Numéro 1 - Janvier 2024

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 1 - Janvier 2024

MARQUE DE FABRIQUE

Com., 10 janvier 2024, n° 22-21.716, (B), FRH

Rejet

Contentieux – Action en annulation – Marque portant atteinte à des droits antérieurs – Titulaire disposant d'un droit plus ancien – Portée

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Bordeaux, 25 janvier 2022) et les productions, la société JDC Aquitaine, devenue la société JDC, exploite une activité de vente et location de caisses enregistreuses, appareils monétiques, terminaux de paiement, de cartes bancaires, informatique et maintenance y afférents, fournitures s'y rapportant et service après-vente, vente d'alarmes et systèmes de vidéo-surveillance. Elle est titulaire de la marque semi-figurative « JDC S.A. » enregistrée le 1er mars 1999 sous le numéro 99779371 et régulièrement renouvelée en 2009, en classe 9 pour « Caisses enregistreuses, machines à calculer, appareils pour le traitement de l'information et les ordinateurs, périphériques, photocopieuses, télécopieuses ».

2. Elle est également titulaire des marques suivantes :

 - la marque verbale française « groupe JDC » enregistrée le 1er août 2011, sous le numéro 11 3 850 656, renouvelée depuis lors,

 - la marque française « JDC » déposée le 2 août 2011, enregistrée sous le numéro 11 3 850 911 en classes 9, 42 et 45,

 - la marque semi-figurative française « JDC SA » déposée le 10 novembre 2011 et enregistrée sous le numéro 11 3 874 311 en classes 9, 42 et 45, pour désigner les appareils et instruments pour la conduite, la distribution, la transformation, l'accumulation, le réglage ou la commande du courant électrique ; appareils pour l'enregistrement, la transmission, la reproduction ou le traitement du son ou des images ; distributeurs automatiques et mécanismes pour appareils à pré-paiement ; caisses enregistreuses ; machines à calculer ; équipement pour le traitement de l'information et les ordinateurs ; logiciels (programmes enregistrés) ; périphériques d'ordinateurs ; détecteurs ; cartes à mémoire ou à microprocesseur ; instruments d'alarmes et détecteurs, produits utilisés pour le contrôle, la commande, la télécommande, le réglage, la supervision ou la programmation d'équipements électriques ou électroniques destinés à la sécurité, à l'alarme, au contrôle d'accès, à l'ouverture et à la fermeture et au verrouillage des portes, portes de garages, portails, barrières, fenêtres, volets, stores, grille, à la manoeuvre des serrures, tous ces produits étant appliqués à l'habitation individuelle ou collective, aux bâtiments publics ou privés et aux espaces publics ou privés de stationnement ; conception et développement d'ordinateurs et de logiciels ; recherche et développement de nouveaux produits pour des tiers ; études de projets techniques ; élaboration (conception), installation, maintenance, mise à jour ou location de logiciels ; programmation pour ordinateur ; consultation en matière d'ordinateurs ; conversion de données et de programmes informatiques autre que conversion physique ; conversion de données ou de documents d'un support physique vers un support électronique ; service de sécurité pour la protection des biens et des individus (à l'exception de leur transport) ; consultation en matière de sécurité.

3. La société JDC Midi-Pyrénées exerce une activité de commercialisation de caisses enregistreuses et systèmes de gestion de terminaux de paiement électroniques.

4. La société JDC Languedoc exerce une activité d'achat, vente, service après vente, réparation de tous matériels électroniques et informatiques.

5. La société JDC Normandie exerce une activité de vente de matériel d'équipement informatique, de fourniture de caisses enregistreuses et prestations de maintenance technique et de formation y afférentes.

6. Le 27 mai 2016, la société JDC a assigné en concurrence déloyale et parasitaire les sociétés JDC Midi-Pyrénées, JDC Languedoc et JDC Normandie du fait, notamment, de la création d'un site internet dont le nom de domaine est le suivant : http://www.jdc-caisse-enregistreuse.fr.

7. Le 30 septembre 2016, la société JDC Midi-Pyrénées a assigné la société JDC en nullité de ses marques du fait de l'atteinte portée à sa dénomination sociale antérieure.

