Numéro 11 - Novembre 2020

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 11 - Novembre 2020

Partie III - Décisions du Tribunal des conflits

SEPARATION DES POUVOIRS

Tribunal des conflits, 2 novembre 2020, n° 20-04.196, (P)

Compétence judiciaire – Exclusion – Cas – Litige relatif aux travaux publics – Caractérisation – Applications diverses – Fouilles d'archéologie préventive

Le législateur a entendu créer un service public de l'archéologie préventive et a notamment, dans ce cadre, chargé l'institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) de réaliser des diagnostics d'archéologie préventive et d'effectuer, dans les conditions prévues par le code du patrimoine, des fouilles. Il suit de là que le contrat par lequel la personne projetant d'exécuter les travaux qui ont donné lieu à la prescription, par l'Etat, de réaliser des fouilles d'archéologie préventive confie à l'INRAP, établissement public, le soin de réaliser ces opérations de fouilles a pour objet l'exécution même de la mission de service public de l'archéologie préventive et que ces opérations de fouilles, dès lors qu'elles sont effectuées par cet établissement public dans le cadre de cette mission de service public, présentent le caractère de travaux publics.

Vu, enregistrée à son secrétariat le 19 juin 2020, l’expédition de l’arrêt du 15 juin 2020 par lequel la cour administrative d’appel de Marseille, saisie de la requête de la société Eveha demandant l’annulation du jugement du tribunal administratif de Marseille du 6 novembre 2018 ayant rejeté sa demande tendant à l’annulation du marché passé le 10 mars 2017 entre la société publique locale d’aménagement (SPLA) Pays d’Aix territoires et l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) en vue de la réalisation des fouilles d’archéologie préventive préalables aux travaux de la zone d’aménagement concerté de [Localité 1] et à la condamnation de la société à lui verser une indemnité de 115 874 euros en réparation du préjudice résultant de son éviction du marché, a renvoyé au Tribunal, par application de l’article 35 du décret du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence ;

Vu, enregistré le 20 juillet 2020, le mémoire présenté pour l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP), tendant à ce que la juridiction administrative soit déclarée compétente, par les motifs que le contrat en cause, passé entre une personne morale de droit privé et une personne morale de droit public, a pour objet l’exécution de fouilles archéologiques préventives qui relèvent directement de la mission de service public confiée à l’INRAP ; que le régime applicable à l’exécution des contrats de fouilles est exorbitant du droit commun ; que le contrat en cause, en se référant au cahier des clauses administratives générales des marchés publics de prestations intellectuelles, comporte des clauses exorbitantes du droit commun ; que les fouilles réalisées par l’établissement public dans le cadre de sa mission de service public présentent le caractère de travaux publics ;

Vu, enregistré le 28 août 2020, le mémoire présenté pour la société publique locale d’aménagement (SPLA) Pays d’Aix territoires, tendant à ce que la juridiction administrative soit déclarée compétente, par les motifs que le contrat, conclu entre une personne privée et une personne publique, a pour objet l’exécution même d’une mission de service public, que la personne privée contractante a agi pour le compte d’une personne publique et que le régime applicable au contrat justifie qu’il soit régi par le droit public ;

Vu les pièces desquelles il résulte que la saisine du Tribunal des conflits a été communiquée à la société Eveha, au ministre de l’action et des comptes publics et au ministre de la culture, qui n’ont pas produit de mémoire ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

Vu la loi du 24 mai 1872 ;

Vu le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;

Vu le code du patrimoine ;

Vu le code de l’urbanisme ;

Vu la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 ;

Vu l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 ;

Considérant ce qui suit :

1. La communauté d’agglomération du Pays d’Aix a conclu, le 21 octobre 2010, avec la société publique locale d’aménagement (SPLA) Pays d’Aix territoires, qui revêt la forme d’une société anonyme en vertu de l’article L. 327-1 du code de l’urbanisme, une concession d’aménagement destinée à la réalisation de la zone d’aménagement concerté de [Localité 1], sur le territoire de la commune de [Localité 2].

