porte pas d'appréciation sur l'origine de l'opération de transfert.

13. Il en résulte que le salarié protégé, dont le transfert du contrat de travail au profit du cessionnaire a été autorisé par l'inspecteur du travail et qui, à la suite de ce transfert, a été licencié après autorisation de l'autorité administrative, peut invoquer devant le juge judiciaire, eu égard aux circonstances dans lesquelles est intervenu le transfert, l'existence d'une fraude aux dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail et solliciter sur ce fondement des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, sans que cette contestation, qui ne concerne pas le bien-fondé de la décision administrative qui a autorisé le transfert, porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.

14. La cour d'appel, qui a constaté qu'elle était saisie de demandes des salariés tendant à la condamnation de la société cédante au paiement de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse en raison d'une fraude aux dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail, en a exactement déduit que le juge judiciaire était compétent.

15. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le second moyen, pris en ses deuxième, troisième et quatrième branches

Enoncé du moyen

16. La société AP fait grief aux arrêts de retenir l'existence d'une fraude à l'article L. 1224-1 du code du travail en l'absence de transfert d'une unité économique autonome et de la condamner en conséquence à payer à chacun des salariés une certaine somme à titre de licenciement abusif et à rembourser à l'AGS CGEA IDFO certaines sommes, alors :

« 2°/ qu'en retenant, pour conclure à l'existence d'une fraude dont se serait rendue coupable la société Associated Press, qu'elle ne produisait pas d'éléments relatifs à la société French Language Services portant sur son capital, ses fonds propres ou l'activité qu'elle entendait développer, quand ces informations incombaient au cessionnaire ou à son mandataire liquidateur partie à l'instance, la cour d'appel a violé l'article L. 1224-1 du code du travail ;

3°/ qu'en tenant la société Associated Press pour seule responsable de la mise en liquidation judiciaire de la société cessionnaire French Language Services, quand elle avait elle-même constaté que cette liquidation résultait de l'absence d'aide de son actionnaire principal, le groupe DAPD qui l'avait créée dans le seul but de la cession mais ne lui avait fourni aucun soutien financier lui permettant de développer sa clientèle et d'assurer sa viabilité, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a de plus fort violé l'article L. 1224-1 du code du travail ;

4°/ que la société Associated Press avait rappelé dans ses conclusions que la clientèle propre au service français était constituée en majorité des journaux et publications parisiennes et d'autres régions, ainsi que des institutions gouvernementales ; qu'il résultait par ailleurs de l'accord de cession que si les clientèles suisse, belge, luxembourgeoise et marocaine n'étaient pas, dans un premier temps, directement transférées, seuls les revenus liés à ces contrats commerciaux étant visés par le transfert, ils pouvaient l'être à terme à la date de leur renouvellement ; qu'en se fondant sur l'absence de transfert direct de la clientèle suisse, belge, marocaine et luxembourgeoise pour conclure à l'existence d'une fraude imputable à la société Associated Press résultant de l'absence de transfert des éléments incorporels générant des profits, sans s'expliquer ni sur le fait que le transfert de cette clientèle était simplement différé dans le temps, ni sur la réalité du transfert de la clientèle française, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1224-1 du code du travail. »

Réponse de la Cour

17. La cour d'appel, après avoir relevé que les clients basés en Suisse, Belgique, Luxembourg et Maroc étaient exclus de la cession et que les clauses du contrat de cession mentionnaient que les contrats conclus avec les clients basés en Suisse devaient être transférés dans le cadre d'un contrat distinct, a constaté qu'il n'était pas établi que ce contrat avait été effectivement signé, que les pièces produites par la société AP ne permettaient pas de démontrer que la clientèle française avait été transférée, que le prix d'acquisition fixé à 10 euros, dont un euro pour les actifs immatériels, confirmait l'absence de transfert effectif de toute la clientèle et qu'ainsi le transfert s'était fait sans la reprise des éléments incorporels nécessaires à l'exploitation de la nouvelle entité. Elle a également estimé que la cession n'offrait pas de perspectives réalistes faute, d'une part, de la transmission de tous les éléments incorporels nécessaires à la poursuite de son activité, d'autre part, de soutien du groupe allemand DAPD, ce qui était à l'origine de la mise en liquidation de la société FLS prononcée deux mois après l'immatriculation de celle-ci. Elle en a déduit, dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation, que pour la société AP, dont le souhait était de se séparer du service français depuis 2007, le seul but de cette cession sans avenir était d'éluder les règles relatives au licenciement économique, en sorte que la cession et les transferts des contrats de travail avaient été effectués en fraude aux droits des salariés, lesquels étaient dès lors bien fondés en leur demande de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse formée à l'encontre de la société cédante.

18. Il s'ensuit que le moyen, inopérant en sa deuxième branche en ce qu'elle critique des motifs surabondants, n'est pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Sommer - Rapporteur : Mme Sommé - Avocat général : Mme Roques - Avocat(s) : SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel ; SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet -

Textes visés :

Articles L. 1224-1, L. 2414-1 et L. 2421-9 du code du travail.

Rapprochement(s) :

Sur l'absence d'atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, en cas de violation des dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail antérieurement au plan de sauvegarde de l'emploi, à rapprocher : Soc., 10 juin 2020, pourvoi n° 18-26.229, Bull., (rejet).

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