Numéro 1 - Janvier 2024

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 1 - Janvier 2024

BAIL RURAL

3e Civ., 11 janvier 2024, n° 22-15.661, (B), FS

Cassation partielle

Bail à ferme – Cession – Effets à l'égard du bailleur – Conditions – Détermination – Portée

La cession d'un bail rural, même autorisée en justice, ne produit effet à l'égard du bailleur que si, conformément à l'article 1216 du code civil, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, il est partie à l'acte de cession, si l'acte lui est notifié ou s'il en prend acte. La qualité de preneur du destinataire du congé s'appréciant à la date de sa délivrance, un congé est valablement délivré au preneur en place, futur cédant de son bail rural, tant que la cession n'est pas devenue opposable au bailleur dans les conditions précitées.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Amiens, 14 décembre 2021), le 25 mars 2014, Mmes [I] et [L] (les bailleresses), propriétaires d'un fonds rural donné à bail à M. [U] [V], lui ont délivré un congé en raison de l'âge.

2. Par jugement du 18 mai 2015, assorti de l'exécution provisoire, confirmé par arrêt du 12 septembre 2017, la cession du bail à M. [M] [V], fils de M. [U] [V], a été autorisée et le congé a été annulé.

3. Le 30 novembre 2015, les bailleresses ont délivré à M. [U] [V] un congé pour reprise à effet au 30 septembre 2018.

4. Le 17 février 2016, M. [U] [V] a saisi le tribunal paritaire des baux ruraux en annulation du congé. M. [M] [V] est intervenu à l'instance.

5. L'acte de cession du bail a été conclu le 11 avril 2018.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

6. Les bailleresses font grief à l'arrêt de rejeter l'intégralité de leurs demandes, de prononcer la nullité du congé délivré le 30 novembre 2015 et de constater que le bail cédé à M. [M] [V] s'est tacitement renouvelé à son profit à compter du 30 septembre 2018, alors « que le destinataire du congé est le preneur à bail à la date de sa délivrance ; que l'autorisation de céder le bail, fût-elle donnée par le tribunal, ne vaut pas réalisation de la cession ; qu'en conséquence, seule une cession, qui transfert la qualité de preneur au cessionnaire, effective avant la délivrance du congé et opposable au bailleur impose que le cessionnaire en soit le destinataire ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté d'une part, que le congé pour reprise avait été délivré à [U] [V] le 30 novembre 2015 et, d'autre part, que la cession entre [U] [V] et son fils, [M], est intervenue par acte authentique du 11 avril 2018 ; qu'en retenant, pour statuer comme elle l'a fait, que le congé a été délivré à [U] [V] seul et non à [M] [V], nonobstant le fait que le tribunal paritaire des baux ruraux d'Amiens avait, par jugement du 18 avril 2015 assorti de l'exécution provisoire, autorisé la cession du bail à son profit, quand elle avait par ailleurs constaté qu'à la date de la délivrance du congé, la cession n'avait pas encore été réalisée, la cour d'appel a violé les articles L. 411-47 et L. 411-58 du code rural et de la pêche maritime ensemble l'article L. 411-35 du même code et l'article 1690 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 1216 du code civil, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, L. 411-35, alinéa 1, L. 411-47, alinéa 1, et L. 411-58, alinéa 1, du code rural et de la pêche maritime :

7. Aux termes du premier de ces textes, un contractant, le cédant, peut céder sa qualité de partie au contrat à un tiers, le cessionnaire, avec l'accord de son cocontractant, le cédé. Cet accord peut être donné par avance, notamment dans le contrat conclu entre les futurs cédant et cédé, auquel cas la cession produit effet à l'égard du cédé lorsque le contrat conclu entre le cédant et le cessionnaire lui est notifié ou lorsqu'il en prend acte.

La cession doit être constatée par écrit, à peine de nullité.

8. Selon le deuxième, toute cession de bail est interdite, sauf si la cession est consentie, avec l'agrément du bailleur, au profit du conjoint ou du partenaire d'un pacte civil de solidarité du preneur participant à l'exploitation ou aux descendants du preneur ayant atteint l'âge de la majorité ou ayant été émancipés. A défaut d'agrément du bailleur, la cession peut être autorisée par le tribunal paritaire.

