Numéro 1 - Janvier 2021

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 1 - Janvier 2021

CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES

1re Civ., 6 janvier 2021, n° 19-21.718, (P)

Rejet

Article 10 – Liberté d'expression – Exercice – Caractère abusif – Applications diverses – Atteinte à la présomption d'innocence – Défaut

Article 6 – Présomption d'innocence – Atteinte – Caractérisation – Cas – Office du juge – Recherche d'un équilibre entre les droits – Protection de l'intérêt le plus légitime

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 26 juin 2019), rendu en référé, et les productions, M. G... a été mis en examen, le 27 janvier 2016, du chef d'atteintes sexuelles sur des mineurs qui auraient été commises entre 1986 et 1991 alors qu'il était prêtre dans le diocèse de Lyon. Il a également été entendu en qualité de témoin assisté concernant des viols qui auraient été commis au cours de la même période.

2. Par acte du 31 janvier 2019, il a assigné les sociétés Mandarin production, mars films et France 3 cinéma en référé aux fins, notamment, de voir ordonner, sous astreinte, la suspension de la diffusion du film « Grâce à Dieu », prévue le 20 février 2019, quelle qu'en soit la modalité, jusqu'à l'intervention d'une décision de justice définitive sur sa culpabilité.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa huitième branche, ci-après annexé

3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en ses autres branches

Enoncé du moyen

4. M. G... fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande, alors :

« 1°/ que le droit à la liberté d'expression doit s'exercer dans le respect de la présomption d'innocence ; qu'en jugeant disproportionnée une mesure de suspension temporaire de la diffusion du film Grâce à Dieu, dont elle relevait elle-même qu'il avait « nécessairement pour conséquence de rappeler l'existence des faits pour lesquels X... G... a été mis en examen, dans des circonstances telles que la réalité des faits n'apparaît pas contestable », bien qu'elle n'ait constaté, ni la nécessité pour le cinéaste de porter atteinte à la présomption d'innocence de M. G... ni l'existence d'un quelconque risque que la mesure demandée paralyse le débat d'intérêt général auquel le film vient contribuer, la cour d'appel a violé les articles 9-1 du code civil, 6, § 2, et 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et de libertés fondamentales ;

2°/ que chacun a droit au respect de la présomption d'innocence, qui implique de ne pas être publiquement présenté comme coupable ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a expressément constaté que la réalité des faits imputés à M. G... dans le film Grâce à Dieu y était présentée comme certaine ; qu'en relevant cependant, pour écarter la gravité de cette atteinte portée à la présomption d'innocence, qu'à la fin du film, un carton indique que « le père G... bénéficie de la présomption d'innocence » et qu'« aucune date de procès n'a été fixée », ce qui « rappelle aux spectateurs la réalité du contexte juridique et judiciaire », sans tenir compte de l'impact particulier d'un film comparé à celui d'un message écrit apparaissant quelques secondes à l'écran, la cour d'appel a violé les articles 9-1 du code civil et 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ que chacun a droit au respect de la présomption d'innocence, qui implique de ne pas être publiquement présenté comme coupable ; qu'en se fondant également, pour écarter la gravité de l'atteinte portée à la présomption d'innocence bénéficiant à M. G..., sur le sujet du film, « qui n'est pas un documentaire sur le procès à venir » et relate « le vécu de victimes qui mettent le prêtre en accusation, qui expriment leur souffrance et qui combattent contre la pédophilie au sein de l'église », bien qu'elle ait elle-même constaté que ce choix avait précisément pour effet de présenter la culpabilité de M. G... comme incontestable, la cour d'appel a violé les articles 9-1 du code civil et 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