8. Les deux instances ont été jointes.

9. La société JDC ayant formé une demande additionnelle en contrefaçon de ses marques, les sociétés JDC Midi-Pyrénées, JDC Languedoc et JDC Normandie ont reconventionnellement demandé l'annulation de ces dernières pour atteinte à leurs droits antérieurs respectifs.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en ses première et deuxième branches, et sur le second moyen

10. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Et sur le premier moyen, pris en sa troisième branche

Enoncé du moyen

11. La société JDC fait grief à l'arrêt de déclarer nulles les marques « JDC S.A. », « Groupe JDC », « JDC » et « JDC SA » déposées respectivement le 1er mars 1999, le 1er août 2011, le 2 août 2011 et le 10 novembre 2011, alors « que tout jugement doit être motivé et le défaut de réponse à conclusions équivaut à un défaut de motifs ; qu'en se bornant à relever, au soutien de sa décision, que l'antériorité des droits de la société JDC sur le signe JDC n'était pas de nature à exclure sa mauvaise foi, sans répondre à ses conclusions d'appel selon lesquelles, indépendamment de l'absence de forclusion des demandes en nullité, les sociétés JDC Midi-Pyrénées, JDC Languedoc et JDC Normandie ne pouvaient obtenir la nullité de ses marques dès lors que ces dernières reposaient sur un droit plus ancien que celui acquis par les trois sociétés sur le signe JDC, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

12. Il résulte des articles L. 711-4 et L. 714-3 du code de la propriété intellectuelle, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019, qu'est déclaré nulle une marque qui porte atteinte à un droit antérieur, tel une dénomination sociale, mais que la tolérance, pendant cinq années, de l'usage d'une marque qui porte atteinte à un droit antérieur rend irrecevable toute action en annulation de cette marque, à moins qu'il ne soit établi que le dépôt a été effectué de mauvaise foi.

13. Le second de ces textes doit être interprété à la lumière des articles 6 et 9 de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des Etats-membres sur les marques.

14. Selon la Cour de justice de l'Union européenne, la notion de « droit antérieur », au sens de l'article 6, paragraphe 2, de la directive précitée, doit être interprétée à la lumière des notions équivalentes contenues dans les textes du droit international, et de telle manière qu'elle demeure compatible avec eux, en tenant compte également du contexte dans lequel de telles notions s'inscrivent et de la finalité poursuivie par les dispositions conventionnelles pertinentes en matière de propriété intellectuelle (CJUE, arrêt du 2 juin 2022, Classic Coach Company, C-112/21, point 36).

15. La Cour de justice précise, à cet égard, que la notion d'antériorité « signifie que le fondement du droit concerné doit précéder dans le temps l'obtention de la marque avec laquelle il est réputé entrer en conflit.

En effet, il s'agit de l'expression du principe de la primauté du titre antérieur d'exclusivité, qui représente l'un des fondements du droit des marques et, d'une façon plus générale, de tout le droit de la propriété industrielle » (arrêt du 2 juin 2022 précité, point 40).

16. Après avoir retenu, d'une part, qu'aux termes de l'article 4, paragraphe 4, sous c), de la directive 2008/95, la notion de « droit antérieur » s'entend notamment d'un droit de propriété industrielle, celle-ci n'étant qu'un type de propriété intellectuelle, d'autre part, que, selon l'article 1er, paragraphe 2, de la convention de Paris, le nom commercial constitue un droit de propriété industrielle, la Cour de justice énonce que si l'article 4, paragraphe 4, sous c), de la directive 2008/95 sert principalement à d'autres fins que celles visées à l'article 6, paragraphe 2, de cette même directive, à savoir permettre au titulaire d'un droit antérieur de s'opposer à l'enregistrement d'une marque ou de demander à ce qu'une marque enregistrée soit déclarée nulle, il n'en demeure pas moins que la notion de « droit antérieur » utilisée à ces deux dispositions doit avoir la même signification, dans la mesure où, en l'occurrence, le législateur de l'Union n'a pas exprimé une volonté différente, de sorte qu'un nom commercial peut constituer un droit antérieur aux fins de l'application de l'article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95 (arrêt du 2 juin 2022 précité, points 41, 42 et 43).

