Numéro 10 - Octobre 2022

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 10 - Octobre 2022

CONTRAT DE TRAVAIL, EXECUTION

Soc., 19 octobre 2022, n° 21-12.370, (B), FS

Cassation

Employeur – Pouvoir de direction – Etendue – Restriction aux libertés fondamentales – Restriction à la liberté religieuse – Fondement – Principes de neutralité et de laïcité – Applications diverses – Organisme de droit privé gérant un service public

Les principes de laïcité et de neutralité du service public qui résultent de l'article 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 sont applicables à l'ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé.

En application des articles L. 5314-1 et L. 5314-2 du code du travail, les missions locales pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes constituées sous forme d'association sont des personnes de droit privé gérant un service public.

Il résulte par ailleurs de l'article 61-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2007-148 du 2 février 2007 de modernisation de la fonction publique, et de l'article 11 du décret n° 2008-580 du 18 juin 2008 relatif au régime de la mise à disposition applicable aux collectivités territoriales et aux établissements publics administratifs locaux, que le salarié de droit privé mis à disposition d'une collectivité territoriale est soumis aux principes de laïcité et de neutralité du service public.

Il s'ensuit qu'un salarié de droit privé, employé par une mission locale pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes et mis à disposition d'une collectivité territoriale, est soumis aux principes de laïcité et de neutralité du service public et dès lors à une obligation de réserve en dehors de l'exercice de ses fonctions, tant en sa qualité de salarié d'une personne de droit privé gérant un service public qu'en celle de salarié mis à disposition d'une collectivité publique.

Ne donne pas de base légale à sa décision la cour d'appel ayant jugé nul le licenciement d'un salarié car discriminatoire pour avoir été prononcé au motif de l'expression par ce dernier de ses opinions politiques et convictions religieuses, alors qu'il résultait de ses constatations que l'intéressé, référent au sein d'une commune pour les missions d'insertion auprès d'un public de jeunes en difficulté scolaire et professionnelle, en grande fragilité sociale, avait publié sur son compte Facebook ouvert à tous, sous son propre nom, fin novembre et début décembre 2015, des commentaires mentionnant « Je refuse de mettre le drapeau... Je ne sacrifierai jamais ma religion, ma foi, pour un drapeau quel qu'il soit », « Prophète ! Rappelle-toi le matin où tu quittas ta famille pour aller placer les croyants à leurs postes de combat », sans rechercher, comme il lui était demandé, si la consultation du compte Facebook du salarié permettait son identification en qualité de conseiller d'insertion sociale et professionnelle affecté au sein de la commune, notamment par les jeunes en difficulté auprès desquels il exerçait ses fonctions, et si, au regard de la virulence des propos litigieux ainsi que de la publicité qui leur était donnée, lesdits propos étaient susceptibles de caractériser un manquement à l'obligation de réserve du salarié en dehors de l'exercice de ses fonctions en tant qu'agent du service public de l'emploi mis à la disposition d'une collectivité territoriale, en sorte que son licenciement était justifié par une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l'article L. 1133-1 du code du travail, tenant au manquement à son obligation de réserve.

Employeur – Pouvoir de direction – Etendue – Restriction aux libertés fondamentales – Restriction à la liberté religieuse – Fondement – Principes de neutralité et de laïcité – Applications diverses – Collectivité territoriale – Salarié mis à disposition – Portée

Employeur – Pouvoir de direction – Etendue – Restriction aux libertés fondamentales – Restriction à la liberté religieuse – Fondement – Principes de neutralité et de laïcité – Applications diverses – Collectivité territoriale – Salarié mis à disposition – Mission locale pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes – Détermination – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 18 décembre 2020), M. [Z] a été engagé par l'association Mission locale du pays salonais (la mission locale) en qualité de conseiller en insertion sociale et professionnelle, d'abord par contrats à durée déterminée des 2 février 2009 et 1er mars 2010, puis dans le cadre d'un contrat à durée indéterminée, suivant avenant à effet du 1er mars 2011, avec reprise d'ancienneté au 2 février 2009.