4°/ que le caractère partiellement fictionnel d'une oeuvre de l'esprit ne réduit pas l'atteinte susceptible d'être portée au droit à la présomption d'innocence, lorsqu'une personne réelle y est présentée sans réserve comme coupable d'actes faisant l'objet d'une procédure pénale ; qu'en se fondant également, pour écarter la gravité de l'atteinte portée à la présomption d'innocence bénéficiant à M. G..., sur le fait que le film Grâce à Dieu « débute sur un carton indiquant « ce film est une fiction, basé sur des faits réels », informant le public qu'il s'agit aussi d'une oeuvre de l'esprit », sans constater que la culpabilité de M. G... y serait clairement présentée et identifiée par le spectateur comme fictive, la cour d'appel a violé les articles 9-1 du code civil et 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

5°/ que l'expression publique d'un préjugé tenant pour acquise la culpabilité d'une personne pénalement poursuivie comporte en elle-même un risque d'influencer la juridiction appelée à juger, indépendamment de la composition de celle-ci ; qu'en retenant que « si un renvoi devait être ordonné, il le serait devant une juridiction correctionnelle, et donc devant des magistrats professionnels dont l'office est de s'abstraire de toute pression médiatique, de sorte que le propos du film n'est pas de nature à porter atteinte à son droit à un procès équitable », la cour d'appel a violé les articles 9-1 du code civil et 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

6°/ que l'impartialité du juge exige que les tribunaux soient perçus par les justiciables comme les seules instances aptes à juger de la culpabilité d'une personne pénalement poursuivie ; qu'en retenant que « si un renvoi devait être ordonné, il le serait devant une juridiction correctionnelle, et donc devant des magistrats professionnels dont l'office est de s'abstraire de toute pression médiatique, de sorte que le propos du film n'est pas de nature à porter atteinte à son droit à un procès équitable », bien que le simple fait de laisser la culpabilité d'une personne poursuivie pénalement faire l'objet d'une démonstration publique, avant tout procès, suffise à porter atteinte à l'exigence d'impartialité du juge, la cour d'appel a violé l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

7°/ que chacun a droit à un procès équitable ; qu'en retenant que « la sortie du film à la date prévue n'est pas de nature à constituer une atteinte grave au caractère équitable du procès et à la nécessité d'assurer la sérénité des débats devant le juge pénal, étant observé qu'il en irait autrement si la sortie du film devait coïncider avec les débats judiciaires », sans rechercher si la possibilité offerte à tous de télécharger ou d'acquérir une copie du film, pendant le procès, n'est pas, quant à elle, de nature à porter atteinte au droit de M. G... à un procès équitable, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 9-1 du code civil, 6, § 2, et 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

5. Selon l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, toute personne a droit à un procès équitable et toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

6. Selon l'article 10 de cette Convention, toute personne a droit à la liberté d'expression mais son exercice peut être soumis à certaines restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la protection de la réputation ou des droits d'autrui pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

7. En vertu de l'article 9-1 du code civil, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures aux fins de faire cesser l'atteinte à la présomption d'innocence. Une telle atteinte est constituée à condition que l'expression litigieuse soit exprimée publiquement et contienne des conclusions définitives tenant pour acquise la culpabilité d'une personne pouvant être identifiée relativement à des faits qui font l'objet d'une enquête ou d'une instruction judiciaire, ou d'une condamnation pénale non encore irrévocable (1re Civ., 10 avril 2013, pourvoi n° 11-28.406, Bull. 2013, I, n° 77).

8. Le droit à la présomption d'innocence et le droit à la liberté d'expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de mettre ces droits en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime.

9. Cette mise en balance doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l'expression litigieuse, sa contribution à un débat d'intérêt général, l'influence qu'elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée (CEDH, arrêt du 29 mars 2016, Bédat c. Suisse [GC], n° 56925/08).

10. L'arrêt retient, d'abord, que, si le film retrace le parcours de trois personnes qui se disent victimes d'actes à caractère sexuel infligés par le prêtre en cause lorsqu'ils étaient scouts, fait état de la dénonciation de ces faits auprès des services de police et de la création d'une association rassemblant d'autres personnes se déclarant victimes de faits similaires et si, à la suite de plusieurs plaintes dont celles émanant des personnages principaux du film, M. G... fait l'objet d'une information judiciaire en cours au jour de sa diffusion en salles, ce film n'est cependant pas un documentaire sur le procès à venir et que, présenté par son auteur comme une oeuvre sur la libération de la parole de victimes de pédophilie au sein de l'église catholique, il s'inscrit dans une actualité portant sur la dénonciation de tels actes au sein de celle-ci et dans un débat d'intérêt général qui justifie que la liberté d'expression soit respectée et que l'atteinte susceptible de lui être portée pour assurer le droit à la présomption d'innocence soit limitée.