17. Elle ajoute qu'aux termes de l'article 4, paragraphe 4, sous b) et c), de cette directive, « un État membre peut prévoir qu'une marque est refusée à l'enregistrement ou, si elle est enregistrée, est susceptible d'être déclarée nulle, notamment, d'une part, lorsque et dans la mesure où les droits à un signe utilisé dans la vie des affaires ont été acquis avant la date de dépôt de la demande de marque postérieure [...], et que ce signe donne à son titulaire le droit d'interdire l'utilisation d'une marque postérieure ainsi que, d'autre part, lorsque et dans la mesure où l'usage de la marque peut être interdit en vertu d'un droit antérieur, tel qu'un droit de propriété industrielle » (arrêt du 2 juin 2022 précité, point 46).

18. La Cour de justice énonce également que la directive 2008/95 régit, en principe, non pas les rapports entre les différents droits pouvant être qualifiés de « droits antérieurs », qui sont principalement régis par le droit interne des États membres mais les rapports de ceux-ci avec les marques acquises par l'enregistrement. Elle relève que l'article 9, paragraphe 3, de cette directive, en ce qui concerne la forclusion par tolérance, ne régit que les rapports des droits antérieurs avec les marques enregistrées postérieures (arrêt du 2 juin 2022 précité, points 57 et 60).

19. La Cour de justice énonce encore que le fait que le titulaire de la marque postérieure dispose d'un droit encore plus ancien, reconnu par la loi de l'État membre concerné, sur le signe enregistré en tant que marque, peut avoir une incidence sur l'existence d'un « droit antérieur », au sens de cette disposition, pour autant que, en se fondant sur ce droit encore plus ancien, le titulaire de la marque peut effectivement s'opposer à la revendication d'un droit antérieur ou la limiter. Elle précise à cet effet que, dans une situation où un droit invoqué par un tiers ne serait plus protégé en vertu de la loi de l'État membre concerné, il ne saurait être considéré que ce droit constitue un « droit antérieur » reconnu par ladite loi, au sens de l'article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95 (arrêt du 2 juin 2022 précité, points 63 et 54).

20. Il en découle que le titulaire d'un droit antérieur peut agir en nullité de la marque déposée s'il existe un risque de confusion dans l'esprit du public, quand bien même le titulaire de la marque contestée dispose d'un droit plus ancien que ce tiers qui la conteste.

21. Après avoir énoncé que le fait que la société JDC soit également titulaire de droits antérieurs au dépôt de la marque JDC.S.A., que ces droits soient eux-mêmes antérieurs ou non à ceux dont se réclament les sociétés JDC Midi-Pyrénées, JDC Languedoc et JDC Normandie, ne saurait, en soi, empêcher ces dernières de défendre leurs dénominations sociales, l'arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que la société JDC Aquitaine ayant toléré au moins jusqu'au 31 mars 2011 I'usage de leurs dénominations sociales par les sociétés adverses, celles-ci jouissaient, à la date du dépôt attaqué, d'un droit juridiquement protégé et non contesté.

22. L'arrêt ajoute, non seulement, que les droits dont la société JDC se prévaut sur sa dénomination sociale et sur son nom commercial ne sont pas de nature à exclure son intention d'empêcher les autres sociétés de continuer à utiliser pour leur activité tout signe contenant le sigle JDC, et par conséquent sa mauvaise foi, mais encore que les sociétés JDC Midi-Pyrénées, JDC Languedoc et JDC Normandie sont en droit de défendre leurs dénominations sociales, que la société JDC a tolérées au moins jusqu'au 31 mars 2011, dans la mesure où elles jouissaient, à la date des dépôts attaqués, d'un droit juridiquement protégé et non contesté.

23. En cet état, la cour d'appel, qui a retenu l'existence du droit antérieur des sociétés JDC Midi-Pyrénées, JDC Languedoc et JDC Normandie sur leurs dénominations sociales, juridiquement protégé et non contesté à la date des dépôts attaqués, et qui en a déduit qu'elles pouvaient les défendre contre l'enregistrement d'une marque postérieure, a ainsi écarté tout droit exclusif de la société JDC, anciennement dénommée JDC Aquitaine, sur le sigle « JDC », fût-il plus ancien, et a répondu aux conclusions prétendument délaissées.

24. Le moyen n'est donc pas fondé.

25. En l'absence de doute raisonnable quant à l'interprétation du droit de l'Union européenne sur la question soulevée par le moyen, il n'y a pas lieu de saisir la Cour de justice d'une question préjudicielle.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Vigneau - Rapporteur : Mme Bessaud - Avocat(s) : SARL Cabinet Pinet ; SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel -

Textes visés :

Articles L. 711-4 et L. 714-3 du code de la propriété intellectuelle, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019 ; articles 6 et 9 de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008.