2. Le 1er mai 2015, le salarié a été mis à disposition de la commune de [Localité 3] pour exercer ses fonctions dans le cadre du dispositif intitulé « seconde chance », issu d'une convention de partenariat entre la ville de [Localité 3] et la mission locale. Ce dispositif vise à accompagner les jeunes en difficulté en leur proposant un accompagnement individualisé et personnalisé leur permettant de s'inscrire dans un parcours d'insertion professionnelle.

3. Par lettre du 15 décembre 2015, la mission locale a licencié le salarié pour faute grave, en lui reprochant d'avoir publié sur son compte Facebook, accessible au public, « des propos incompatibles avec l'exercice de [ses] missions et notamment, une critique importante et tendancieuse du parti politique Les Républicains et [du] Front National, ainsi que des appels à la diffusion du Coran, accompagnés de citations de sourates appelant à la violence », ces faits caractérisant des « manifestations politiques et religieuses qui débordent, d'une part de [sa] vie personnelle et, d'autre part, qui comportent des excès remettant en cause la loyauté minimale requise par la qualité juridique de [sa] mission de service public » et constituant une atteinte à l'obligation de neutralité du salarié, laquelle « englobe un devoir de réserve ainsi qu'une obligation de respect de la laïcité », et un abus de sa liberté d'expression.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses deuxième, quatrième et cinquième branches

Enoncé du moyen

4. La mission locale fait grief à l'arrêt de dire qu'elle a discriminé le salarié en raison de l'expression de ses opinions politiques et de ses convictions religieuses en procédant à son licenciement, de dire nul le licenciement, de lui ordonner de réintégrer le salarié dans un emploi équivalent à celui qu'il occupait et de la condamner au paiement de diverses sommes, alors :

« 2°/ que le salarié qui participe à une mission de service public est tenu, même en dehors du service, d'un devoir de réserve qui lui impose de s'abstenir de toute manifestation d'opinion de nature à jeter le discrédit sur l'autorité chargée de la mission de service public à laquelle il participe ; qu'il en va ainsi, notamment, d'un salarié appelé à intervenir auprès du jeune public ; qu'en l'espèce, la Mission locale du pays salonais faisait valoir qu'elle avait licencié M. [Z] pour avoir, sur son compte Facebook accessible à tous, violemment critiqué l'action du gouvernement et n'avoir pas respecté les emblèmes de la République comme le drapeau français, ce qui était incompatible avec le devoir de réserve auquel était tenu le salarié en sa qualité d'agent d'une Mission locale investie d'une mission de service public ; qu'en retenant qu'à supposer même que M. [Z] ait participé à une mission de service public, cela ne lui interdisait pas de pouvoir « librement critiquer l'Etat en dehors de son travail », la cour d'appel a violé le devoir de réserve et les articles L. 1121-1, L. 1132-1 et L. 5314-2 du code du travail ;

4°/ que le salarié qui participe à une mission de service public est tenu par une obligation de laïcité qui lui interdit de faire du prosélytisme religieux ; qu'il en va ainsi, notamment, d'un salarié appelé à intervenir auprès du jeune public ; qu'en l'espèce, la Mission locale du pays salonais faisait valoir qu'elle avait licencié M. [Z] pour avoir, sur son compte Facebook accessible à tous, fait du prosélytisme religieux agressif en, notamment, diffusant des sourates du Coran appelant au combat et en invitant à diffuser massivement le Coran ; qu'en retenant que « l'employeur ne pouvait (...) faire interdiction au salarié de se livrer à des actes de prosélytisme religieux dans l'espace public en dehors de son travail » et que « le devoir de réserve qui s'impose [au salarié] en dehors de ses fonctions ne pouvant concerner l'expression publique de sa foi ni la propagation du message religieux », la cour d'appel a violé le principe de laïcité du service public, ensemble les articles L. 5314-2, L. 1121-1 et L. 1132-1 du code du travail ;