11. L'arrêt précise, ensuite, que le film débute sur un carton indiquant « Ce film est une fiction, basée sur des faits réels », informant le public qu'il s'agit d'une oeuvre de l'esprit et s'achève par un autre carton mentionnant « Le père G... bénéficie de la présomption d'innocence. Aucune date de procès n'a été fixée », que cette information à l'issue du film venant avant le générique, tous les spectateurs sont ainsi informés de cette présomption au jour de la sortie du film. Il constate, par motifs adoptés, que les éléments exposés dans le film étaient déjà connus du public. Il ajoute que l'éventuel procès de M. G... n'est pas même prévu à une date proche et qu'il n'est pas porté atteinte au droit de l'intéressé à un procès équitable.

12. Il énonce, enfin, que la suspension de la sortie du film jusqu'à l'issue définitive de la procédure pénale mettant en cause M. G... pourrait à l'évidence ne permettre sa sortie que dans plusieurs années, dans des conditions telles qu'il en résulterait une atteinte grave et disproportionnée à la liberté d'expression.

13. De ces constatations et énonciations, desquelles il résulte qu'elle a procédé à la mise en balance des intérêts en présence et apprécié l'impact du film et des avertissements donnés aux spectateurs au regard de la procédure pénale en cours, sans retenir que la culpabilité de l'intéressé aurait été tenue pour acquise avant qu'il ne soit jugé, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de procéder aux constatations invoquées par les première et quatrième branches et à la recherche visée par la septième branche qui ne lui avait pas été demandée, a déduit, à bon droit, que la suspension de la diffusion de l'oeuvre audiovisuelle « Grâce à Dieu » jusqu'à ce qu'une décision définitive sur la culpabilité de celui-ci soit rendue constituerait une mesure disproportionnée aux intérêts en jeu.

14. Il s'ensuit que le moyen, qui manque en fait en sa troisième branche et est inopérant en ses cinquième et sixième branches qui critiquent des motifs surabondants, n'est pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : M. Chevalier - Avocat général : M. Chaumont - Avocat(s) : SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret ; SCP Piwnica et Molinié -

Textes visés :

Articles 6 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 9-1 du code civil.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 11 juillet 2018, pourvoi n° 17-22.381, I, n° 137 (cassation). Cf. : CEDH, arrêt du 29 mars 2016, Bédat c Suisse [GC], n° 56925/08.

1re Civ., 27 janvier 2021, n° 19-22.508, (P)

Cassation partielle sans renvoi

Article 6, § 1 – Tribunal – Accès – Droit d'agir – Restriction – Applications diverses – Personnes pouvant faire appel des décisions du juge des tutelles

En ouvrant le droit d'accès au juge à certaines catégories de personnes, qui, en raison de leurs liens avec le majeur protégé, ont vocation à veiller à la sauvegarde de ses intérêts, les articles 1239 du code de procédure civile et 430 du code civil poursuivent les buts légitimes de protection des majeurs vulnérables et d'efficacité des mesures. Ils ménagent un rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction du droit d'accès au juge et le but légitime visé dès lors que les tiers à la mesure de protection disposent des voies de droit commun pour faire valoir leurs intérêts personnels.

