Numéro 11 - Novembre 2020

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 11 - Novembre 2020

PROTECTION DES DROITS DE LA PERSONNE

Soc., 25 novembre 2020, n° 17-19.523, (P)

Cassation partielle

Informatique et libertés (loi du 6 janvier 1978) – Traitement de données à caractère personnel – Données à caractère personnel – Qualification – Applications diverses – Adresses IP – Collecte par l'exploitation d'un fichier de journalisation – Portée

En application des articles 2 et 22 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par la loi n° 2004-801 du 6 août 2004, dans sa version antérieure à l'entrée en vigueur du règlement général sur la protection des données, les adresses IP, qui permettent d'identifier indirectement une personne physique, sont des données à caractère personnel, au sens de l'article 2 susvisé, de sorte que leur collecte par l'exploitation du fichier de journalisation constitue un traitement de données à caractère personnel et doit faire l'objet d'une déclaration préalable auprès de la Commission nationale de l'informatique et des libertés en application de l'article 23 de la loi précitée.

En application des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'illicéité d'un moyen de preuve, au regard des dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par la loi n° 2004-801 du 6 août 2004, dans sa version antérieure à l'entrée en vigueur du règlement général sur la protection des données, n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Encourt la cassation l'arrêt qui énonce que les logs, fichiers de journalisation et adresses IP ne sont pas soumis à une déclaration à la CNIL, ni ne doivent faire l'objet d'une information du salarié en sa qualité de correspondant informatique et libertés lorsqu'ils n'ont pas pour vocation première le contrôle des utilisateurs, alors que la collecte des adresses IP par l'exploitation du fichier de journalisation constitue un traitement de données à caractère personnel au sens de l'article 2 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 susvisée et est soumise aux formalités préalables à la mise en oeuvre de tels traitements prévues au chapitre IV de ladite loi, ce dont il résulte que la preuve était illicite et les dispositions des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales invocables.

Respect de la vie privée – Atteinte – Contrat de travail – Production en justice d'éléments portant atteinte à la vie personnelle du salarié – Recevabilité – Conditions – Production indispensable à l'exercice du droit à la preuve et atteinte proportionnée au but poursuivi – Office du juge – Détermination – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 16 mars 2017), M. O..., engagé par l'Agence France Presse (AFP) le 9 septembre 1991, a saisi la juridiction prud'homale le 17 février 2012 de diverses demandes en paiement. Il a fait l'objet d'une mise à pied conservatoire le 27 février 2015 et a été licencié pour faute grave le 23 mars 2015, au motif d'une usurpation de données informatiques.

Examen des moyens

Sur le premier moyen du pourvoi principal du salarié et les trois moyens du pourvoi incident de l'employeur, ci-après annexés

2. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le second moyen du pourvoi principal du salarié, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. Le salarié fait grief à l'arrêt de juger son licenciement justifié par une faute grave et de le débouter de sa demande principale de réintégration et de ses demandes subsidiaires d'indemnité de préavis et de congés payés afférents, d'indemnité de licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors « qu'aux termes de l'article 32 du règlement intérieur de l'AFP, aucune sanction autre qu'un simple avertissement ne sera notifiée sans qu'aient été préalablement avisés les délégués du personnel de la catégorie de l'intéressé ; que le caractère préalable de l'information a pour finalité d'offrir au salarié une protection supplémentaire par l'assistance ou l'intervention des représentants du personnel, laquelle ne peut avoir d'effet utile que si l'information est effectuée dans un délai suffisant rendant l'assistance effective ; que la cour d'appel a relevé que les délégués du personnel avaient été avisés le 23 mars 2015 à 19 heures 38 d'un licenciement par lettre datée du 23 mars 2015 et notifiée au plus tôt le 24 mars, dans un délai lui permettant de modifier sa position ; qu'en statuant de la sorte, quand il n'était pas contesté par l'AFP que la lettre de licenciement avait été envoyée le 23 mars 2015, pour une première présentation le 24 mars 2015, de sorte que l'information des représentants du personnel effectuée postérieurement à l'envoi de la lettre de licenciement ne permettait pas au salarié de se faire assister utilement pour permettre le cas échéant à l'employeur de revenir sur sa décision, la cour d'appel a violé l'article 32 du règlement intérieur de l'AFP, ensemble l'article L. 1232-1 du code du travail. »

Réponse de la Cour

4. La cour d'appel qui a, d'une part, relevé que l'article 32 du règlement intérieur de la société prévoit qu'aucune sanction autre qu'un simple avertissement ne sera notifiée sans qu'aient été préalablement avisés les délégués du personnel de la catégorie de l'intéressé et, d'autre part, constaté que l'avis aux délégués du personnel avait été effectué le 23 mars 2015 et que la notification du licenciement, au sens des dispositions conventionnelles applicables, était intervenue le 24 mars 2015, en a déduit à bon droit que l'employeur avait respecté l'article 32 précité.

5. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le second moyen du pourvoi principal du salarié, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

6. Le salarié fait les mêmes griefs à l'arrêt, alors « qu'aux termes de l'article 51 de la convention d'entreprise AFP du 29 octobre 1976, les conflits individuels seront soumis à la commission paritaire amiable ; qu'il en résulte que ce texte institue une procédure particulière obligatoire permettant de rechercher une solution amiable ; qu'en jugeant qu'en cas de licenciement, sa saisine préalable par l'employeur ne constituait pas une obligation, mais qu'il appartenait seulement à la partie la plus diligente de la saisir, la cour d'appel a violé l'article 51 de la convention d'entreprise AFP du 29 octobre 1976, ensemble l'article L. 1232-1 du code du travail. »

Réponse de la Cour

7. Selon l'article 51 de la convention d'entreprise AFP du 29 octobre 1976, les conflits individuels seront soumis à une commission paritaire amiable, ayant uniquement une mission conciliatrice. Si l'une des parties récuse cette commission, ou si la tentative de conciliation échoue, les intéressés pourront toujours porter le différend devant toute juridiction française compétente en la matière.

Le recours à la commission paritaire amiable est notifié par la partie la plus diligente à l'autre partie par lettre exposant le ou les points sur lesquels porte le litige.

8. La cour d'appel en a exactement déduit que l'employeur n'avait pas l'obligation de saisir la commission paritaire amiable préalablement au licenciement.

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le second moyen du pourvoi principal du salarié, pris en sa quatrième branche

Enoncé du moyen

10. Le salarié fait grief à l'arrêt de juger son licenciement justifié par une faute grave et de le débouter de sa demande principale de réintégration et de ses demandes subsidiaires d'indemnité de préavis et de congés payés afférents, d'indemnité de licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors « que le licenciement pour faute grave, dont la preuve incombe à l'employeur, ne peut être justifié par des éléments de preuve obtenus de façon illicite et dont la production est de ce fait irrecevable ; que constituent un moyen de preuve illicite les informations collectées, avant toute déclaration à la CNIL, par un système de traitement automatisé de données personnelles comme la collecte des adresses IP, permettant d'identifier indirectement une personne physique ou encore le traçage des fichiers de journalisation ; que la cour d'appel a retenu que les logs, fichiers de journalisation et adresses IP, qui constituaient un traçage informatique, n'étaient pas soumis à une déclaration de la CNIL, ni à une information du salarié, dès lors qu'ils n'avaient pas pour vocation première le contrôle des utilisateurs ; qu'en statuant de la sorte, par un motif inopérant, quand seule la condition de la possible identification d'une personne physique était déterminante, la cour d'appel a violé les articles 2 et 22 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, ensemble les articles L. 1234-1, L. 1234-5 et L. 1234-9 du code du travail, l'article 9 du code de procédure civile et l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 2 et 22 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par la loi n° 2004-801 du 6 août 2004, dans sa version antérieure à l'entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales :

11. Les adresses IP, qui permettent d'identifier indirectement une personne physique, sont des données à caractère personnel, au sens de l'article 2 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, de sorte que leur collecte par l'exploitation du fichier de journalisation constitue un traitement de données à caractère personnel et doit faire l'objet d'une déclaration préalable auprès de la Commission nationale de l'informatique et des libertés en application de l'article 23 de la loi précitée.

12. Toutefois, ainsi que la Cour l'a déjà jugé (Soc., 9 novembre 2016, pourvoi n° 15-10.203, Bull. 2016, V, n° 209), le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi. De même, elle a déjà jugé (Soc., 31 mars 2015, pourvoi n° 13-24.410, Bull. 2015, V, n° 68), qu'un salarié ne peut s'approprier des documents appartenant à l'entreprise que s'ils sont strictement nécessaires à l'exercice des droits de sa défense dans un litige l'opposant à son employeur, ce qu'il lui appartient de démontrer.