Rapprochement(s) :

Sur la notion de droit antérieur, cf : CJUE, arrêt du 2 juin 2022, Classic Coach Company, C-112/21.

Com., 10 janvier 2024, n° 21-23.458, (B), FS

Renvoi devant la cour de justice de l'Union européenne et sursis à statuer

Marque communautaire – Nullité – Cas – Mauvaise foi – Autonomie – Question préjudicielle

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 25 juin 2021), la société CeramTec GmbH (la société Ceramtec) est spécialisée dans le développement, la fabrication et la distribution de composants céramiques techniques destinés, en particulier, à la composition des implants de hanche ou de genou, qu'elle vend aux fabricants de prothèses pour former des prothèses de hanche complètes qui sont ensuite vendues aux utilisateurs finaux, tels que les hôpitaux ou les chirurgiens orthopédiques.

2. Elle était titulaire d'un brevet européen n° EP 0 542 815, désignant la France et portant sur un matériau composite céramique, qui a expiré le 5 août 2011.

3. Le 23 août 2011, elle a déposé trois marques de l'Union européenne :

 - la marque n° 10 214 195, qui couvre la couleur rose pantone 677C, édition 2010, enregistrée le 26 mars 2013, sous priorité d'une marque allemande du 21 juillet 2011,

 - la marque figurative de l'Union européenne n° 10 214 112, enregistrée le 12 avril 2013, sous priorité d'une marque allemande du 25 juillet 2011, qui est une représentation graphique d'une bille de couleur rose pantone 677C,

 - la marque tridimensionnelle de l'Union européenne n° 10 214 179, enregistrée le 20 juin 2013, sous priorité d'une marque allemande du 26 juillet 2011.

4. Ces marques désignent les produits suivants relevant de la classe 10 de la classification internationale de Nice : pièces céramiques pour implants pour l'ostéosynthèse, substituts aux surfaces d'articulations, écarteurs pour les os, billes pour articulations de la hanche, coquilles/plaques pour articulations de la hanche et pièces d'articulation du genou, tous les produits précités pour vente aux fabricants d'implants.

5. Le 13 décembre 2013, soutenant que la société Coorstek Bioceramics LLC (la société Coorstek), qui a pour activité la fabrication de composants médicaux en céramiques techniques avancées, en particulier pour prothèses articulaires de hanche et dorsale et pour prothèses dentaires, commercialisait un produit copiant la couleur rose caractéristique de ses produits, la société Ceramtec l'a assignée en contrefaçon de marques et concurrence parasitaire.

La société Coorstek a reconventionnellement demandé l'annulation des marques invoquées.

6. Par ailleurs, il ressort de l'arrêt et des productions que la société Ceramtec a intenté des actions en contrefaçon de ses marques et en concurrence parasitaire en Allemagne, aux États-Unis et en Suisse.

Les décisions de l'office allemand des marques et des brevets des 21 juin et 11 juillet 2018 annulant les marques en cause font l'objet d'un appel.

Aux Etats-Unis, la décision de la District Court du Colorado du 5 janvier 2017 annulant les marques américaines a été infirmée en appel par une décision du 11 septembre 2019.

L'office suisse ayant refusé les marques à l'enregistrement, faute de caractère distinctif acquis par l'usage en Suisse, la société Ceramtec a retiré ses marques.

Le 13 mars 2023, la cour d'appel de Stuttgart, saisie d'une demande en contrefaçon, a infirmé la décision de suspension de la procédure par la société Ceramtec devant le tribunal de Stuttgart. Elle s'est écartée de l'appréciation des premiers juges sur les chances de succès de la demande d'annulation de la marque au regard de la mauvaise foi.

7. Par un arrêt du 25 juin 2021, la cour d'appel de Paris a annulé les trois marques de l'Union européenne pour dépôt de mauvaise foi.

8. Elle a relevé qu'au jour du dépôt des trois marques en couleurs, le 23 août 2011, la société Ceramtec était convaincue de l'effet technique de l'oxyde de chrome pour garantir dureté et résistance des billes de céramique entrant dans la constitution des prothèses médicales et qu'elle avait cherché à protéger la couleur rose des billes, qui résultait de l'effet induit par la présence d'oxyde de chrome dans la céramique. Elle en a déduit que la société Ceramtec avait eu l'intention de prolonger le monopole qu'elle détenait sur la solution technique protégée auparavant par un brevet, venu à échéance le 5 août 2011.