5°/ que les salariés de droit privé mis à disposition d'une collectivité territoriale sont soumis aux mêmes obligations que les fonctionnaires, dont les obligations de neutralité et de laïcité ; qu'en l'espèce, en retenant qu'un conseiller d'insertion au sein d'une mission locale, même mis à disposition d'une municipalité, ne perdait nullement sa liberté d'engagement politique et d'expression publique de cet engagement en dehors de l'exercice de ses fonctions et qu'il pouvait librement critiquer l'Etat et se livrer à des actes de prosélytisme religieux dans l'espace public en dehors de son travail, la cour d'appel a violé l'article 61-2 de la loi n° 2007-148 de modernisation de la fonction publique du 2 février 2007 et l'article 11 du décret d'application du 18 juin 2008 relatif au régime de la mise à disposition applicable aux collectivités territoriales et aux établissements publics administratifs locaux. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen, pris en sa cinquième branche

5. Le salarié conteste la recevabilité du moyen. Il soutient que le moyen est nouveau en ce que la mission locale n'a pas invoqué devant les juges du fond l'application des articles 61-2 de la loi n° 2007-148 de modernisation de la fonction publique du 2 février 2007 et 11 du décret d'application du 18 juin 2008 relatif au régime de la mise à disposition applicable aux collectivités territoriales et aux établissements publics administratifs locaux.

6. Cependant, devant les juges du fond, l'employeur invoquait la violation par le salarié de son obligation de neutralité en sa qualité de salarié de la mission locale mis à disposition de la commune de [Localité 3].

7. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu les principes de laïcité et de neutralité du service public, les articles L. 1133-1, L. 5314-1 et L. 5314-2 du code du travail, l'article 61-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2007-148 de modernisation de la fonction publique du 2 février 2007, et l'article 11 du décret n° 2008-580 du 18 juin 2008 relatif au régime de la mise à disposition applicable aux collectivités territoriales et aux établissements publics administratifs locaux :

8. En premier lieu, les principes de laïcité et de neutralité du service public qui résultent de l'article 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 sont applicables à l'ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé.

9. L'article L. 5314-1 du code du travail prévoit que des missions locales pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes peuvent être constituées entre l'Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics, des organisations professionnelles et syndicales et des associations. Elles prennent la forme d'une association ou d'un groupement d'intérêt public.

10. Selon l'article L. 5314-2 du même code, les missions locales pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes, dans le cadre de leur mission de service public pour l'emploi, ont pour objet d'aider les jeunes de seize à vingt-cinq ans révolus à résoudre l'ensemble des problèmes que pose leur insertion professionnelle et sociale en assurant des fonctions d'accueil, d'information, d'orientation et d'accompagnement à l'accès à la formation professionnelle initiale ou continue, ou à un emploi. Elles favorisent la concertation entre les différents partenaires en vue de renforcer ou compléter les actions conduites par ceux-ci, notamment pour les jeunes rencontrant des difficultés particulières d'insertion professionnelle et sociale.

Elles contribuent à l'élaboration et à la mise en oeuvre, dans leur zone de compétence, d'une politique locale concertée d'insertion professionnelle et sociale des jeunes.

Les résultats obtenus par les missions locales en termes d'insertion professionnelle et sociale, ainsi que la qualité de l'accueil, de l'information, de l'orientation et de l'accompagnement qu'elles procurent aux jeunes sont évalués dans des conditions qui sont fixées par convention avec l'Etat, la région et les autres collectivités territoriales qui les financent.

Les financements accordés tiennent compte de ces résultats.

11. Il résulte de ces dispositions que les missions locales pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes constituées sous forme d'association sont des personnes de droit privé gérant un service public.

12. Il s'ensuit que le salarié de droit privé employé par une mission locale pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes, constituée sous forme d'association, est soumis aux principes de laïcité et de neutralité du service public et dès lors à une obligation de réserve en dehors de l'exercice de ses fonctions.

13. En second lieu, l'article 61-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, dans sa rédaction applicable, prévoit que les collectivités territoriales et leurs établissements publics administratifs peuvent, lorsque des fonctions exercées en leur sein nécessitent une qualification technique spécialisée, bénéficier de la mise à disposition de personnels de droit privé, dans les cas et conditions définis par décret en Conseil d'Etat et que les personnels ainsi mis à disposition sont soumis aux règles d'organisation et de fonctionnement du service où ils servent et aux obligations s'imposant aux fonctionnaires.

