Numéro 11 - Novembre 2021

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 11 - Novembre 2021

VENTE

Com., 10 novembre 2021, n° 21-11.975, (B)

Cassation partielle

Garantie – Eviction – Fait du vendeur – Cession d'actions – Rétablissement dans la même activité – Condition

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 1er décembre 2020), M. [N] et M. [W] ont créé en 1997 la société Aliasource, spécialisée dans l'édition de solutions « Open source », qui a, en particulier, développé le logiciel « Open Business Management » (OBM), solution de messagerie et de travail collaboratif.

2. Par acte du 14 mai 2007, ils ont cédé leurs actions dans la société Aliasource à la société Linagora, intervenant sur le marché des prestations de services informatiques. Ils sont, à cette occasion, devenus actionnaires de la société Linagora. Ils ont, parallèlement, conclu un contrat de travail avec la société Aliasource, qui est devenue la société Linagora Grand Sud-Ouest (la société Linagora GSO).

3. M. [W] et M. [N] ont démissionné de leurs fonctions salariées, respectivement le 22 avril 2010 et le 10 mai 2010, et ont cédé leurs actions de la société Linagora à cette dernière le 17 mai 2011.

4. Le 12 octobre 2010, M. [N] a créé la société Blue Mind et, en octobre 2011, M. [W] a rejoint cette société.

5. Invoquant notamment la garantie légale d'éviction, la société Linagora a assigné M. [N] et M. [W] en restitution partielle de la valeur des droits sociaux cédés et en réparation de son préjudice.

La société Linagora GSO est intervenue volontairement à l'instance.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa huitième branche

Enoncé du moyen

6. MM. [N] et [W] font grief à l'arrêt de dire qu'ils ont manqué à leur obligation née de la garantie légale d'éviction, de dire qu'ils doivent indemniser la société Linagora au titre de la valeur perdue des actions, de leur interdire d'exercer tout acte de concurrence visant la clientèle cédée à travers la cession des actions de la société Linagora GSO, au profit de la société Linagora, de dire qu'ils ont engagé leur responsabilité à l'égard de la société Linagora GSO et de dire qu'ils doivent indemniser cette dernière au titre d'une perte de chiffre d'affaires et d'une perte de chance, alors « que l'atteinte à la liberté d'entreprendre du cédant de parts sociales n'est admissible que si elle est limitée dans le temps et proportionnée à l'objectif visé de protection du droit de propriété du cessionnaire sur les droits sociaux cédés ; qu'en l'espèce, ayant constaté que M. [N] n'a créé la société Blue Mind que le 12 octobre 2010 et que M. [W] n'a rejoint cette société qu'en octobre 2011, soit respectivement plus de trois et quatre ans après la cession de leurs parts sociales de la société Linagora GSO à la société Linagora, qu'ils n'avaient commis aucun acte de concurrence déloyale, ni aucun manquement à leurs obligations contractuelles de non-concurrence et à leur obligation de loyauté en tant qu'actionnaires de la société Linagora, la cour d'appel, qui a aussi constaté la durée déterminée des contrats en cours lors de la cession, a relevé que de nouveaux contrats avaient ensuite été obtenus par MM. [N] et [W] après qu'ils ont régulièrement gagné les appels d'offres de leurs anciens clients, d'une part, qui, d'autre part, n'a pas contredit l'assertion des exposants selon laquelle le départ de sept clients (sur quatre-vingt neuf) et de six salariés (sur plus d'une trentaine) de la société Linagora GSO pour la société Blue Mind ne leur était pas imputable mais était le propre fait de la société Linagora GSO et de la société Linagora et qui, enfin, s'est bornée à énoncer que la société Linagora avait été empêchée de poursuivre pleinement l'activité de la société Linagora GSO, mais sans constater un empêchement total ou dans une proportion importante, a porté une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre de MM. [N] et [W] par rapport au but visé, en les condamnant à restituer à la société Linagora une partie du prix de cession des parts cédées et à indemniser la société Linagora GSO au titre d'une perte de chiffre d'affaires et d'une éventuelle perte de chance ; qu'ainsi elle a violé, ensemble, le principe de la liberté du commerce et de l'industrie et l'article 1626 du code civil ».