13. Il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, s'agissant plus particulièrement de la surveillance des employés sur le lieu de travail, qu'elle a estimé que l'article 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l'homme et des libertés fondamentales laissait à l'appréciation des États le choix d'adopter ou non une législation spécifique concernant la surveillance de la correspondance et des communications non professionnelles des employés (CEDH, K..., 5 sept. 2017, n° 61496/08, § 119). Elle a rappelé que, quelle que soit la latitude dont jouissent les États dans le choix des moyens propres à protéger les droits en cause, les juridictions internes doivent s'assurer que la mise en place par un employeur de mesures de surveillance portant atteinte au droit au respect de la vie privée ou de la correspondance des employés est proportionnée et s'accompagne de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (K..., précité, § 120).

14. La Cour européenne des droits de l'homme a jugé également que, pour déterminer si l'utilisation comme preuves d'informations obtenues au mépris de l'article 8 ou en violation du droit interne a privé le procès du caractère équitable voulu par l'article 6, il faut prendre en compte toutes les circonstances de la cause et se demander en particulier si les droits de la défense ont été respectés et quelles sont la qualité et l'importance des éléments en question (CEDH, 17 oct. 2019, Lopez Ribalda, n° 1874/13 et 8567/13, § 151).

15. Enfin, aux termes de l'article 13. 1 g) de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, applicable à l'époque des faits, les États membres peuvent prendre des mesures législatives visant à limiter la portée des obligations et des droits prévus à l'article 6 paragraphe 1, à l'article 10, à l'article 11 paragraphe 1 et aux articles 12 et 21, lorsqu'une telle limitation constitue une mesure nécessaire pour sauvegarder la protection de la personne concernée ou des droits et libertés d'autrui.

16. Il y a donc lieu de juger désormais que l'illicéité d'un moyen de preuve, au regard des dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par la loi n° 2004-801 du 6 août 2004, dans sa version antérieure à l'entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

17. Pour juger le licenciement fondé sur une faute grave et débouter le salarié de sa demande principale de réintégration et de ses demandes subsidiaires d'indemnité de préavis et de congés payés afférents, d'indemnité de licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'arrêt retient que selon un procès-verbal de constat d'huissier, le recoupement des informations de fichiers de journalisation extraites de données du gestionnaire centralisé de logs de l'AFP sur la journée du 30 janvier 2015 et la plage horaire de 12 heures 02 à 16 heures 02 et de l'adresse utilisée pour l'envoi des messages incriminés, a permis de constater que l'adresse IP utilisée est celle de M. O.... Il énonce également que les logs, fichiers de journalisation et adresses IP, qui constituent un traçage informatique que ne peut ignorer le salarié compte tenu de ses fonctions, ne sont pas soumis à une déclaration à la CNIL, ni ne doivent faire l'objet d'une information du salarié en sa qualité de correspondant informatique et libertés, lorsqu'ils n'ont pas pour vocation première le contrôle des utilisateurs. Il ajoute que seule la mise en oeuvre d'un logiciel d'analyse des différents journaux (applicatifs et systèmes) permettant de collecter des informations individuelles poste par poste pour contrôler l'activité des utilisateurs doit être déclarée à la CNIL en ce qu'il s'agit d'un traitement automatisé d'informations nominatives.

L'arrêt en conclut que s'agissant non pas de la mise en oeuvre d'un tel logiciel, mais d'un simple traçage issu des fichiers de journalisation, pour lesquels la charte des ressources informatiques et internet en vigueur à l'AFP précise qu'ils sont conservés par l'administrateur pour une durée pouvant atteindre six mois, la preuve opposée au salarié est légale et ne procède pas d'une exécution déloyale du contrat.