14. Selon l'article 11, I, du décret n° 2008-580 du 18 juin 2008, les collectivités territoriales et les établissements publics mentionnés à l'article 2 de la loi du 26 janvier 1984 peuvent, lorsque les besoins du service le justifient, bénéficier de la mise à disposition de personnels de droit privé pour la réalisation d'une mission ou d'un projet déterminé qui ne pourrait être mené à bien sans les qualifications techniques spécialisées détenues par un salarié de droit privé.

15. Au termes de l'article 11, III, du même décret, les règles déontologiques qui s'imposent aux fonctionnaires sont opposables aux personnels mis à disposition en application du I.

16. Il en résulte que le salarié de droit privé mis à disposition d'une collectivité publique territoriale est soumis aux principes de laïcité et de neutralité du service public et dès lors à une obligation de réserve en dehors de l'exercice de ses fonctions.

17. Pour dire que la mission locale a discriminé le salarié en raison de l'expression de ses opinions politiques et de ses convictions religieuses en procédant à son licenciement et annuler en conséquence le licenciement, l'arrêt retient qu'un conseiller d'insertion au sein d'une mission locale, même mis à disposition d'une municipalité, ne perd nullement sa liberté d'engagement politique et d'expression publique de cet engagement en dehors de l'exercice de ses fonctions et peut librement critiquer l'Etat en dehors de son travail.

18. L'arrêt retient encore que la mission locale ne peut imposer au salarié le respect de la laïcité en dehors de son activité professionnelle lui interdisant tout prosélytisme religieux dans l'espace public hors le cadre de son service, qu'en effet l'employeur ne constitue nullement une organisation confessionnelle et la laïcité ne s'impose pas aux citoyens dans l'espace public en dehors du service public, puisqu'au contraire la laïcité garantit à chacun l'exercice public de sa foi, qu'ainsi l'employeur ne pouvait faire interdiction au salarié de se livrer à des actes de prosélytisme religieux dans l'espace public en dehors de son travail, le devoir de réserve qui s'impose à lui en dehors de ses fonctions ne pouvant concerner l'expression publique de sa foi ni la propagation du message religieux, indépendamment d'éventuels rapports entre foi et activité professionnelle, lesquels rapports ne sont nullement caractérisés en l'espèce.

19. L'arrêt en déduit qu'en reprochant au salarié, au soutien de la mesure de licenciement, de n'avoir pas obtempéré à l'injonction illégitime visant à restreindre sa liberté politique et sa liberté religieuse, l'employeur a commis une discrimination au sens de l'article L. 1132-1 du code du travail, laquelle commande la nullité du licenciement aux termes de l'article L. 1132-4 du même code.

20. En se déterminant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations que le salarié, conseiller en insertion sociale et professionnelle, référent au sein de la commune de [Localité 3] pour les missions d'insertion auprès d'un public de jeunes en difficulté scolaire et professionnelle, en grande fragilité sociale, avait publié sur son compte Facebook ouvert à tous, sous son propre nom, fin novembre et début décembre 2015, des commentaires mentionnant « Je refuse de mettre le drapeau... Je ne sacrifierai jamais ma religion, ma foi, pour un drapeau quel qu'il soit », « Prophète ! Rappelle-toi le matin où tu quittas ta famille pour aller placer les croyants à leurs postes de combat », la cour d'appel, qui n'a pas recherché, comme il lui était demandé, si la consultation du compte Facebook du salarié permettait son identification en qualité de conseiller d'insertion sociale et professionnelle affecté au sein de la commune de [Localité 3], notamment par les jeunes en difficulté auprès desquels le salarié exerçait ses fonctions, et si, au regard de la virulence des propos litigieux ainsi que de la publicité qui leur était donnée, lesdits propos étaient susceptibles de caractériser un manquement à l'obligation de réserve du salarié en dehors de l'exercice de ses fonctions en tant qu'agent du service public de l'emploi mis à la disposition d'une collectivité territoriale, en sorte que son licenciement était justifié par une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l'article L. 1133-1 du code du travail, tenant au manquement à son obligation de réserve, n'a pas donné de base légale à sa décision.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 18 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Nîmes.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Sommer - Rapporteur : Mme Sommé - Avocat général : Mme Laulom - Avocat(s) : SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet ; SARL Cabinet Rousseau et Tapie -

