Numéro 1 - Janvier 2019

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Bulletin des arrêts des chambres civiles

Numéro 1 - Janvier 2019

CONFLIT DE JURIDICTIONS

1re Civ., 30 janvier 2019, n° 16-25.259, (P)

Annulation sans renvoi

Compétence internationale – Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 – Article 23 – Clause attributive de juridiction – Cas – Action en responsabilité d'un fournisseur contre son distributeur – Allégation de pratiques anticoncurrentielles – Clause se référant à la responsabilité d'un cocontractant du fait de pratiques anticoncurrentielles – Nécessité (non)

Il résulte de l'article 23 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne, que l'application, à l'égard d'une action en dommages-intérêts intentée par un distributeur à l'encontre de son fournisseur sur le fondement de l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, d'une clause attributive de juridiction contenue dans le contrat liant les parties n'est pas exclue au seul motif que cette clause ne se réfère pas expressément aux différends relatifs à la responsabilité encourue du fait d'une infraction au droit de la concurrence (CJUE 24 octobre 2018, C-595/17).

Dès lors qu'au soutient de l'action en responsabilité qu'il engage à l'encontre de son fournisseur, le distributeur allègue que ce dernier se serait livré à des pratiques anticoncurrentielles matérialisées dans les relations contractuelles nouées entre eux, au moyen des conditions contractuelles convenues, ces pratiques ne sont pas étrangères au rapport contractuel dans le cadre duquel la clause attributive de juridiction a été conclue. Cette clause doit, dès lors, recevoir application.

Sur le moyen unique, pris en ses trois premières branches :

Vu l'article 23 du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000 ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué, rendu sur renvoi après cassation (1re Civ., 7 octobre 2015, pourvoi n° 14-16.898), que la société eBizcuss.com (eBizcuss) s'est vue reconnaître la qualité de revendeur agréé pour les produits de la marque Apple par contrat conclu le 10 octobre 2002 avec la société Apple Sales International, contenant une clause attributive de compétence au profit des juridictions irlandaises ; qu'invoquant des pratiques anticoncurrentielles et des actes de concurrence déloyale qui auraient été commis à partir de l'année 2009 par les sociétés Apple Sales International, Apple Inc. et Apple retail France (Apple), la société eBizcuss, désormais représentée par la société MJA, en qualité de mandataire liquidateur, les a assignées en réparation de son préjudice devant un tribunal de commerce sur le fondement des articles 1382, devenu 1240 du code civil, L. 420-2 du code de commerce et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ; que l'arrêt ayant accueilli l'exception d'incompétence soulevée par la société Apple Sales International a été cassé, au visa de l'article 23 du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000 ;

Attendu que, pour accueillir le contredit de compétence et renvoyer l'affaire devant le tribunal de commerce de Paris, l'arrêt retient que la clause attributive de compétence invoquée par les sociétés Apple ne stipule pas expressément qu'elle trouve à s'appliquer en matière d'abus de position dominante ou de concurrence déloyale ;

Attendu cependant que, saisie par voie préjudicielle, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE 24 octobre 2018, C-595/17) a dit pour droit que l'article 23 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que l'application, à l'égard d'une action en dommages-intérêts intentée par un distributeur à l'encontre de son fournisseur sur le fondement de l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, d'une clause attributive de juridiction contenue dans le contrat liant les parties n'est pas exclue au seul motif que cette clause ne se réfère pas expressément aux différends relatifs à la responsabilité encourue du fait d'une infraction au droit de la concurrence ;

Et attendu que, par arrêt du 20 octobre 2011 (C-396/09 Interedil), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que le droit de l'Union s'oppose à ce qu'une juridiction nationale soit liée par une règle de procédure nationale, en vertu de laquelle les appréciations portées par une juridiction supérieure nationale s'imposent à elle, lorsqu'il apparaît que les appréciations portées par la juridiction supérieure ne sont pas conformes au droit de l'Union, tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne ;

D'où il suit que, bien que la cour d'appel de renvoi se soit conformée à la doctrine de l'arrêt qui l'avait saisie, l'annulation est encourue ;

Vu les articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 1015 du code de procédure civile ;

Attendu que la société eBizcuss a assigné les sociétés Apple devant le tribunal de commerce de Paris en soutenant que, dès l'ouverture de son premier Apple Store en France, en novembre 2009, Apple avait décidé le développement de son propre réseau de distribution et réservé, à cette fin, un traitement discriminatoire aux distributeurs indépendants qui, comme elle, en sont les principaux concurrents, en refusant ou en retardant la fourniture de nouveaux modèles au moment de leur mise sur le marché, puis en retardant les livraisons, la plaçant ainsi en situation de pénurie par rapport à son propre réseau de distribution, lui-même abondamment achalandé, en lui refusant la possibilité de procéder à la pré-vente de certains produits, par ailleurs offerte aux clients se rendant sur le site Internet Apple Store ou dans les magasins Apple Store, et en imposant à eBizcuss des tarifs grossistes supérieurs aux prix de vente au détail pratiqués sur le site Internet Apple Store ou dans les magasins Apple Store ; que ces pratiques anticoncurrentielles alléguées, qui se seraient matérialisées dans les relations contractuelles nouées entre les sociétés eBizcuss et Apple Sales International, au moyen des conditions contractuelles convenues avec elle, ne sont donc pas étrangères au rapport contractuel à l'occasion duquel la clause attributive de juridiction a été conclue ; que cette clause doit, donc, recevoir application ;