Par un arrêté du 27 octobre 2015, le préfet de la région [Localité 3] a prescrit la réalisation de fouilles d’archéologie préventive sur ce site.

La SPLA Pays d’Aix territoires a engagé une procédure d’attribution du contrat de réalisation de ces fouilles. Après qu’une première procédure a été déclarée sans suite en raison de l’avis négatif émis par la direction régionale des affaires culturelles sur le projet scientifique du candidat retenu, une nouvelle procédure a été engagée le 21 octobre 2016 pour la passation de ce contrat.

Par lettre du 8 février 2017, la SPLA Pays d’Aix territoires a notifié à la société Eveha le rejet de son offre, classée seconde, et l’a informée de l’attribution à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) du contrat, qui a été conclu le 10 mars 2017.

La société Eveha a saisi le tribunal administratif de Marseille d’une demande relative à l’attribution de ce contrat.

Par un jugement du 6 novembre 2018, le tribunal administratif a rejeté cette demande.

Par un arrêt du 15 juin 2020, la cour administrative d’appel de Marseille, saisie en appel par la société Eveha, a renvoyé au Tribunal, par application de l’article 35 du décret du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence.

2. En vertu de l’article L. 521-1 du code du patrimoine, l’archéologie préventive « relève de missions de service public » et a pour objet « d'assurer, à terre et sous les eaux, dans les délais appropriés, la détection, la conservation ou la sauvegarde par l'étude scientifique des éléments du patrimoine archéologique affectés ou susceptibles d'être affectés par les travaux publics ou privés concourant à l'aménagement » ainsi que « l'interprétation et la diffusion des résultats obtenus ». Il appartient à l’Etat, selon l’article L. 522-1 du même code, de veiller « à la cohérence et au bon fonctionnement du service public de l'archéologie préventive » et d’exercer « la maîtrise scientifique des opérations d'archéologie préventive ».

En particulier, les dispositions de l’article L. 522-1 prévoient que l’Etat : « 1° Prescrit les mesures visant à la détection, à la conservation ou à la sauvegarde par l'étude scientifique du patrimoine archéologique ; / 2° Désigne le responsable scientifique de toute opération ; / 3° Assure le contrôle scientifique et technique et évalue ces opérations ; / 4° Est destinataire de l'ensemble des données scientifiques afférentes aux opérations ».

3. Aux termes de l’article L. 523-1 du code du patrimoine : « Sous réserve des cas prévus à l'article L. 523-4, les diagnostics d'archéologie préventive sont confiés à un établissement public national à caractère administratif qui les exécute conformément aux décisions délivrées et aux prescriptions imposées par l'Etat et sous la surveillance de ses représentants, en application des dispositions du présent livre. / L'établissement public réalise des fouilles d'archéologie préventive dans les conditions définies aux articles L. 523-8 à L. 523-10 (...) ». Cet établissement public administratif est, ainsi que l’indique l’article R. 545-24 du même code, l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP).

Par ailleurs, l’article L. 523-4 du même code détermine les conditions dans lesquelles les services archéologiques qui dépendent d'une collectivité territoriale ou d'un groupement de collectivités territoriales peuvent aussi établir des diagnostics d'archéologie préventive.

4. S’agissant des opérations de fouilles d’archéologie préventive, l’article L. 523-8 du même code dispose que : « L'Etat assure la maîtrise scientifique des opérations de fouilles d'archéologie préventive mentionnées à l'article L. 522-1. Leur réalisation incombe à la personne projetant d'exécuter les travaux ayant donné lieu à la prescription. Celle-ci fait appel, pour la mise en œuvre des opérations de fouilles terrestres et subaquatiques, soit à l'établissement public mentionné à l'article L. 523-1, soit à un service archéologique territorial, soit, dès lors que sa compétence scientifique est garantie par un agrément délivré par l'Etat, à toute autre personne de droit public ou privé. / Lorsque la personne projetant d'exécuter les travaux est une personne privée, l'opérateur de fouilles ne peut être contrôlé, directement ou indirectement, ni par cette personne ni par l'un de ses actionnaires (…) ».