9. Il en résulte que la cession du bail rural, même autorisée en justice, ne produit effet à l'égard du bailleur que si, conformément à l'article 1216 du code civil, il est partie à l'acte de cession, si l'acte lui est notifié ou s'il en prend acte.

10. Aux termes du dernier de ces textes, le bailleur a le droit de refuser le renouvellement du bail s'il veut reprendre le bien loué pour lui-même ou au profit de son conjoint, du partenaire auquel il est lié par un pacte civil de solidarité, ou d'un descendant majeur ou mineur émancipé.

11. Aux termes du troisième, le propriétaire qui entend s'opposer au renouvellement doit notifier congé au preneur, dix-huit mois au moins avant l'expiration du bail, par acte extrajudiciaire.

12. La qualité de preneur du destinataire du congé s'apprécie à la date de sa délivrance.

13. Pour annuler le congé pour reprise du 30 novembre 2015, l'arrêt retient qu'il a été délivré à M. [U] [V] seul, et non à M. [M] [V], alors que le tribunal paritaire des baux ruraux avait, par jugement du 18 mai 2015, assorti de l'exécution provisoire, autorisé la cession du bail au profit de ce dernier, que cette décision avait été ultérieurement confirmée par la cour d'appel, par arrêt du 12 septembre 2017 et que l'acte de cession est intervenu entre les parties par acte authentique du 11 avril 2018.

14. En statuant ainsi, alors qu'il ressortait de ces constatations qu'à la date de délivrance du congé, aucune cession opposable aux bailleresses n'était intervenue, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il rejette la demande de sursis à statuer, l'arrêt rendu le 14 décembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : Mme Davoine - Avocat général : M. Sturlèse - Avocat(s) : SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet ; SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh -

Textes visés :

Article 1216 du code civil, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ; articles L. 411-35, alinéa 1, L. 411-47, alinéa 1 et L. 411-58, alinéa 1, du code rural et de la pêche maritime.

Rapprochement(s) :

3e Civ., 9 avril 2014, pourvoi n° 13-10.945, Bull. 2014, III, n° 49 (rejet).

3e Civ., 11 janvier 2024, n° 21-24.580, (B), FS

Cassation

Bail à ferme – Préemption – Exercice – Droit de préférence consenti à un tiers – Effets – Détermination – Portée

Il résulte des articles L. 412-1, alinéa 1, et L. 412-4, alinéa 1, du code rural et de la pêche maritime que le fermier est titulaire d'un droit de préemption légal et d'ordre public qui prime le droit de préférence conventionnel. Sauf à porter atteinte au caractère d'ordre public de ce droit de préemption, le bénéficiaire d'un pacte de préférence, sans préjudice de son droit à réparation, ne peut obtenir l'annulation de la vente ou sa substitution au fermier titulaire d'un droit de préemption que s'il établit un concert frauduleux du vendeur et du fermier préempteur, ayant pour unique dessein de faire échec à son droit. La simple connaissance par le fermier préempteur, lors de la vente, de l'existence du pacte et de la volonté du bénéficiaire de s'en prévaloir est insuffisante à caractériser ce concert frauduleux.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 28 octobre 2021), le 15 mars 2005, M. [V] a donné à bail rural des parcelles situées sur la commune de [Localité 11] cadastrées section A [Cadastre 2], [Cadastre 3] et [Cadastre 4] à la société Castellamare, aux droits de laquelle est venue la société civile d'exploitation agricole [Adresse 8] (la SCEA).

2. Par acte du 26 août 2006, M. [T] a acquis un château et des parcelles appartenant à la mère de M. [V] et à ce dernier.

L'acte stipulait un pacte de préférence au profit de M. [T] pour une durée de vingt-cinq ans notamment sur les parcelles environnant le château cadastrées section A [Cadastre 2], [Cadastre 3], [Cadastre 4], [Cadastre 5], [Cadastre 6] et [Cadastre 7].

3. Par acte du 1er janvier 2008, M. [V] a donné à bail rural à la SCEA les parcelles cadastrées section A [Cadastre 5] et [Cadastre 6].

4. Par acte du 29 août 2014, les parcelles cadastrées section A [Cadastre 2], [Cadastre 3], [Cadastre 4], [Cadastre 5], [Cadastre 6] et [Cadastre 7] ont été vendues à la SCEA.

