Numéro 10 - Octobre 2019

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 10 - Octobre 2019

PRESSE

1re Civ., 10 octobre 2019, n° 18-21.871, (P)

Rejet

Liberté d'expression – Restriction – Causes – Protection des droits d'autrui – Atteinte à des droits protégés – Atteinte à l'intimité de la vie privée – Office du juge – Recherche d'un équilibre entre les droits – Protection de l'intérêt le plus légitime

Le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime.

Pour effectuer cette mise en balance des droits en présence, il y a lieu de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies (CEDH, arrêt du 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, n° 40454/07, § 93).

Il incombe au juge de procéder, de façon concrète, à l'examen de chacun de ces critères (1re Civ., 21 mars 2018, pourvoi n° 16-28.741, publié).

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Angers, 26 juin 2018), que la société France télévisions a diffusé, le 13 octobre 2016, dans l'émission « Envoyé spécial », un reportage consacré à la crise de la production laitière intitulé « Sérieusement ?! Lactalis : le beurre et l'argent du beurre » ; que, soutenant qu'une séquence de ce reportage faisait mention du nom de sa résidence secondaire, de sa localisation précise et en présentait des vues aériennes, et invoquant l'atteinte portée à sa vie privée, M. C..., président du conseil de surveillance de la société Lactalis, l'a assignée, sur le fondement des articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 9 du code civil, aux fins d'obtenir réparation de son préjudice, ainsi que des mesures d'interdiction et de publication judiciaire ;

Attendu que M. C... fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors, selon le moyen :

1°/ que le conflit entre les droits fondamentaux d'égale valeur garantis par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales au titre de la protection de la vie privée et l'article 10 de la même Convention relatif à la liberté d'expression, impose aux juridictions de mettre en balance les intérêts en présence au regard de six critères tenant à la contribution à un débat d'intérêt général, à la notoriété de la personne visée et à l'objet du reportage, au comportement antérieur de la personne visée, au contenu, à la forme et aux répercussions de la publication, aux circonstances des prises de vue, enfin, à la gravité de la sanction requise ou imposée à l'organe de presse ; que ces critères ne sont pas alternatifs mais cumulatifs ; qu'en se fondant en l'espèce sur les trois premiers critères à l'exclusion des suivants qui n'ont pas été examinés par l'arrêt (répercussion de la publication, circonstance des prises de vue et mesure de la sanction requise), la cour d'appel ne peut passer comme ayant établi avec la précision nécessaire la balance des intérêts en présence, violant ainsi l'article 9 du code civil, ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que la liberté de divulguer des éléments de la vie privée qui seraient déjà disponibles dans le « domaine public » n'est pas en principe absolue ; que, sur le terrain de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la cour d'appel devait examiner, d'une part, le contexte particulier de la divulgation incriminée, laquelle associait en l'espèce, à une heure de grande écoute, le nom et les qualités du requérant, la localisation de sa propriété privée et le chemin d'accès à cette dernière, d'autre part, le comportement antérieur du demandeur, lequel, loin d'avoir été volontairement à l'origine des divulgations antécédentes dans des conditions excluant qu'il puisse s'en plaindre ultérieurement, faisait valoir qu'il avait toujours au contraire entendu préserver sa vie privée ; qu'en se bornant à l'affirmation inopérante selon laquelle les éléments litigieux eussent déjà été disponibles dans le domaine public sans opposition du requérant, la cour d'appel, qui ne s'est pas davantage expliquée sur la portée de l'ingérence contestée sous le rapport de la vie privée de M. C..., dans le contexte précis de la cause, a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 9 du code civil, ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ que la justification d'une atteinte constatée à la vie privée du requérant par l'existence d'un débat général sur la « crise du lait » dans le cadre d'un conflit de droits entre les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui sont d'égale valeur, commande a minima de la part des juges du fond une appréciation concrète de la nécessité d'une ingérence dans la vie privée prétendant s'autoriser de la liberté d'expression ; qu'en se bornant à relever que la divulgation contestée « s'inscrivait » dans le contexte d'un débat d'intérêt public sans autrement s'expliquer sur la nécessité corrélative d'une atteinte à la vie privée du requérant, la cour d'appel a derechef privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 9 du code civil, ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu que, le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime ; que, pour effectuer cette mise en balance des droits en présence, il y a lieu de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies (CEDH, arrêt du 10 novembre 2015, I... et Hachette Filipacchi associés c. France [GC], n° 40454/07, § 93) ; qu'il incombe au juge de procéder, de façon concrète, à l'examen de chacun de ces critères (1re Civ., 21 mars 2018, pourvoi n° 16-28.741, publié) ;

Et attendu qu'après avoir retenu que les indications fournies dans la séquence litigieuse, qui permettent une localisation exacte du domicile de M. C..., caractérisent une atteinte à sa vie privée, l'arrêt relève, d'abord, que le reportage en cause évoque, notamment, la mobilisation des producteurs laitiers contre le groupe Lactalis, accusé de pratiquer des prix trop bas, et compare la situation financière desdits producteurs à celle du dirigeant du premier groupe laitier mondial ; qu'il ajoute que l'intégralité du patrimoine immobilier de M. C... n'est pas détaillée, les informations délivrées portant exclusivement sur le bien que ce dernier possède en Mayenne, où résident les fermiers présentés dans le reportage, de sorte que ces informations s'inscrivent dans le débat d'intérêt général abordé par l'émission ; qu'il énonce, ensuite, par motifs propres et adoptés, que M. C..., en sa qualité de dirigeant du groupe Lactalis, est un personnage public et que, bien que le nom et la localisation de sa résidence secondaire aient été à plusieurs reprises divulgués dans la presse écrite, il n'a pas, par le passé, protesté contre la diffusion de ces informations ; qu'il constate, enfin, que la vue d'ensemble de la propriété de M. C... peut être visionnée grâce au service de cartographie en ligne Google maps et que, pour réaliser le reportage incriminé, le journaliste n'a pas pénétré sur cette propriété privée ; que la cour d'appel, qui a ainsi examiné, de façon concrète, chacun des critères à mettre en oeuvre pour procéder à la mise en balance entre le droit à la protection de la vie privée et le droit à la liberté d'expression et qui n'avait pas à effectuer d'autres recherches, a légalement justifié sa décision de retenir que l'atteinte portée à la vie privée de M. C... était légitimée par le droit à l'information du public ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Canas - Avocat(s) : Me Bouthors ; SCP de Chaisemartin, Doumic-Seiller -