En vertu de l’article L. 523-8-1 du même code, l'agrément pour la réalisation de fouilles, prévu pour les personnes visées à l'article L. 523-8 autres que l’établissement public ou les services territoriaux, est délivré par l'Etat pour cinq ans.

Selon l’article L. 523-9 du même code, « I. – Lorsqu'une prescription de fouilles est notifiée à la personne qui projette d'exécuter les travaux, celle-ci sollicite les offres d'un ou plusieurs opérateurs mentionnés au premier alinéa de l'article L. 523-8.

La prescription de fouilles est assortie d'un cahier des charges scientifique dont le contenu est fixé par voie réglementaire / (…) Préalablement au choix de l'opérateur par la personne projetant d'exécuter les travaux, celle-ci transmet à l'Etat l'ensemble des offres recevables au titre de la consultation.

L'Etat procède à la vérification de leur conformité aux prescriptions de fouilles édictées en application de l'article L. 522-2, évalue le volet scientifique et s'assure de l'adéquation entre les projets et les moyens prévus par l'opérateur. / II. – Le contrat passé entre la personne projetant d'exécuter les travaux et la personne chargée de la réalisation des fouilles rappelle le prix et les moyens techniques et humains mis en œuvre et fixe les délais de réalisation de ces fouilles, ainsi que les indemnités dues en cas de dépassement de ces délais.

Le projet scientifique d'intervention est une partie intégrante du contrat.

La mise en œuvre du contrat est subordonnée à la délivrance de l'autorisation de fouilles par l'Etat. / L'opérateur exécute les fouilles conformément aux décisions prises et aux prescriptions imposées par l'Etat et sous la surveillance de ses représentants, en application des dispositions du présent livre. / (…) ».

En vertu de l’article L. 523-10 du même code, lorsque aucun autre opérateur ne s'est porté candidat ou ne remplit les conditions pour réaliser les fouilles, l’INRAP est tenu d'y procéder à la demande de la personne projetant d'exécuter les travaux.

5. Si un contrat passé entre une personne publique et une personne privée qui comporte une clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs, est un contrat administratif, la circonstance que le contrat litigieux, passé entre la SPLA Pays d’Aix territoires et l’INRAP, comporte des clauses conférant à la SPLA des prérogatives particulières, notamment le pouvoir de résilier unilatéralement le contrat pour motif d’intérêt général, n’est pas de nature à faire regarder ce contrat comme administratif, dès lors que les prérogatives en cause sont reconnues à la personne privée contractante et non à la personne publique.

6. Toutefois, il résulte des dispositions précédemment citées que le législateur a entendu créer un service public de l’archéologie préventive et a notamment, dans ce cadre, chargé l’INRAP de réaliser des diagnostics d’archéologie préventive et d’effectuer, dans les conditions prévues par le code du patrimoine, des fouilles. Il suit de là que le contrat par lequel la personne projetant d'exécuter les travaux qui ont donné lieu à la prescription, par l’Etat, de réaliser des fouilles d’archéologie préventive confie à l’INRAP, établissement public, le soin de réaliser ces opérations de fouilles a pour objet l’exécution même de la mission de service public de l’archéologie préventive et que ces opérations de fouilles, dès lors qu’elles sont effectuées par cet établissement public dans le cadre de cette mission de service public, présentent le caractère de travaux publics.

7. Il résulte de ce qui précède que le litige relève de la compétence de la juridiction administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er :

La juridiction administrative est compétente pour connaître du litige.