9. Selon la cour d'appel, la mauvaise foi était caractérisée par une volonté, non pas d'empêcher les concurrents de poursuivre l'utilisation de la couleur rose, mais de prolonger un monopole et d'empêcher les concurrents de pénétrer le marché que dominait la société Ceramtec grâce au matériau composant ses produits, à savoir l'oxyde de chrome dans une proportion ayant pour effet de colorer en rose la céramique.

10. La cour d'appel a retenu que le déposant avait donc eu l'intention d'obtenir un droit exclusif à des fins autres que celles relevant de la fonction d'une marque, à savoir l'indication d'origine, la société Ceramtec appréhendant la couleur rose, à la date des dépôts, non comme un signe de ralliement de la clientèle, mais comme un effet d'un composant de son matériau, qu'elle considérait comme participant à la résistance de celui-ci.

11. La société Ceramtec, qui s'est pourvue en cassation, fait grief à cet arrêt d'annuler ses trois marques européennes et de dire qu'elle est irrecevable à agir en contrefaçon de ses marques.

Enoncé du moyen

12. Selon le moyen du pourvoi en cassation, qui nécessite d'interroger la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), l'article 7, § 1, sous e), ii), du règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 prohibe le dépôt, à titre de marque, de signes constitués exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique et répond à l'objectif d'intérêt général qui est d'éviter que le droit des marques aboutisse à conférer à une entreprise un monopole sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d'un produit. Compte tenu de l'existence de ce texte spécial, une interprétation de l'article 52, § 1, sous b), du règlement n° 207/2009 du 26 février 2009, qui permettrait d'annuler une marque, au seul motif que son déposant a simplement eu l'intention de perpétuer des droits sur une solution technique, sans qu'il soit démontré que le droit sur la marque assure ou perpétue effectivement la protection d'une telle solution technique, reviendrait, selon le demandeur au pourvoi, à contourner le champ d'application de l'article 7, § 1, sous e), ii), et à méconnaître les domaines d'application respectifs de ces deux dispositions.

13. Le pourvoi pose donc la question de l'articulation entre les articles 7 et 52, § 1, sous b), du règlement n° 207/2009, qui énoncent chacun des motifs de nullité absolus d'une marque. Cette question est inédite devant la Cour de cassation et la CJUE ne semble pas avoir rendu de décision sur la question posée en l'espèce.

Rappel des textes applicables

Le droit de l'Union

14. Au regard de la date de dépôt des marques en litige, le 23 août 2011, il convient d'appliquer les dispositions du règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire, dans sa rédaction antérieure au règlement (UE) 2015/2424 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015, entré en vigueur le 23 mars 2016.

15. L'article 7 de ce règlement prévoit des motifs absolus de refus d'enregistrement d'un signe à titre de marque.

En particulier, l'article 7, § 1, sous e), ii), de ce règlement prévoit que sont refusés à l'enregistrement les signes constitués exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique.

16. Cet article est aujourd'hui repris à l'article 7 du règlement (UE) n° 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l'Union européenne (le RMUE).

17. La CJUE a précisé que cette prohibition répondait à l'objectif visant à « empêcher que le droit des marques aboutisse à conférer à une entreprise un monopole sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d'un produit, susceptibles d'être recherchées par l'utilisateur dans les produits des concurrents » et ainsi « éviter que la protection conférée par le droit des marques ne s'étende, au-delà des signes permettant de distinguer un produit ou un service de ceux offerts par les concurrents, pour s'ériger en obstacle à ce que ces derniers puissent offrir librement des produits incorporant lesdites solutions techniques ou lesdites caractéristiques utilitaires en concurrence avec le titulaire de la marque » (CJUE, arrêt du 18 juin 2002, Philips, C-299/99, points 78 et 79 et CJUE, arrêt du 23 avril 2020, Gömböc, C-237/19, point 25).

18. Par ailleurs, la CJUE a dit pour droit que les motifs absolus de refus d'enregistrement d'une marque visés à l'article 7 étaient autonomes, ce qui résultait de leur citation successive et de l'emploi du terme « exclusivement ».