Viole ces textes et l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales une cour d'appel qui déclare recevable l'appel de l'ancienne concubine du majeur protégé formé contre une décision du juge des tutelles ayant, sur requête du tuteur, modifié la clause bénéficiaire d'un contrat d'assurance sur la vie souscrit par le majeur protégé, alors qu'elle constatait que le concubinage avait pris fin à la date de la décision et qu'après la séparation du couple, l'intéressée n'avait pas entretenu avec le majeur des liens étroits et stables au sens de l'article 430 du code civil, ce dont il résultait que l'absence de droit d'appel de celle-ci ne portait pas atteinte à son droit d'accès au juge.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 10 juillet 2019), E... U... a souscrit un contrat d'assurance sur la vie auprès de la compagnie Aviva.

Le 23 août 2010, il a désigné comme bénéficiaire sa concubine, Mme P..., et, à défaut, ses héritiers. Il a été placé en tutelle par jugement du 30 juin 2015, son fils, M. N... U..., étant désigné en qualité de tuteur.

Par ordonnance du 25 avril 2016, le juge des tutelles a autorisé ce dernier à faire procéder au changement de la clause bénéficiaire du contrat d'assurance sur la vie et à désigner Mme U... et M. N... U..., les enfants du majeur protégé, en qualité de bénéficiaires. E... U... est décédé le 20 novembre 2016.

2. Le 15 septembre 2017, Mme P... a formé tierce opposition à l'encontre de l'ordonnance du 25 avril 2016.

Par ordonnance du 4 janvier 2018, le juge des tutelles a déclaré la tierce-opposition irrecevable.

Le 22 janvier 2018, Mme P... a interjeté appel de l'ordonnance du 25 avril 2016 et de l'ordonnance du 4 janvier 2018.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

3. M. N... U... fait grief à l'arrêt de dire que l'application des dispositions des articles 1239, alinéa 2 et 3, et 1241-1 du code de procédure civile au cas d'espèce est contraire à l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en conséquence, de recevoir Mme P... en son appel et de rejeter sa requête tendant à être autorisé à faire procéder au changement de la clause bénéficiaire du contrat d'assurance sur la vie souscrit par E... U..., alors « que l'appel des décisions du juge des tutelles est réservé aux personnes proches du majeur protégé, à savoir son conjoint, son partenaire ou son concubin dans la mesure où la communauté de vie n'a pas cessé, un parent ou un allié, ou une personne qui entretient avec le protégé des liens stables ; que la cour d'appel a constaté que Mme P... ne partageait plus la vie de E... U... depuis au moins 18 mois, sans que ce dernier ait cherché à renouer avec elle ; qu'elle en a déduit que le concubinage avait pris fin ; qu'en déclarant le recours de Mme P... recevable, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, dont il résultait que Mme P... n'avait plus de lien avec E... U... et n'avait dès lors pas qualité pour intervenir aux opérations de tutelle ; qu'elle a ce faisant violé les articles l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 1239 et 430 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 1239 du code de procédure civile, dans sa rédaction antérieure à celle issue du décret n° 2019-756 du 22 juillet 2019, et l'article 430 du code civil :

4. Selon le premier de ces textes, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, par un tribunal qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil.

5. Il résulte de la combinaison des deuxième et troisième de ces textes que, sauf disposition contraire, les décisions du juge des tutelles sont susceptibles d'appel et que, sans préjudice des dispositions prévues par les articles 1239-1 à 1239-3, l'appel est ouvert à la personne qu'il y a lieu de protéger, son conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, à moins que la vie commune ait cessé entre eux, les parents ou alliés, les personnes entretenant avec le majeur des liens étroits et stables et la personne qui exerce la mesure de protection juridique, et ce, même si ces personnes ne sont pas intervenues à l'instance.

6. Il s'en déduit que seuls peuvent interjeter appel des décisions du juge des tutelles, en matière de protection juridique des majeurs, outre le procureur de la République, les membres du cercle étroit des parents et proches qui sont intéressés à la protection du majeur concerné, ainsi que l'organe de protection.

7. En ouvrant ainsi le droit d'accès au juge à certaines catégories de personnes, qui, en raison de leurs liens avec le majeur protégé, ont vocation à veiller à la sauvegarde de ses intérêts, ces dispositions poursuivent les buts légitimes de protection des majeurs vulnérables et d'efficacité des mesures.