Réponse de la Cour

Vu les principes de la liberté du commerce et de l'industrie et de la liberté d'entreprendre et l'article 1626 du code civil :

7. Il se déduit de l'application combinée de ces principes et de ce texte que si la liberté du commerce et la liberté d'entreprendre peuvent être restreintes par l'effet de la garantie d'éviction à laquelle le vendeur de droits sociaux est tenu envers l'acquéreur, c'est à la condition que l'interdiction pour le vendeur de se rétablir soit proportionnée aux intérêts légitimes à protéger.

8. Pour dire que M. [N] et M. [W] ont manqué à leur obligation née de la garantie légale d'éviction, leur interdire d'exercer tout acte de concurrence visant la clientèle cédée à travers la cession des actions de la société Linagora GSO et dire que du fait de leur manquement à leur obligation née de la garantie légale d'éviction, ils ont engagé leur responsabilité à l'égard de la société Linagora GSO, l'arrêt constate que M. [N] et M. [W] se sont rétablis, par l'intermédiaire de la société Blue Mind, dans le même secteur d'activité que la société cédée, pour proposer au marché un produit concurrent. Il relève également qu'ils se sont réapproprié une partie du code source du logiciel OBM, qu'ils ont débauché en 2012 le personnel qui avait été essentiel à l'activité de la société Linagora GSO et que les clients se sont détournés de cette dernière après le départ de M. [N] et M. [W] pour contracter avec la société Blue Mind à la suite d'une procédure d'appel d'offres à laquelle celle-ci avait répondu. Il retient enfin que leurs agissements ont abouti à un détournement de la clientèle attachée aux produits et services vendus par la société Linagora GSO, empêchant cette dernière de poursuivre pleinement son activité.

9. En se déterminant ainsi, après avoir constaté que M. [N] avait créé la société Blue Mind plus de trois ans après la cession des actions, que M. [W] n'avait rejoint cette société que quatre ans après la cession et que les contrats en cours lors de la cession étaient à durée déterminée, sans rechercher concrètement si, au regard de l'activité de la société dont les parts avaient été cédées et du marché concerné, l'interdiction de se rétablir se justifiait encore au moment des faits reprochés, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que M. [N] et M. [W] ont manqué à leur obligation née de la garantie légale d'éviction, ordonne la réouverture des débats sur l'évaluation de l'indemnité due par M. [N] et M. [W] à la société Linagora au titre de l'éviction partielle et invite les parties à faire part de leurs observations sur le calcul du montant du chiffre d'affaires généré par la clientèle détournée, interdit à M. [N] et M. [W] d'exercer tout acte de concurrence visant la clientèle cédée à travers la cession des actions de la société Aliasource, devenue Linagora Grand Sud-Ouest, au profit de la société Linagora, et en ce qu'il dit que, du fait de leur manquement à leur obligation née de la garantie légale d'éviction, M. [N] et M. [W] ont engagé leur responsabilité à l'égard de la société Linagora Grand Sud-Ouest et ordonne la réouverture des débats sur l'évaluation du préjudice subi par la société Linagora Grand Sud-Ouest résultant d'une perte de chiffre d'affaires, invite les parties à faire part de leurs observations sur l'évaluation de ce préjudice, sur la perte de chance invoquée par la société Linagora Grand Sud-Ouest et sur l'estimation faite par la société Linagora Grand Sud-Ouest de son préjudice à hauteur de 405 740 euros, et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 1er décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.

- Président : Mme Mouillard - Rapporteur : Mme Bellino - Avocat général : Mme Gueguen (premier avocat général) - Avocat(s) : SARL Cabinet Munier-Apaire ; SCP Boutet et Hourdeaux -

Textes visés :

Article 1626 du code civil.

Rapprochement(s) :

Sur la garantie légale d'éviction du fait personnel du vendeur en matière de cession de parts sociales, à rapprocher : Com., 21 janvier 1997, pourvoi n° 94-15.207, Bull. 1997, IV, n° 25 (rejet).

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.