18. En statuant ainsi, alors que l'exploitation des fichiers de journalisation, qui permettent d'identifier indirectement une personne physique, constitue un traitement de données à caractère personnel au sens de l'article 2 de la loi du 6 janvier 1978 susvisée, et était ainsi soumise aux formalités préalables à la mise en oeuvre de tels traitements prévues au chapitre IV de ladite loi, ce dont il résultait que la preuve était illicite et, dès lors, les prescriptions énoncées au paragraphe 16 du présent arrêt invocables, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

REJETTE le pourvoi incident formé par l'Agence France Presse ;

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il juge le licenciement de M. O... fondé sur une faute grave et le déboute en conséquence de sa demande principale de réintégration et de ses demandes subsidiaires d'indemnité de préavis et de congés payés afférents, d'indemnité de licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'arrêt rendu le 16 mars 2017, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Richard - Avocat général : Mme Trassoudaine-Verger - Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy ; SCP L. Poulet-Odent -

Textes visés :

Articles 2 et 22 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, modifiée par la loi n° 2004-801 du 6 août 2004, dans sa version antérieure à l'entrée en vigueur du règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 ; articles 6 et 8 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur la qualification de données à caractère personnel des adresses IP, à rapprocher : 1re Civ., 3 novembre 2016, pourvoi n° 15-22.595, Bull. 2016, I, n° 206 (cassation partielle), et les arrêts cités. Sur l'absence de rejet systématique des débats d'un élément de preuve illicite obtenu au moyen de données qui auraient dû faire l'objet d'une déclaration préalable auprès de la CNIL, évolution par rapport à : Soc., 8 octobre 2014, pourvoi n° 13-14.991, Bull. 2014, V, n° 230 (cassation partielle). Sur le principe que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi, à rapprocher : Soc., 30 septembre 2020, pourvoi n° 19-12.058, Bull. 2020, (rejet), et l'arrêt cité. Sur la recevabilité, sur le fondement du droit au procès équitable et du droit à la preuve, des moyens de preuve obtenus au détriment du droit à la vie privée, cf. : CEDH, arrêt du 5 septembre 2017, Barbulescu c. Roumanie, n° 61496/08 ; CEDH, arrêt du 17 octobre 2019, Lopez Ribalda et autres c. Espagne, n° 1874/13 et n° 8567/13.

Soc., 4 novembre 2020, n° 19-12.367, n° 19-12.369, (P)

Rejet

Libertés fondamentales – Domaine d'application – Droit d'agir en justice – Droit exercé par le salarié – Atteinte – Preuve – Charge – Détermination – Portée

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° N 19-12.369 et K 19-12.367 sont joints.

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Caen, 20 décembre 2018), statuant en référé, MM. P... et Y... ont été engagés les 1er janvier 2008 et 24 mars 2014 par la société Derichebourg polyurbaine, aux droits de laquelle vient la société Collectes valorisation énergie déchets, en qualité d'équipier de collecte.

3. Le 5 février 2017, ils ont écrit à la direction des ressources humaines pour exprimer des revendications en ce qui concerne les temps de pause.

Le 23 mars 2017, la direction a refusé d'y faire droit et les a invités à respecter les consignes concernant la pause à proximité du lieu de collecte. Une note de service du 12 avril 2017 a demandé à l'ensemble du personnel de respecter les lieux de pause définis dans le planning hebdomadaire.

Le 12 mai 2017, les salariés ont reçu un avertissement pour non-respect des lieux de pause.

4. Le 4 octobre 2017, ils ont saisi la juridiction prud'homale en référé pour obtenir l'annulation de cette sanction, un rappel de salaire et des dommages-intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité. Cette affaire a été appelée à l'audience du 23 janvier 2018, la décision devant être rendue le 30 janvier 2018.

5. Le 4 janvier 2018, les salariés ont saisi le conseil de prud'hommes en référé pour voir ordonner la suspension de la note de service du 12 avril 2017 et que le dépôt de Giberville soit retenu comme lieu de pause.

6. Le 29 janvier 2018, à la suite d'un contrôle opéré sur une tournée, ils ont été mis à pied à titre conservatoire puis licenciés pour faute grave le 15 février 2018, au motif de la réalisation d'une collecte bilatérale interdite et dangereuse.