8. Elles ménagent un rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction du droit d'accès au juge et le but légitime visé dès lors que les tiers à la mesure de protection disposent des voies de droit commun pour faire valoir leurs intérêts personnels.

9. Pour déclarer recevable l'appel formé par Mme P... contre l'ordonnance du juge des tutelles du 25 avril 2016, après avoir constaté que celle-ci n'avait pas qualité à agir, l'arrêt retient que, si les restrictions légales à l'exercice des voies de recours contre les décisions du juge des tutelles poursuivent des objectifs légitimes de continuité et de stabilité de la situation du majeur protégé, dans le cas d'espèce, la privation du droit d'appel est sans rapport raisonnable avec le but visé dès lors que Mme P... est privée de tout recours contre une décision qui porte atteinte de manière grave à ses intérêts.

10. En statuant ainsi, alors qu'elle constatait que le concubinage de Mme P... et E... U... avait pris fin en mars 2015 et qu'après la séparation du couple, Mme P... n'avait pas entretenu avec le majeur protégé des liens étroits et stables au sens de l'article 430 du code civil, ce dont il résultait que l'absence de droit d'appel de celle-ci ne portait pas atteinte à son droit d'accès au juge, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

11. Ainsi que suggéré par le mémoire ampliatif, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 1er, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

12. La cassation prononcée n'implique pas, en effet, qu'il soit à nouveau statué sur le fond.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la première branche du premier moyen et le second moyen, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que l'application des dispositions des articles 1239, alinéa 2 et 3, et 1241-1 du code de procédure civile au cas d'espèce est contraire à l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en conséquence, reçoit Mme P... en son appel, réforme en toutes ses dispositions l'ordonnance rendue le 25 avril 2016 par le juge des tutelles du tribunal d'instance de Bourg en Bresse et, statuant à nouveau, déboute N... U..., agissant en sa précédente qualité de tuteur de E... U..., de sa requête visant à être autorisé à faire procéder au changement de la clause bénéficiaire du contrat d'assurance vie multi-support DSK Afer n° 12536892 auprès de la compagnie d'assurance Aviva et à désigner J... U... et N... U..., ses enfants, dit la décision opposable à l'UDAF de l'Ain, en sa qualité de tuteur de Mme J... U... et condamne M. N... U... aux dépens et au paiement de la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 10 juillet 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

Déclare irrecevable l'appel formé par Mme P... à l'encontre de l'ordonnance rendue le 25 avril 2016 par le juge des tutelles du tribunal d'instance de Bourg en Bresse.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Le Cotty - Avocat général : Mme Marilly - Avocat(s) : SCP Piwnica et Molinié ; Me Bouthors -

Textes visés :

Article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 1239 du code de procédure civile, dans sa rédaction antérieure à celle issue du décret n° 2019-756 du 22 juillet 2019 ; article 430 du code civil.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 14 mars 2018, pourvoi n° 16-19.731, Bull. 2018, I, n° 52 (rejet).

1re Civ., 27 janvier 2021, n° 19-15.921, n° 19-24.608, n° 20-14.012, (P)

Cassation

Article 8 – Respect de la vie privée et familiale – Atteinte – Caractérisation – Cas – Irrecevabilité de l'intervention volontaire du père de naissance de l'enfant dans une procédure d'adoption plénière – Proportionnalité – Recherche nécessaire

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° Y 19-15.921, n° R 19-24.608 et n° U 20-14.012 sont joints.

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Riom, 5 mars, 5 novembre et 17 décembre 2019), I... T... H... est née le [...]. Sa mère a demandé le secret de son accouchement.

Le lendemain, l'enfant a été admise, à titre provisoire, comme pupille de l'Etat puis, à titre définitif, le 24 décembre suivant.

Le conseil de famille des pupilles de l'Etat a consenti à son adoption le 10 janvier 2017 et une décision de placement a été prise le 28 janvier.