Textes visés :

Article 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; articles L. 5314-1, L. 5314-2 et L. 1133-1 du code du travail ; article 61-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2007-148 du 2 février 2007 de modernisation de la fonction publique ; article 11 du décret n° 2008-580 du 18 juin 2008 relatif au régime de la mise à disposition applicable aux collectivités territoriales et aux établissements publics administratifs locaux.

Soc., 26 octobre 2022, n° 21-10.495, (B), FS

Cassation

Modification – Modification convenue entre les parties – Changement d'employeur – Changement d'employeur au sein du même groupe de sociétés – Convention organisant la poursuite du contrat de travail – Convention hors application de l'article L. 1224-1 du code du travail – Validité – Conditions – Signature de la convention par le salarié et ses deux employeurs successifs – Portée

Viole les articles 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et L. 1231-1 du code du travail, la cour d'appel qui conclut à l'existence d'une convention tripartite alors qu'elle avait constaté qu'aucune convention n'avait été signée entre un salarié et ses employeurs successifs organisant la poursuite du contrat de travail.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Amiens, 15 octobre 2020), rendu après cassation (Soc., 5 décembre 2018, pourvoi n° 17-21.883), Mme [O] a été engagée le 2 janvier 1994 par la société Coopérative d'intérêt collectif agricole d'électricité (SICAE) de [Localité 4] suivant contrat à durée indéterminée en qualité de comptable.

2. Cette relation contractuelle a pris fin le 31 décembre 2011, date à compter de laquelle Mme [O] a été mutée au centre nucléaire de production d'énergie (CNPE) de [Localité 3].

3. La salariée a saisi la juridiction prud'homale de demandes en paiement, par la SICAE, d'indemnités au titre d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de ses demandes formées au titre de la rupture de son contrat de travail, de l'indemnité de licenciement, de l'indemnité compensatrice de préavis et des congés payés afférents et des dommages-intérêts pour licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse, alors « que le transfert tripartite du contrat de travail suppose que soient réunis dans un même acte à la fois l'accord du primo-employeur, celui de l'employeur substitué ainsi que l'accord exprès du salarié ; que pour débouter la salariée de ses demandes relatives à la rupture du contrat de travail, l'arrêt retient qu'une convention tripartite a été recherchée à partir du moment où celle-ci a fait sa demande de mutation au CNPE de [Localité 3], et qu'elle s'est formée d'abord par l'acceptation de sa demande par EDF qui a pris à sa charge les obligations incombant à l'employeur, puis par l'acceptation de cette mutation par la SICAE qui a laissé partir Mme [O] sans rompre son contrat de travail, et enfin par l'accord de Mme [O] qui a accepté sa mutation au CNPE de [Localité 3] ; qu'en se déterminant ainsi, sans constater la conclusion d'une convention réunissant à la fois l'accord de la salariée et celui de ses deux employeurs successifs, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1231-1 du code du travail et de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 et l'article L. 1231-1 du code du travail :

5. Selon le premier de ces textes, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.

6. Selon le second, le contrat de travail à durée indéterminée peut être rompu à l'initiative de l'employeur ou du salarié, ou, d'un commun accord, dans les conditions prévues par les dispositions du titre III du Livre II.