7. Soutenant que leur licenciement intervenait en violation de la liberté fondamentale d'agir en justice et encourait la nullité, ils ont saisi la formation de référé du conseil de prud'hommes aux fins que leur réintégration soit ordonnée et que l'employeur soit condamné à leur payer des rappels de salaire depuis la mise à pied.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

8. Les salariés font grief aux arrêts de dire n'y avoir lieu à référé et de rejeter leurs demandes tendant, notamment, à voir ordonner leur réintégration sous astreinte, alors :

« 1°/ qu'est nul comme portant atteinte à une liberté fondamentale le licenciement intervenu en raison d'une action en justice introduite par le salarié ; qu'il appartient à l'employeur d'établir que sa décision est justifiée par des éléments étrangers à toute volonté de sanctionner l'exercice, par le salarié, de son droit d'agir en justice ; qu'en retenant que la seule circonstance qu'une procédure de licenciement ait été engagée immédiatement après l'introduction d'une action en justice exercée par le salarié ne fait pas présumer une atteinte à la liberté fondamentale d'agir quand il appartenait à l'employeur d'établir que sa décision de licencier le salarié était justifiée par des éléments étrangers à toute volonté de sanctionner l'exercice par celui-ci de son droit d'agir en justice, la cour d'appel a violé les articles 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, L. 1121-1 du code du travail et 1315, devenu 1353, du code civil ;

2°/ qu'est nul comme portant atteinte à une liberté fondamentale le licenciement intervenu en raison d'une action en justice introduite par le salarié ; que constitue un trouble manifestement illicite qu'il appartient au juge des référés de faire cesser le licenciement motivé par une volonté répressive du salarié ayant introduit une action en justice à l'encontre de son employeur ; qu'en écartant l'existence d'un trouble manifestement illicite, sans rechercher si le licenciement du salarié n'était pas uniquement motivé par une volonté répressive de l'employeur, qui découlait de ce que, dans le mois ayant suivi l'introduction d'une action en justice, l'employeur avait, d'une part, décidé de modifier la tournée du salarié en l'affectant pour la première fois avec deux autres salariés qui avaient participé à la même action et, d'autre part, diligenté un contrôle inopiné dont le résultat l'avait conduit, le jour même, à mettre les salariés à pied avant de les licencier pour faute grave, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme, L. 1121-1 et R. 1455-6 du code du travail. »

Réponse de la Cour

9. Le seul fait qu'une action en justice exercée par le salarié soit contemporaine d'une mesure de licenciement ne fait pas présumer que celle-ci procède d'une atteinte à la liberté fondamentale d'agir en justice.

10. La cour d'appel a constaté, dans le cadre de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, que les actions en justice engagées portaient sur la question du lieu de pause, soit sur une question sans rapport avec le motif de licenciement, que la lettre de licenciement ne contenait pas de référence à ces actions en justice, que la procédure de licenciement avait été régulièrement suivie et que la lettre de notification du licenciement était motivée en ce qu'elle contenait l'exposé de faits circonstanciés dont il appartient à la seule juridiction du fond de déterminer s'ils présentent un caractère réel et sérieux notamment au regard de la pratique antérieure, des consignes et de la formation reçues et qu'enfin, pour avoir été inopiné, le contrôle terrain n'en était pas moins une pratique dans l'entreprise dont la déloyauté n'était pas en l'état manifeste s'agissant de celui du 29 janvier 2018, ce dont il résultait que le licenciement ne présentait pas de caractère manifestement illicite. Elle en a, sans inverser la charge de la preuve et procédant à la recherche prétendument omise, exactement déduit l'absence d'un trouble manifestement illicite.

11. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Duvallet - Avocat général : Mme Berriat - Avocat(s) : Me Haas ; SCP Rocheteau et Uzan-Sarano -

Textes visés :

Article L. 1221-1 du code du travail ; article 1353 du code civil ; article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur la preuve du lien existant entre une action en justice exercée par un salarié et la rupture de son contrat de travail à l'initiative de l'employeur, à rapprocher : Soc., 9 octobre 2019, pourvoi n° 17-24.773, Bull. 2019, (rejet), et l'arrêt cité.

Soc., 4 novembre 2020, n° 18-15.669, (P)

Cassation

Libertés fondamentales – Domaine d'application – Liberté de témoigner – Détermination – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué statuant en référé (Versailles, 27 février 2018), M. W..., engagé en qualité de consultant senior par la société Eurodécision, spécialisée dans le développement de solutions logicielles et d'expertises dans le domaine de l'optimisation et des solutions d'aide à la décision, s'est vu confier une mission auprès d'un technocentre Renault. Lors d'un entretien du 16 mars 2016, l'employeur a évoqué avec le salarié avoir été averti de l'envoi par l'intéressé d'un courriel politique à des salariés de la société Renault.