L'enfant a été remise au foyer de M. et Mme R... le 15 février. Après avoir, le 2 février 2017, entrepris des démarches auprès du procureur de la République pour retrouver l'enfant, et ultérieurement identifié celle-ci, M. A..., père de naissance, l'a reconnue le 12 juin. M. et Mme R... ayant déposé une requête aux fins de voir prononcer l'adoption plénière de l'enfant, M. A... est intervenu volontairement à l'instance.

Recevabilité du pourvoi contestée par la défense

3. Selon l'article 611 du code de procédure civile, en matière contentieuse, le pourvoi est recevable même lorsqu'une condamnation a été prononcée au profit ou à l'encontre d'une personne qui n'était pas partie à l'instance.

4. M. et Mme R... contestent la recevabilité du pourvoi. Ils soutiennent que M. A... ne peut former un pourvoi dès lors qu'il n'est pas partie, son intervention devant la cour d'appel ayant été déclarée irrecevable.

5. Cependant, l'arrêt du 5 mars 2019 annule la reconnaissance de paternité faite par M. A... le 12 juin 2017.

6. Son pourvoi est donc recevable.

Examen des moyens

Sur les seconds moyens des pourvois n° R 19-24.608 et n° U 20-14.012 qui sont préalables et sur les premier et deuxième moyens du pourvoi n° Y 19-15.921, ci-après annexés

7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le second moyen du pourvoi n° R 19-24.608 et le deuxième moyen du pourvoi n° Y 19-15.921, sur le second moyen du pourvoi n° U 20-14.012, pris en ses première, deuxième et quatrième branches, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation, sur le second moyen du pourvoi n° U 20-14.012, pris en sa troisième branche et sur le premier moyen du pourvoi n° Y 19-15.921, qui sont irrecevables.

Mais sur le quatrième moyen du pourvoi n° Y 19-15.921, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

8. M. A... fait grief à l'arrêt de dire que son action est irrecevable et de prononcer l'adoption de l'enfant I... T... H..., alors « qu'aux termes de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale ; que selon la jurisprudence de la Cour européenne, la vie familiale s'étend à la relation potentielle qui aurait pu se développer entre un père naturel et un enfant né hors mariage et que la vie privée, qui englobe des aspects importants de l'identité personnelle, inclut le droit au regroupement d'un père avec son enfant biologique ainsi que l'établissement d'un lien juridique ou biologique entre un enfant né hors mariage et son géniteur ; toujours selon la jurisprudence de la Cour européenne, la notion de vie privée inclut le droit à la connaissance de ses origines, l'intérêt vital de l'enfant dans son épanouissement étant également largement reconnu dans l'économie générale de la Convention ; que l'annulation par la cour d'appel de l'acte de reconnaissance de I... par son père après son placement en vue de l'adoption et la décision de prononcer l'adoption plénière de l'enfant constituent une ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée et familiale de M. A... et de I... garanti par l'article 8 de la Convention ; qu'il appartient au juge de vérifier si concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique, et, pour ce faire, d'apprécier la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif ; après avoir constaté que M. A... avait démontré sa détermination, par les nombreuses démarches qu'il a engagées pendant les mois qui ont suivi la naissance de I..., à faire reconnaître sa paternité sur l'enfant et qu'il était prouvé, par les expertises biologiques, qu'il était bien le père biologique de I..., la cour d'appel a annulé l'acte de reconnaissance au motif que le placement en vue de l'adoption faisait échec à toute déclaration de filiation en application de l'article 352 du code civil et a retenu qu'il était de l'intérêt de I... de voir prononcer son adoption par les époux R... avec lesquels elle avait noué des liens affectifs forts qu'il serait traumatisant de rompre brutalement ; qu'en se déterminant ainsi par des motifs ne prenant en compte que les conséquences immédiates qu'aurait sur l'enfant une séparation avec la famille d'accueil sans prendre en considération les effets à long terme d'une séparation permanente avec son père biologique et sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si concrètement, les autorités nationales, sollicitées à plusieurs reprises par M. A..., avaient pris les mesures nécessaires et adéquates pour garantir l'effectivité de son droit à voir établi un lien futur entre lui et sa fille, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

9. Le préfet de l'Allier et le conseil départemental de l'Allier contestent la recevabilité du moyen. Ils soutiennent que le grief est nouveau.