Par conséquent, un seul de ces motifs suffit à justifier le refus ou l'annulation d'un enregistrement de marque puisqu'il s'applique pleinement audit signe (CJUE, arrêt du 18 septembre 2014, Hauck, C-205/13, sur l'application de l'article 3, § 1, sous e), de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008). Elle a également précisé que l'annulation n'était encourue que si l'un de ces motifs était pleinement caractérisé, et qu'admettre l'application de cette disposition dans les cas où chacun des trois motifs de refus énoncés ne serait que partiellement vérifié, irait manifestement à l'encontre de l'objectif d'intérêt général qui sous-tend l'application des trois motifs d'enregistrement (CJUE, arrêt du 16 septembre 2015, Société des Produits Nestlé, C-215/14, point 50, par analogie).

19. L'article 52, § 1, du règlement n° 207/2009, intitulé « causes de nullité absolue », dispose :

« 1.

La nullité de la marque communautaire est déclarée, sur demande présentée auprès de l'Office ou sur demande reconventionnelle dans une action en contrefaçon :

a) lorsque la marque communautaire a été enregistrée contrairement aux dispositions de l'article 7 ;

b) lorsque le demandeur était de mauvaise foi lors du dépôt de la demande de marque. »

20. Ces dispositions reprennent celles de l'article 51 du règlement (CE) n° 40/94 du Conseil du 20 décembre 1993 et sont désormais reprises à l'article 59, § 1, du RMUE.

21. La mauvaise foi n'est définie par aucun texte mais la CJUE a indiqué qu'elle constituait une notion autonome du droit de l'Union européenne, qui devait être interprétée de manière uniforme dans l'Union européenne et pour l'appréciation de laquelle il convient de prendre en considération tous les facteurs pertinents propres au cas d'espèce et existant au moment du dépôt de la demande d'enregistrement (CJUE, arrêt du 27 juin 2013, Malaysia Dairy Industries, C-320/12, par analogie en ce qu'il portait sur l'interprétation de l'article 4, § 4, sous g), de la directive 2008/95/CE).

22. Elle a précisé que, lorsqu'il ressort des circonstances que le titulaire de la marque contestée a déposé la demande d'enregistrement de cette marque avec l'intention de porter atteinte, d'une manière non conforme aux usages honnêtes, aux intérêts de tiers, ou avec l'intention d'obtenir, sans même viser un tiers en particulier, un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d'une marque, l'existence d'une telle intention doit conduire à l'application de la cause de nullité absolue visée à l'article 52, § 1, sous b), du règlement n° 207/2009 (voir en ce sens, CJUE, arrêt du 12 septembre 2019, Koton Magazacilik Tekstil Sanayi ve Ticaret/EUIPO, C-104/18 P, points 46, 54 et 56).

Le droit national

23. En droit national, à la date des dépôts litigieux, la mauvaise foi n'était pas visée par les textes.

L'article L. 712-6 du code de la propriété intellectuelle disposait : « Si un enregistrement a été demandé soit en fraude des droits d'un tiers, soit en violation d'une obligation légale ou conventionnelle, la personne qui estime avoir un droit sur la marque peut revendiquer sa propriété en justice. »

24. Selon la jurisprudence des juridictions françaises, l'annulation d'une marque déposée en fraude des droits d'autrui peut être demandée, sur le fondement du principe « fraus omnia corrumpit » combiné, depuis la loi de transposition n° 91-7 du 4 janvier 1991, avec l'article L. 712-6 du code de la propriété intellectuelle, et s'inscrit ainsi dans le cadre des motifs d'annulation prévus à l'article 4, § 4, sous g), de la directive 2008/95 (Com., 17 mars 2021, pourvoi n° 18-19.774).

25. La Cour de cassation juge « qu'un dépôt de marque est entaché de fraude lorsqu'il est effectué dans l'intention de priver autrui d'un signe nécessaire à son activité » (Com., 25 avril 2006, pourvoi n° 04-15.641, Bull. 2006, IV, n° 100) ou lorsqu'est rapportée la preuve d'intérêts sciemment méconnus par le déposant (Com., 12 décembre 2018, pourvoi n° 17-24.582) ainsi que lorsque des dépôts multiples de marques s'inscrivent dans une stratégie commerciale visant à priver des acteurs de l'usage d'un nom nécessaire à leur activité actuelle ou future (Com., 1er juin 2022, pourvoi n° 19-17.778).