5. Invoquant une fraude à ses droits, M. [T] a saisi un tribunal judiciaire en nullité de la vente des parcelles et en substitution à la SCEA.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

6. La SCEA fait grief à l'arrêt d'annuler la vente intervenue le 29 août 2014 et de lui substituer M. [T], alors « que la vente d'un bien consentie au titulaire d'un droit de préemption est valable nonobstant l'existence d'un pacte de préférence conclu par le vendeur en faveur d'un tiers, dès lors que le droit de préemption prime sur le pacte de préférence ; qu'en l'espèce, en retenant que la vente consentie le 29 août 2014 à la SCEA [Adresse 8], en vertu du droit de préemption détenu par elle en sa qualité de preneur d'un bail rural, était viciée du fait de la fraude commise par M. [V] en procédant à une telle vente quand il s'était engagé, pour une durée de 25 ans, à ne pas céder à d'autres personnes que M. [T] les parcelles litigieuses, la cour d'appel, qui s'est déterminée par un motif impropre à établir la nullité de la vente, a violé les articles 1134 et 1147 du code civil dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 412-1, alinéa 1, et L. 412-4, alinéa 1, du code rural et de la pêche maritime et le principe selon lequel la fraude corrompt tout :

7. Selon le premier texte, le propriétaire bailleur d'un fonds de terre ou d'un bien rural qui décide ou est contraint de l'aliéner à titre onéreux, sauf le cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, ne peut procéder à cette aliénation qu'en tenant compte du droit de préemption au bénéfice de l'exploitant preneur en place.

8. Selon le second, le droit de préemption s'exerce nonobstant toutes clauses contraires.

9. Il en résulte que le fermier est titulaire d'un droit de préemption légal et d'ordre public qui prime le droit de préférence conventionnel.

10. Sauf à porter atteinte au caractère d'ordre public de ce droit de préemption, le bénéficiaire d'un pacte de préférence, sans préjudice de son droit à réparation, ne peut obtenir l'annulation de la vente ou sa substitution au fermier titulaire d'un droit de préemption que s'il établit un concert frauduleux du vendeur et du fermier préempteur, ayant pour unique dessein de faire échec à son droit.

11. La simple connaissance par le fermier préempteur, lors de la vente, de l'existence du pacte et de la volonté du bénéficiaire de s'en prévaloir est insuffisante à caractériser ce concert frauduleux.

12. Pour accueillir la demande de nullité de la vente intervenue entre M. [V] et la SCEA et lui substituer M. [T], l'arrêt retient qu'avant de rechercher si l'acquéreur pouvait se prévaloir du droit de préemption, il y avait lieu de vérifier si M. [V] avait le droit d'offrir à un tiers d'acquérir les parcelles visées par le pacte de préférence, que M. [V] bénéficiait lui-même, à titre de réciprocité, d'un pacte de préférence accordé par l'acquéreur dans les mêmes conditions, que dans le cadre de l'acte du 26 août 2006, M. [V] s'était engagé à ne pas démembrer la propriété au profit de tiers, l'intention des parties étant manifestement, en cas de décision prise par l'une ou l'autre de revendre, de réunir le domaine entre les mains de l'acquéreur ou dans celle de la famille venderesse et que c'était la décision de M. [V] de procéder à la vente à un tiers, de biens qu'il s'était pourtant engagé, pour une durée de vingt-cinq ans, à ne pas céder à d'autres personnes que M. [T] qui constituait la fraude aux droits de celui-ci et qui viciait la vente passée le 29 août 2014.

13. En statuant ainsi, par des motifs impropres à justifier tant le prononcé de la nullité de la vente que la substitution de M. [T] à la SCEA, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 28 octobre 2021, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Nîmes.

Arrêt rendu en formation de section.

- Président : Mme Teiller - Rapporteur : M. Bosse-Platière - Avocat général : M. Sturlèse - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SCP Lesourd -

Textes visés :

Articles L. 412-1, alinéa 1, et L. 412-4, alinéa 1, du code rural et de la pêche maritime.

Rapprochement(s) :

Soc., 21 janvier 1965, pourvoi n° 63-12.219, Bull. 1965, V, n° 61 (rejet).

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