7. Pour débouter la salariée de ses demandes au titre d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'arrêt constate qu'elle a formé et signé une demande de mutation sur un imprimé EDF et GDF SUEZ le 26 octobre 2011 mentionnant, pour sa situation actuelle, qu'elle est comptable GF (groupe fonctionnel) 09 NR (niveau de rémunération) 135 échelon 7 et désignant la SICAE comme direction d'appartenance pour pourvoir un emploi dont la vacance a été publiée, en l'occurrence un emploi de technicien de gestion G, GF 8/9 au CNPE de [Localité 3]. Il ajoute que sa candidature a été acceptée, à effet au 1er janvier 2012, par les membres de la commission secondaire du personnel du CNPE de [Localité 3] lors de la séance du 16 décembre 2011 et que le changement ainsi apporté à sa situation administrative lui a été notifié par lettre de la société EDF adressée à son adresse professionnelle à la SICAE sous couvert du directeur, mentionnant son ancienne situation de comptable à la SICAE GF 09 et NR 135 et sa nouvelle situation de technicien de gestion au CNPE de [Localité 3] GF 9 et NR 135.

8. L'arrêt retient que le contrat de travail n'a pas été rompu, l'intéressée ayant été mutée de la SICAE au CNPE de [Localité 3] dans des conditions qui caractérisent un changement de situation administrative du fait de la modification de son affectation dans des entités différentes du groupe EDF GDF SUEZ dont la SICAE fait partie ainsi que le CNPE de [Localité 3].

9. L'arrêt conclut à l'existence d'une convention tripartite, formée d'abord par l'acceptation de la demande de la salariée par EDF qui a pris à sa charge les obligations incombant à l'employeur, puis par l'acceptation de cette mutation par la SICAE qui a laissé partir la salariée sans rompre son contrat de travail, et enfin par l'accord de cette dernière qui a accepté sa mutation au CNPE de [Localité 3].

10. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations qu'aucune convention tripartite n'avait été signée entre la salariée et ses employeurs successifs organisant la poursuite du même contrat de travail, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 15 octobre 2020, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Sommer - Rapporteur : Mme Valéry - Avocat général : Mme Wurtz - Avocat(s) : SCP Thouvenin, Coudray et Grévy ; SARL Cabinet Rousseau et Tapie -

Textes visés :

Article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ; article L. 1231-1 du code du travail.

Rapprochement(s) :

Sur les conventions tripartites signées entre un salarié et deux employeurs successifs, à rapprocher : Soc., 8 juin 2016, pourvoi n° 15-17.555, Bull. 2016, V, n° 129 (cassation partielle) ; Soc., 23 mars 2022, pourvoi n° 20-21.518, Bull., (rejet).

Soc., 26 octobre 2022, n° 20-17.105, (B), FS

Cassation partielle

Obligation du salarié – Mission d'expertise – Rétrocession des rémunérations à l'employeur – Clause – Nullité – Détermination – Portée

Est nulle la clause d'un contrat de travail par laquelle un salarié s'engage à reverser à son employeur les rémunérations qui lui ont été versées pour des missions pour lesquelles il a été désigné expert personnellement.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 12 mars 2020), M. [V], inscrit sur la liste des experts judiciaires de la cour d'appel de Lyon dans la rubrique incendies, a été engagé en qualité de chargé de mission à compter du 5 novembre 2012 par la société Oxyria.

2. Aux termes de l'article 4 bis du contrat de travail, il était stipulé que la rémunération directe ou indirecte des expertises judiciaires qui lui serait versée devrait être intégralement reversée à l'employeur.

3. Les parties ont signé une convention de rupture conventionnelle le 7 mai 2014.

4. L'employeur a assigné le salarié afin d'obtenir, en application de l'article 4 bis du contrat de travail, le paiement des sommes correspondant aux expertises en cours au moment de la rupture du contrat.

Examen des moyens

Sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

5. Le salarié fait grief à l'arrêt de dire que l'article 4 bis du contrat de travail n'est entaché d'aucune illégalité et de le débouter de sa demande de nullité de cette clause et de sa demande subséquente en paiement, par l'employeur, d'une somme à titre de remboursement des honoraires d'expertises judiciaires, alors « que l'expert judiciaire doit accomplir, en toute indépendance et impartialité, la mission qui lui a été personnellement confiée par le juge, ce qui implique nécessairement qu'il perçoive une rémunération propre, laquelle ne peut être reversée, s'il est salarié, à la société qui l'emploie ; qu'en jugeant que l'article 4 bis du contrat de travail de Monsieur [V] n'était pas nul, après avoir pourtant relevé qu'il prévoyait que les rémunérations directes ou indirectes des expertises judiciaires qui seraient versées à [K] [V] devraient être intégralement reversées à la société Oxyria, la cour d'appel a violé les articles 233 du code de procédure civile et 1 de la loi du 29 juin 1971 dans sa rédaction issue de la loi du 11 février 2004. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 232 et 233 du code de procédure civile :