- Président : M. Ménéménis - Rapporteur : M. Stahl - Avocat général : Mme Berriat (rapporteur public) - Avocat(s) : SCP Lyon-Caen et Thiriez ; SCP Piwnica et Molinié -

Textes visés :

Loi des 16 et 24 août 1790 ; Décret du 16 fructidor an III ; Loi du 24 mai 1872 ; Décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ; Code du patrimoine ; Code de l'urbanisme ; Loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 ; Ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015.

Tribunal des conflits, 2 novembre 2020, n° 20-04.194, (P)

Conflit – Contrariété de décisions – Définition – Portée

Il résulte de l'article 15 de la loi du 24 mai 1872 que les décisions définitives rendues par les juridictions de l'ordre administratif et les tribunaux judiciaires dans les instances introduites devant ces deux ordres de juridiction pour des litiges portant sur le même objet peuvent être déférées au Tribunal lorsque lesdites décisions présentent contrariété conduisant à un déni de justice. Tel est le cas lorsqu'un demandeur est mis dans l'impossibilité d'obtenir une satisfaction à laquelle il a droit.

Vu, enregistrée à son secrétariat le 15 juin 2020, la requête présentée pour Mme [M] [Q] (Mme [Q]), ainsi que pour Mme [R] [N] [Q], Mme [R] [V] [Q], M. [C] [Q], Mme [J] [Q] épouse [X], M. [T] [Q], Mme [E] [Q] et Mme [F] [Q], en leur nom personnel et en qualité d’ayants droit de M. [Q] [Q], époux de Mme [M] [Q] (les consorts [Q]) et l’UDAF [Localité 1] en qualité de mandataire judiciaire à la protection de celle-ci, tendant à ce que le Tribunal, saisi par application de l’article 15 de la loi du 24 mai 1872 :

- condamne in solidum le centre hospitalier régional (le CHR) [Établissement 1], d’une part, et M. [J] et la société La Médicale de France, son assureur, d’autre part, à les indemniser de leurs préjudices consécutifs à la mucormycose sinusienne invasive présentée par Mme [Q] ;

- dise que le taux de perte de chance est égal au 2/3 du préjudice subi et les condamner à payer à Mme [Q] la somme de 1 891 153,30 euros et aux consorts [Q] une somme de 90 000 euros au titre du préjudice subi par M. [Q] [Q] et de leurs propres préjudices

- subsidiairement, ordonne une nouvelle expertise judiciaire au contradictoire des consorts [Q], de M. [J] et de son assureur et du CHR [Établissement 1]

- mette à la charge du CHR [Établissement 1] les frais irrépétibles et les dépens mis à leur charge par la cour administrative d’appel de Nantes, de M. [J] et de son assureur une somme de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles et des dépens devant le tribunal judiciaire d’Orléans, du CHR [Établissement 1] ainsi que M. [J] et de son assureur une somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles et des dépens devant le Tribunal des conflits

- par les motifs que l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 12 mai 2011 et le jugement du tribunal judiciaire d’Orléans du 22 janvier 2020, qui portent sur le même objet, conduisent, en raison de leur contrariété, à un déni de justice et que la différence d’appréciation sur les responsabilités encourues les empêche d’être indemnisés de leur entier préjudice, pour l’évaluation duquel ils renvoient à leurs écritures devant le tribunal judiciaire d’Orléans ;

Vu les décisions attaquées ;

Vu, enregistré le 17 août 2020, le mémoire présenté pour M. [J] et la société La Médicale de France tendant à ce que la requête soit déclarée irrecevable, comme ne remplissant pas la condition tenant à l’existence d’une contrariété de décisions conduisant à un déni de justice, en l’absence de faute de M. [J], à ce qu’elle soit, en tout état de cause, rejetée pour cette raison et en l’absence de lien de causalité direct entre la faute invoquée et la perte de chance subie par Mme [Q], à titre subsidiaire, à ce qu’un partage de responsabilités soit retenu et à ce que, compte tenu des fautes commises par Mme [Q] et le CHR [Établissement 1], 50 % de la réparation soit mise à la charge de ce dernier, 25 % à la charge de Mme [Q] et 25 % à la charge de M. [J], enfin à ce que soit mise à la charge des consorts [Q] et du CHR [Établissement 1], in solidum, la somme de 4 000 euros au titre de l’article 75-I de la loi n° 91-647 du 10 juillet 2011.