Motifs justifiant le renvoi préjudiciel

26. La société Ceramtec soutient que l'article 7, § 1, sous e), ii), du règlement n° 207/2009 prohibe le dépôt, à titre de marque, de signes « constitués exclusivement par la forme nécessaire à l'obtention d'un résultat technique » dans l'objectif d'empêcher que le droit des marques aboutisse à conférer à une entreprise un monopole sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d'un produit, susceptibles d'être recherchées par l'utilisateur dans les produits des concurrents (CJUE, arrêt du 23 avril 2020, Gömböc, C-237/19, point 25) et, ainsi, perpétuer, sans limitation dans le temps, des droits exclusifs portant sur des solutions techniques (même arrêt, point 27) ou d'autres droits que le législateur de l'Union européenne a voulu soumettre à des délais de péremption (CJUE, arrêt du 16 septembre 2015, Société des produits Nestlé, C-215/14, point 45).

27. S'appuyant sur la jurisprudence de la CJUE, en particulier les arrêts Hauck et Société des produits Nestlé (précités), la société Ceramtec considère que les motifs absolus énumérés à l'article 7 du règlement n° 207/2009, qui doivent être caractérisés en eux-même et ne peuvent l'être en combinaison les uns avec les autres, sont autonomes et ne peuvent, s'ils ne sont pas vérifiés, caractériser la mauvaise foi visée à l'article 52, § 1, sous b), du même règlement, sauf à permettre de recourir à la notion de la mauvaise foi pour contourner ou ignorer les conditions d'application des motifs de nullité visés à l'article 7.

28. Elle ajoute que ce contournement serait contraire à l'objectif du règlement qui n'exige pas seulement l'intention d'assurer la protection d'une solution technique par le droit des marques mais sa protection effective. Or, en l'espèce, la société Ceramtec faisait valoir qu'elle avait découvert, après l'expiration de son brevet et le dépôt des marques européennes litigieuses, que l'oxyde de chrome, qui conférait la couleur rose déposée à titre de marque et participait à la présentation des marques figurative et tridimensionnelles, n'avait en réalité aucun effet technique. Elle en déduisait qu'en l'absence de tout effet technique de ce composant, les marques protégeant la couleur rose ne pouvaient avoir détourné le droit des marques de sa finalité, de sorte que la mauvaise foi ne pourrait être caractérisée, faute d'effet technique protégeable.

29. Elle soutient que la seule intention du déposant est inopérante pour caractériser la mauvaise foi au sens de l'article 52, § 1, sous b), du règlement n° 207/2009 lorsqu'aucun effet technique ne peut être protégé par ce biais. Elle estime que retenir la solution contraire permettrait à un tiers de s'opposer au dépôt d'une marque pour les motifs de l'article 7, § 1, sous e), ii), du règlement sans que ne soient remplies ses conditions d'application, ce qui reviendrait à faire de la notion de mauvaise foi une porte dérobée pour appliquer ce motif de nullité, sans exiger la réunion de ses conditions d'application.

30. La société Coorstek prétend que les deux textes répondent à des objectifs différents et qu'il ne peut être considéré que l'article 7, § 1, sous e), ii), du règlement n° 207/2009 constituerait un texte spécial primant sur l'article 52, § 1, sous b).

Selon elle, il s'agit de deux hypothèses d'annulation d'une marque reposant sur des fondements entièrement distincts. Ce serait le comportement du déposant qui serait en cause lors de l'appréciation de la mauvaise foi et non les qualités intrinsèques du signe en cause.

En outre, la mauvaise foi s'appréciant au jour du dépôt, il serait indifférent que le monopole sur le signe ne permette pas réellement la protection de la solution, dès lors que le déposant y croyait, dans la mesure où seule l'intention du déposant doit être prise en compte. Ainsi, le dépôt d'un signe effectué en vue de se réserver une solution technique porterait atteinte au jeu loyal de la concurrence, quand bien même l'effet technique breveté, tombé dans le domaine public, se révélerait finalement inefficace.

31. L'avocate générale estime que les réponses apportées par la CJUE sur la notion de mauvaise foi sont suffisantes pour répondre au moyen du pourvoi, sans se fonder sur une interprétation non évidente du règlement.