Le 18 mars 2016, il lui a notifié une mise à pied conservatoire et l'a convoqué à un entretien préalable prévu le 25 mars suivant en vue d'un éventuel licenciement.

Le 31 mars 2016, le salarié a fait l'objet d'un avertissement pour violation du guide d'information de la société Renault et notamment de sa lettre de mission au technocentre. Il a été licencié le 21 avril 2016 pour faute grave, l'employeur lui reprochant un manquement à ses obligations de loyauté et de bonne foi, pour avoir procédé à l'enregistrement sonore de l'entretien informel du 16 mars 2016 à son insu et pour avoir communiqué cet enregistrement à des tiers afin d'assurer sa diffusion le 21 mars 2016 dans le cadre d'une vidéo postée sur le site internet Youtube.

L'enregistrement diffusé révélait qu'au cours de l'entretien du 16 mars 2016 l'employeur avait déclaré : « donc ils surveillent, ils surveillent les mails, et à ton avis les mails de qui ils surveillent en priorité '...Bah les mails des syndicalistes bien évidemment... t'es pas censé, en tant qu'intervenant chez Renault, (de) discuter avec les syndicats Renault.

Les syndicats de Renault, ils sont là pour les salariés de Renault... »

2. Le salarié, faisant valoir que son licenciement était intervenu en violation de la protection des lanceurs d'alerte, a sollicité devant le juge des référés la cessation du trouble manifestement illicite résultant de la nullité de son licenciement et l'octroi de provisions à valoir sur la réparation de son préjudice.

Les syndicats se sont joints à ces demandes.

Examen des moyens

Sur le second moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

3. L'employeur fait grief à l'arrêt statuant en référé, de prononcer la nullité du licenciement du salarié pour atteinte à la liberté d'expression et de le condamner au paiement de diverses sommes au bénéfice du salarié et des syndicats, alors « que la nullité du licenciement fondé sur la dénonciation par le salarié de conduites ou d'actes illicites constatés par lui sur son lieu de travail ne peut être prononcée pour violation de sa liberté d'expression que si les faits ainsi relatés sont de nature à caractériser des infractions pénales reprochables à son employeur ; qu'en prêtant au salarié la qualité de « lanceur d'alerte » en l'absence de la moindre caractérisation d'une faute pénale de l'employeur, la cour a derechef violé les dispositions de l'article L. 1132-3-3 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 1132-3-3 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 :

4. Selon ce texte, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions.

5. Pour prononcer la nullité du licenciement et condamner l'employeur au paiement de diverses sommes au salarié et aux syndicats, l'arrêt retient que la révélation des faits d'atteinte à la liberté d'expression dans le cadre d'échanges avec un syndicat est intervenue par la voie de médias par internet lors de la diffusion de l'enregistrement litigieux le 21 mars 2016 puis de l'entretien entre le salarié et un journaliste le 22 mars 2016, alors que M. W... avait personnellement et préalablement constaté que son employeur remettait en cause son droit à sa libre communication avec les syndicats de la société Renault, au vu des propos tenus par le dirigeant de la société Eurodécision lors de l'entretien informel du 16 mars 2016 et de la procédure disciplinaire avec mise à pied conservatoire engagée dès le 18 mars 2016 et suivie d'un avertissement puis de son licenciement pour faute grave.

L'arrêt en déduit que le salarié est recevable à invoquer le statut de lanceur d'alerte et en conclut qu'en application des articles L. 1132-3-3 et L. 1132-3-4 du code du travail, il y a lieu de prononcer la nullité du licenciement.

6. En statuant ainsi, sans constater que le salarié avait relaté ou témoigné de faits susceptibles d'être constitutifs d'un délit ou d'un crime, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 27 février 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles autrement composée.

- Président : M. Cathala - Rapporteur : Mme Richard - Avocat général : Mme Laulom - Avocat(s) : Me Bouthors ; SCP Lyon-Caen et Thiriez -

Textes visés :

Article L. 1132-3-3 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013.

Rapprochement(s) :

Sur l'impossibilité de licencier un salarié ayant relaté ou témoigné de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions pour ce motif, à rapprocher : Soc., 8 juillet 2020, pourvoi n° 18-13.593, Bull. 2020, (cassation partielle), et les arrêts cités.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.