6. Selon le premier de ces textes, le juge peut commettre toute personne de son choix pour l'éclairer par des constatations, par une consultation ou par une expertise sur une question de fait qui requiert les lumières d'un technicien.

7. Selon le second, le technicien, investi de ses pouvoirs par le juge en raison de sa qualification, doit remplir personnellement la mission qui lui est confiée. Si le technicien désigné est une personne morale, son représentant légal soumet à l'agrément du juge le nom de la ou des personnes physiques qui assureront, au sein de celle-ci et en son nom l'exécution de la mesure.

8. Il résulte de la combinaison de ces textes que, pour qu'une personne morale puisse percevoir la rémunération afférente à l'expertise, il faut qu'elle ait été elle-même désignée.

9. Pour débouter le salarié de sa demande de nullité de l'article 4 bis du contrat de travail, l'arrêt retient que le salarié étant inscrit sur la liste des experts de la cour d'appel dans la rubrique incendies, il était stipulé à l'article 4 bis du contrat de travail que la rémunérations directe ou indirecte des expertises judiciaires qui lui serait versée devra être intégralement reversée à l'employeur, que cette clause n'apparaît pas contraire aux dispositions de l'article 233 du code de procédure civile dès lors qu'il résulte du contrat de travail que le salarié a accompli les missions d'expertises judiciaires confiées, pendant le temps de son travail et avec les outils mis à disposition par l'employeur, et que cette clause a été librement consentie entre lui et son employeur.

10. En statuant ainsi, alors qu'est nulle la clause d'un contrat de travail par laquelle un salarié s'engage à reverser à son employeur les rémunérations qui lui ont été versées pour des missions pour lesquelles il a été désigné expert personnellement, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Et sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

11. Le salarié fait grief à l'arrêt de dire que le protocole d'accord signé le 30 juin 2014 engage les deux parties qui se doivent de le respecter et de l'appliquer, de le condamner à payer à la société Oxyria une somme au titre du remboursement de frais et honoraires qu'il a perçus pour ses missions d'expertise judiciaire dans les quatre dossiers visés au protocole du 30 juin 2014 et au paiement à la société Oxyria d'une somme en remboursement des frais réglés à la société IC2000, sapiteur choisi par lui dans ses missions d'expertise, alors « que la cassation à intervenir du chef du dispositif critiqué par le deuxième moyen du pourvoi entraînera nécessairement par voie de conséquence, la cassation des chefs du dispositif critiqués par le troisième moyen, qui en sont indivisibles, en application de l'article 624 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 624 du code de procédure civile :

12. La cassation prononcée sur le deuxième moyen emporte la cassation, par voie de conséquence, des chefs de dispositif critiqués par le troisième moyen, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.

Portée et conséquences de la cassation

13. La cassation prononcée sur les deuxième et troisième moyens entraîne, par application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation des chefs de dispositif condamnant le salarié à payer une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute la société Oxyria de ses demandes en dommages-intérêts concernant les expertises [R] et Robinettrie Industrielle et pour résistance abusive et en ce qu'il déboute M. [V] de sa demande en dommages-intérêts de 500 euros pour travail dissimulé, l'arrêt rendu le 12 mars 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;

Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon, autrement composée.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Sommer - Rapporteur : M. Pion - Avocat général : Mme Wurtz - Avocat(s) : SCP Marlange et de La Burgade ; SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol -

Textes visés :

Article 233 du code de procédure civile ; article 1 de la loi n° 71-498 du 29 juin 1971, dans sa rédaction issue de la loi n° 2004-130 du 11 février 2004.

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