Textes visés :

Articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 9 du code civil.

Rapprochement(s) :

CEDH, arrêt du 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, n° 40454/07. A rapprocher : 1re Civ., 21 mars 2018, pourvoi n° 16-28.741, Bull. 2018, I, n° 56 (cassation partielle), et l'arrêt cité.

1re Civ., 10 octobre 2019, n° 18-23.026, (P)

Cassation partielle

Procédure – Prescription – Interruption – Cas – Acte de poursuite – Notification préalable d'un arrêt de cassation par l'avocat de la partie poursuivante à l'avocat de la partie adverse

L'acte de notification préalable d'un arrêt de cassation par l'avocat de la partie poursuivante à l'avocat de la partie adverse, en application de l'article 678 du code de procédure civile, et l'acte de signification à partie de cet arrêt sont des actes de poursuite interruptifs de la prescription édictée par l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Procédure – Prescription – Interruption – Cas – Acte de poursuite – Signification d'un arrêt de cassation à une partie

Procédure – Prescription – Interruption – Cas – Saisine de la juridition de renvoi après cassation

La saisine de la juridiction de renvoi après cassation interrompt, dès sa déclaration, la courte prescription édictée par l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, quelle que soit la partie dont elle émane.

Attendu, selon l'arrêt attaqué, rendu sur renvoi après cassation (1re Civ., 1er mars 2017, pourvoi n° 16-12.490, Bull. 2017, I, n° 51), que, soutenant que deux articles publiés par l'Association des responsables de copropriété (l'ARC) de Paris sur le site Internet de l'Union nationale des ARC, dont l'un avait été communiqué à ses adhérents par l'ARC du Languedoc-Roussillon, au moyen d'un courrier électronique, présentaient un caractère diffamatoire à leur égard, M. E... et la société Ethigestion immobilier ont assigné l'ARC de Paris, l'ARC du Languedoc-Roussillon et M. A..., salarié de cette dernière, devant le juge des référés, sur le fondement de l'article 809 du code de procédure civile, aux fins d'obtenir des mesures d'interdiction, de suppression, de publication judiciaire, ainsi que le paiement de provisions ;

Sur le moyen unique, pris en ses deux premières branches :

Vu l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;

Attendu qu'aux termes de ce texte, l'action publique et l'action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par ladite loi se prescrivent après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d'instruction ou de poursuite s'il en a été fait ;

Attendu que, pour déclarer irrecevable, comme prescrite, l'action exercée par la société Ethigestion immobilier et M. E..., après avoir relevé que l'arrêt rendu le 1er mars 2017 par la Cour de cassation a remis les parties dans l'état où elles se trouvaient après le prononcé du jugement, l'arrêt retient que les notifications d'avocat à avocat et les significations de cette décision par la société Ethigestion immobilier et M. E... ne manifestent nullement la volonté de ces derniers de poursuivre l'action devant la cour d'appel de renvoi et ne peuvent constituer un acte de poursuite, au sens de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Qu'en statuant ainsi, alors que l'acte de notification préalable d'un arrêt de cassation par l'avocat de la partie poursuivante à l'avocat de la partie adverse, en application de l'article 678 du code de procédure civile, et l'acte de signification à partie de cet arrêt sont des actes de poursuite interruptifs de la prescription, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

Et sur la troisième branche du moyen :

Vu l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;

Attendu que la saisine de la juridiction de renvoi après cassation interrompt, dès sa déclaration, la courte prescription édictée par ce texte, quelle que soit la partie dont elle émane ;

Attendu que, pour statuer comme il le fait, l'arrêt énonce que la saisine de la cour d'appel intervenue le 28 août 2017 à l'initiative de l'ARC de Paris, de l'ARC du Languedoc-Roussillon et de M. A... n'est pas de nature à caractériser la volonté de la société Ethigestion immobilier et de M. E... de poursuivre l'action qu'ils avaient initiée devant le tribunal de grande instance de Montpellier ;

Qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare irrecevable, comme prescrite, l'action de la société Ethigestion immobilier et de M. E..., l'arrêt rendu le 19 juin 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Canas - Avocat(s) : SCP Delvolvé et Trichet ; Me Bouthors -

Textes visés :

Article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Rapprochement(s) :

Sur l'interruption de la prescription par les actes de poursuite, à rapprocher : 1re Civ., 8 avril 2010, pourvoi n° 09-65.032, Bull. 2010, I, n° 88 (cassation), et les arrêts cités. Sur l'interruption de la prescription en matière de presse par l'exercice d'une voie de recours, à rapprocher : 2e Civ., 16 décembre 1999, pourvoi n° 98-11.110, Bull. 1999, II, n° 191 (rejet), et l'arrêt cité ; 2e Civ., 6 février 2003, pourvoi n° 00-20.147, Bull. 2003, II, n° 29 (cassation).

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