Vu, enregistré le 18 août 2020, le mémoire présenté pour le CHR [Établissement 1] tendant à ce qu’il soit jugé que M. [J] a également commis une faute à l’origine de la moitié des séquelles présentées par Mme [Q].

Vu, enregistrée le 3 août 2020, la lettre du président du conseil départemental [Localité 1] tendant à la mise hors de cause du départment ;

Vu les pièces desquelles il résulte que la saisine du Tribunal des conflits a été notifiée à la Mutuelle nationale des hospitaliers et des personnels de santé et à la caisse primaire d’assurance maladie [Localité 1], qui n’ont pas produit de mémoire ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

Vu la loi du 24 mai 1872 ;

Vu le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;

Vu la loi 91-647 du 10 juillet 1991, notamment son article 75 ;

Vu le code de la santé publique ;

Considérant ce qui suit :

1. Mme [M] [Q] (Mme [Q]), atteinte d’un diabète, d’une obésité importante et d’une hypertension artérielle, a subi des soins dentaires au cours des mois de juin et juillet 2002, puis a présenté une mucormycose sinusienne invasive, diagnostiquée le 8 novembre 2002, après qu’elle a consulté, les 25 et 28 octobre 2002, M. [J], son médecin traitant, et été admise en urgence le 30 octobre 2002 au centre hospitalier régional (CHR) [Établissement 1] alors qu’elle souffrait de différents troubles.

En dépit des soins pratiqués au sein de cet établissement, de son transfert le 14 novembre 2002 au sein du service d’oto-rhino-laryngologie de l’hôpital [Établissement 2] et de la réalisation de deux opérations les 15 novembre et 20 décembre 2002, Mme [Q] a conservé de lourdes séquelles caractérisées par une hémiplégie, des préjudices esthétiques et fonctionnels et une vision monoculaire.

2. Après avoir sollicité en référé une expertise médicale devant la juridiction judiciaire et la juridiction administrative, qui a été réalisée par M. [S], Mme [Q] a saisi la commission de conciliation et d’indemnisation du Centre, qui a ordonné une nouvelle expertise, réalisée par M. [I].

3. Après le rejet implicite, par le CHR [Établissement 1], de leur demande d’indemnisation, Mme [Q] a, avec M. [Q] [Q], son époux, saisi, le 11 mars 2005, la juridiction administrative d’une demande de condamnation de cet établissement à raison d’un retard de diagnostic et de traitement de sa pathologie.

Par un jugement du 26 février 2009, le tribunal administratif d’Orléans a retenu que le CHR [Établissement 1] avait tardivement recherché la cause des atteintes qu’elle présentait et a imputé aussi à M. [J], en se référant à l’expertise réalisée par M. [I], une faute consistant à avoir orienté sa patiente vers un stomatologue en ville au lieu de préconiser une hospitalisation en urgence. Il en a déduit que, compte tenu de leurs fautes respectives, seul un tiers des conséquences dommageables subies par Mme [Q] et son époux, consistant en une perte de chance des 2/3, devait être mis à la charge du CHR [Établissement 1] et il a, en outre, rejeté la demande de la caisse primaire d’assurance maladie [Localité 1] de remboursement de ses débours.

Par un arrêt du 12 mai 2011, la cour administrative d’appel de Nantes, statuant sur la requête de Mme [Q] et de son époux en annulation du jugement en ce qu’il n’avait que partiellement fait droit à leurs demandes, a mis à la charge du CHR [Établissement 1] la moitié des conséquences dommageables subies par eux et l’a condamné à verser les sommes de 226 778 euros à Mme [Q] et 4 000 euros aux ayants droit de M. [Q] [Q], décédé au cours de la procédure, avec intérêts au taux légal à compter du 8 décembre 2004 et capitalisation des intérêts échus à la date du 12 novembre 2008 puis à chaque échéance annuelle.