10. Cependant, M. A..., dans ses conclusions devant la cour d'appel, a soutenu que l'irrecevabilité de son intervention volontaire à la procédure d'adoption de sa fille biologique, en raison du caractère tardif de sa reconnaissance, serait contraire à l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

11. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 352, alinéa 1er, du code civil et l'article 329 du code de procédure civile :

12. Le premier de ces textes dispose :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

13. Selon le deuxième, le placement en vue de l'adoption met obstacle à toute restitution de l'enfant à sa famille d'origine. Il fait échec à toute déclaration de filiation et à toute reconnaissance.

14. Aux termes du troisième, l'intervention est principale lorsqu'elle élève une prétention au profit de celui qui la forme. Elle n'est recevable que si son auteur a le droit d'agir relativement à cette prétention.

15. Il résulte de la combinaison des deux derniers textes que l'intervention volontaire dans une procédure d'adoption plénière du père de naissance d'un enfant immatriculé définitivement comme pupille de l'Etat et placé en vue de son adoption est irrecevable, faute de qualité à agir, dès lors qu'aucun lien de filiation ne peut plus être établi entre eux.

16. Ces dispositions, qui constituent une ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée et familiale du père de naissance, poursuivent les buts légitimes de protection des droits d'autrui en sécurisant, dans l'intérêt de l'enfant et des adoptants, la situation de celui-ci à compter de son placement en vue de l'adoption et en évitant les conflits de filiation.

17. Il appartient cependant au juge, lorsqu'il est saisi de conclusions en ce sens, de procéder, au regard des circonstances de l'espèce, à une mise en balance des intérêts en présence, celui de l'enfant, qui prime, celui des parents de naissance et celui des candidats à l'adoption, afin de vérifier que les dispositions de droit interne, eu égard à la gravité des mesures envisagées, ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale du père de naissance.

18. Pour déclarer M. A... irrecevable en son intervention volontaire et annuler sa reconnaissance de paternité, l'arrêt retient que, s'il a démontré sa détermination, par les nombreuses démarches qu'il a engagées pendant les mois qui ont suivi la naissance de l'enfant, à faire reconnaître sa paternité, il ne justifie pas d'une qualité à agir dès lors que le lien de filiation ne peut être établi.

19. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si l'irrecevabilité de l'action du père de naissance, qui n'avait pu, en temps utile, sans que cela puisse lui être reproché, faire valoir ses droits au cours de la phase administrative de la procédure, ne portait pas, eu égard aux différents intérêts en présence, une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale en ce qu'elle interdisait l'examen de ses demandes, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés.

Et sur les premiers moyens des pourvois n° R 19-24.608 et n° U 20-14.012, rédigés en termes identiques, réunis

Vu l'article 625, alinéa 2, du code de procédure civile :

20. La cassation de l'arrêt du 5 mars 2019 entraîne, par voie de conséquence, celle des arrêts des 5 novembre et 17 décembre 2019, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs ni de saisir la Cour européenne des droits de l'homme pour avis consultatif, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes leurs dispositions, les arrêts rendus les 5 mars, 5 novembre et 17 décembre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Riom ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : Mme Azar - Avocat général : Mme Marilly - Avocat(s) : SCP Waquet, Farge et Hazan ; SCP Piwnica et Molinié ; SCP Hémery, Thomas-Raquin, Le Guerer -

Textes visés :

Article 352, alinéa 1, du code civil ; article 329 du code de procédure civile ; article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur la qualité à agir par le biais de l'intervention volontaire dans une procédure d'adoption plénière, à rapprocher : 1re Civ., 8 juillet 2009, pourvoi n° 08-20.153, Bull. 2009, I, n°158 (rejet).

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