32. La cour d'appel de Paris a considéré, dans son arrêt du 25 juin 2021, que la succession de droits de propriété industrielle ne devait pas servir à protéger la même caractéristique du produit et que l'intention de protéger une solution technique au-delà du délai de protection du brevet caractérisait la mauvaise foi du déposant, sans que ce dernier puisse utilement faire grief au juge de confondre la mauvaise foi et le motif de refus tiré de l'article 7, § 1, sous e), ii), du règlement n° 207/2009.

33. En revanche, la cour d'appel de Stuttgart, dans un arrêt du 13 mars 2023, a retenu que le fait que la coloration rose caractéristique soit nécessaire pour obtenir un effet technique correspond, en réalité, au motif de refus prévu à l'article 7, § 1, point e) ii), du règlement n° 207/2009 du 26 février 2009, qui aurait dû être invoqué sur le fondement de l'article 52, § 1, point a), et non de l'article 52, § 1, point b).

34. Il s'ensuit qu'il existe une divergence d'interprétation entre des juridictions d'appel des Etats membres sur l'articulation des motifs absolus de nullité visés à l'article 7 du règlement n° 207/2009 et de la mauvaise foi qui constitue une cause de nullité prévue à l'article 52, § 1, sous b) du même règlement.

Les questions préjudicielles

35. Se pose ainsi la question de l'articulation des motifs absolus de nullité visés à l'article 7 du règlement n° 207/2009, auquel renvoie l'article 52, § 1, sous a), du même texte, et de l'article 52, § 1, sous b), qui vise le dépôt de mauvaise foi.

36. Dans la mesure où la mauvaise foi constitue une notion autonome du droit de l'Union européenne soumise à une interprétation uniforme, il convient d'interroger la CJUE et de lui poser les questions suivantes :

37. Les causes de nullité que sont, d'un côté, l'enregistrement d'une marque contrairement aux dispositions de l'article 7 et, de l'autre, la mauvaise foi du déposant au jour du dépôt, qui font respectivement l'objet de l'article 52, § 1, sous a) et sous b), du même règlement, sont-elles autonomes, voire exclusives ?

38. Si la réponse à la première question est négative, la mauvaise foi du déposant peut-elle être appréciée au regard du seul motif absolu de refus d'enregistrement visé à l'article 7, § 1, sous e), ii), du règlement n° 207/2009 sans qu'il ne soit constaté que le signe déposé à titre de marque soit constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique ?

39. L'article 52, § 1, sous b), du règlement (CE) n° 207/2009 doit-il être interprété en ce sens qu'il exclut la mauvaise foi d'un déposant ayant introduit une demande d'enregistrement de marque avec l'intention de protéger une solution technique lorsqu'il a été découvert, postérieurement à cette demande, qu'il n'existait pas de lien entre la solution technique en cause et les signes constituant la marque déposée ?

PAR CES MOTIFS, la Cour :

Vu l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE):

RENVOIE à la Cour de justice de l'Union européenne les questions suivantes :

1. L'article 52 du règlement n° 207/2009 du 26 février 2009 sur la marque communautaire doit-il être interprété en ce sens que les causes de nullité de l'article 7, visées en son paragraphe 1, sous a) sont autonomes et exclusives de la mauvaise foi visée en son paragraphe 1, sous b) ?

2. Si la réponse à la première question est négative, la mauvaise foi du déposant peut-elle être appréciée au regard du seul motif absolu de refus d'enregistrement visé à l'article 7, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement n° 207/2009 sans qu'il ne soit constaté que le signe déposé à titre de marque soit constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique ?

3. L'article 52, paragraphe 1, sous b), du règlement (CE) n° 207/2009 doit-il être interprété en ce sens qu'il exclut la mauvaise foi d'un déposant ayant introduit une demande d'enregistrement de marque avec l'intention de protéger une solution technique lorsqu'il a été découvert, postérieurement à cette demande, qu'il n'existait pas de lien entre la solution technique en cause et les signes constituant la marque déposée ?

SURSOIT à statuer sur le pourvoi jusqu'à la décision de la Cour de justice de l'Union européenne ;

RENVOIE la cause et les parties à l'audience de formation de section du 24 septembre 2024.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : M. Vigneau - Rapporteur : Mme Bessaud - Avocat général : Mme Texier - Avocat(s) : SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier ; SCP Piwnica et Molinié -

Textes visés :

Articles 7 et 52 du règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire.

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