4. Par acte du 3 janvier 2011, Mme [Q] ainsi que Mme [R] [N] [Q], Mme [R] [V] [Q], M. [C] [Q], Mme [J] [Q] épouse [X], M. [T] [Q], Mme [E] [Q] et Mme [F] [Q], en leur nom personnel et en qualité d’ayants droit de M. [Q] [Q] (les consorts [Q]), ont assigné devant la juridiction judiciaire M. [J] en responsabilité et indemnisation et mis en cause la caisse primaire d’assurance maladie [Localité 1] (la caisse), la mutuelle nationale des hospitaliers et le département [Localité 1].

Sont intervenus volontairement à la procédure la société La Médicale de France, assureur de M. [J], et l’UDAF [Localité 1], en qualité de mandataire judiciaire à la protection de Mme [Q]. Après avoir ordonné une nouvelle expertise, qui a été réalisée par Mme [E] et M. [K], le tribunal judiciaire d’Orléans a, par un jugement du 22 janvier 2020, écarté l’existence d’une faute de M. [J] dans la prise en charge de Mme [Q], en se référant à cette expertise et à celle réalisée par M. [S], mis hors de cause M. [J] et son assureur, rejeté les demandes des consorts [Q] et déclaré le jugement commun et opposable à la caisse, à la Mutuelle nationale des hospitaliers et au département [Localité 1].

5. Soutenant que les litiges devant les juridictions judiciaire et administrative ont le même objet, que l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 12 mai 2011 et le jugement du tribunal judiciaire d’Orléans du 22 janvier 2020 conduisent, en raison de leur contrariété, à un déni de justice et que la différence d’appréciation sur les responsabilités encourues les empêche d’être indemnisés de leur entier préjudice, les consorts [Q] ont saisi le Tribunal des conflits sur le fondement de l’article 15 de la loi du 24 mai 1872. Ils demandent, à titre principal, que le CHR [Établissement 1], d’une part, et M. [J] et son assureur, d’autre part, soient condamnés in solidum à les indemniser de leurs préjudices, consistant en une perte de chance égale aux 2/3, et à payer en conséquence les sommes de 1 891 153,30 euros à Mme [Q] et 90 000 euros aux consorts [Q], en qualité d’ayants droit de M. [Q] [Q] et en leur nom personnel et, subsidiairement, qu’une nouvelle expertise soit ordonnée. Ils demandent en outre que soient mis à la charge du CHR [Établissement 1] les frais irrépétibles et les dépens mis à leur charge par la cour administrative d’appel de Nantes, à la charge de M. [J] et de son assureur une somme de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles et des dépens devant le tribunal judiciaire d’Orléans et à la charge du CHR [Établissement 1] et de M. [J] et de son assureur une somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles et des dépens devant le Tribunal des conflits.

Sur la recevabilité de la requête

6. Aux termes de l’article 15 de la loi du 24 mai 1872 : « Le Tribunal des conflits peut être saisi des décisions définitives rendues par les juridictions administratives et judiciaires dans les instances introduites devant les deux ordres de juridiction, pour des litiges portant sur le même objet, lorsqu'elles présentent une contrariété conduisant à un déni de justice.

Sur les litiges qui lui sont ainsi déférés, le Tribunal des conflits juge au fond, à l'égard de toutes les parties en cause. Ses décisions ne sont susceptibles d'aucun recours. » Un tel déni de justice existe lorsque le demandeur est mis dans l’impossibilité d’obtenir une satisfaction à laquelle il a droit.

7. Les demandes successivement portées par les consorts [Q] devant les juridictions des deux ordres ayant le même objet, les décisions déférées étant définitives et présentant entre elles une contrariété conduisant en l’espèce, compte tenu de ce qui a été dit ci-dessus, à un déni de justice au sens du texte précité, la requête est recevable.

Sur les responsabilités

8. Selon le I de l’article L. 1142-1 du code de la santé publique, hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d'un produit de santé, les établissements de santé et les professionnels de santé ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute.

9. Il résulte de l’instruction que le CHR [Établissement 1] a tardé à procéder à la recherche des causes des troubles que présentait Mme [Q] et à établir un diagnostic pertinent. Un tel retard est constitutif d’une faute de nature à engager la responsabilité du CHR.

En revanche, il résulte également de l’instruction, eu égard à l’ensemble des expertises déjà réalisées et sans qu’il y ait lieu d’écarter les conclusions de Mmes [E] et [K] ni d’ordonner une nouvelle expertise sur ce point, qu’il n’est pas établi que Mme [Q] présentait, dès la consultation du 28 octobre 2002, des symptômes de diplopie qui auraient dû conduire son médecin, M. [J], à préconiser une hospitalisation en urgence. Dans ces conditions, M. [J] ne saurait être regardé, au motif qu’il s’est borné à orienter sa patiente vers un stomatologue, comme ayant commis une faute de nature à engager sa responsabilité et la requête, en tant qu’elle est dirigée contre lui et contre La Médicale de France, doit être rejetée.

10. Il résulte par ailleurs de l’instruction et n’est d’ailleurs pas contesté que, compte tenu de l’état de santé initial de Mme [Q], la perte de chance d’éviter les dommages consécutifs à la survenue de la murcormycose sinusienne invasive doit être estimée aux 2/3. Compte-tenu de ce qui a été dit ci-dessus, il incombe au CHR [Établissement 1], dont la faute est à l’origine directe de cette perte de chance, d’en assurer réparation.

Sur les préjudices

11. Le Tribunal ne dispose pas, en l’état, des éléments lui permettant de déterminer la nature et l’étendue des préjudices, subis par Mme [Q], consécutifs à la survenue de la murcormycose sinusienne invasive.

Par suite, il y a lieu, avant de statuer sur ses demandes, d’ordonner une expertise et de réserver l’examen des demandes formées par les consorts [Q] en leur nom personnel et en qualité d’ayants droit de M. [Q] [Q].

Sur les autres demandes

12. Il y a lieu de mettre hors de cause, comme il le demande, le département [Localité 1].

13. Il n’y a pas lieu d’ordonner le versement de la somme que demandent M. [J] et la société La Médicale de France au titre de l’article 75 de la loi du 10 juillet 1991.

D E C I D E :

----------------

Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 12 mai 2011 et le jugement du tribunal administratif d’Orléans du 26 février 2009 sont déclarés nuls et non avenus.

Article 2 :

Le centre hospitalier régional [Établissement 1] est déclaré responsable du préjudice résultant, pour les requérants, d’une perte de chance subie par Mme [Q] à hauteur des 2/3 d’éviter les dommages consécutifs à la survenue de la mucormycose sinusienne invasive.

Article 3 :

La requête, en ce qu’elle est dirigée contre M. [J] et la société La Médicale de France, est rejetée.

Article 4 :

Le département [Localité 1] est mis hors de cause.

- Président : M. Ménéménis - Rapporteur : Mme Duval-Arnould - Avocat général : Mme Bokdam-Tognetti (rapporteur public) - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; Me Le Prado ; SCP Richard -

Textes visés :

Loi des 16 et 24 août 1790 ; Décret du 16 fructidor an III ; Loi du 24 mai 1872, article 15 ; Décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ; Loi n° 91-647 du 10 juillet 1991, notamment son article 75 ; Code de la santé publique.

Rapprochement(s) :

Tribunal des conflits, 14 février 2000, Bull. 2000, T. conflits, n° 2.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.