D'où il suit que, le comportement anticoncurrentiel allégué à l'encontre des sociétés Apple étant en lien avec le contrat contenant la clause attributive de juridiction, la Cour de cassation est en mesure de mettre fin au litige en constatant l'incompétence des juridictions françaises ;

PAR CES MOTIFS et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen :

ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 25 octobre 2016, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il fixe à la somme de 1 000 euros la créance de la société Apple Sales International, au passif de la liquidation judiciaire de la société eBizcuss.com au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : M. Vigneau - Avocat général : M. Sassoust - Avocat(s) : SCP Piwnica et Molinié ; SCP Meier-Bourdeau et Lécuyer -

Textes visés :

Article 23 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000.

Rapprochement(s) :

1re Civ., 11 octobre 2017, pourvoi n° 16-25.259, Bull. 2017, I, n° 216 (renvoi devant la Cour de justice de l'Union européenne), et l'arrêt cité. Sur la portée d'une clause attributive de juridiction ne se référant pas expressément aux différends relatifs à la responsabilité encourue du fait d'une infraction au droit de la concurrence, cf. : CJUE, arrêt du 24 octobre 2018, Apple Sales International e.a., C-595/17. Ch. mixte, 30 avril 1971, pourvoi n° 61-11.829, Bull. 1971, Ch. mixte, n° 8 (rejet). Sur l'obligation de laisser inappliquées des appréciations portées par une juridiction supérieure nationale lorsque celles-ci ne sont pas conformes au droit de l'Union, tel qu'interprété par la CJUE, cf. : CJUE, arrêt du 20 octobre 2011, Interedil, C-396/09 ; CJUE, ordonnance du 24 mai 2016, Leonmobili et Leone, C-335/15.

1re Civ., 30 janvier 2019, n° 17-28.555, (P)

Cassation partielle

Effets internationaux des jugements – Reconnaissance ou exequatur – Conditions – Absence de contrariété à l'ordre public international – Office du juge – Exercice par le juge étranger de son office en équité – Absence d'influence

L'exercice par le juge étranger de son office en équité ne fait pas, par principe, obstacle au contrôle par le juge de l'exequatur d'une éventuelle atteinte à l'ordre public international.

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. Z... a saisi le tribunal de police de Genève d'une plainte pour diverses malversations contre son associé, M. B... Y..., ainsi que d'une demande d'indemnisation du préjudice subi ; que le jugement rendu le 11 juillet 2013 a condamné pénalement celui-ci, alloué à M. Z... la somme de 36 000 francs suisses au titre de ses frais de défense et l'a renvoyé à agir par la voie civile pour ses autres prétentions ;

Sur le moyen unique, pris en ses première et deuxième branches :

Attendu que M. B... Y... fait grief à l'arrêt d'accorder l'exequatur au jugement suisse, alors, selon le moyen :

1°/ que seules les décisions des juridictions répressives statuant sur l'action civile peuvent bénéficier du régime simplifié de reconnaissance et d'exécution prévu par l'article 509-2 du code de procédure civile se référant à la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale ; qu'en jugeant ce régime simplifié applicable à la reconnaissance de la force exécutoire du jugement rendu le 11 juillet 2013 par le tribunal de police suisse bien que, s'il avait condamné M. B... Y... à verser à M. Z... une somme de 36 000 francs suisses à titre de juste indemnité de participation à ses honoraires de conseil afférents à cette procédure, ce jugement avait néanmoins renvoyé M. Z..., partie plaignante, à agir par la voie civile pour qu'il soit statué sur ses prétentions, de sorte que la décision de la juridiction répressive dont la reconnaissance simplifiée était demandée n'avait statué qu'au pénal et que la condamnation prononcée au profit du plaignant sur la seule action publique n'était pas de nature civile, la cour d'appel a violé l'article 509-2 du code de procédure civile ensemble l'article 1er de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale ;

2°/ que les indemnités de procédure allouées à une partie par une juridiction pénale qui n'a pas statué sur les intérêts civils ne relèvent pas de la matière civile et commerciale au sens de l'article 1er de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale ; qu'en affirmant que la condamnation dont M. Z... poursuit l'exécution est, certes prononcée par une juridiction répressive, mais est allouée à une victime en indemnisation des honoraires de conseils qu'elle a engagée dans le cadre de la procédure, la cour d'appel a violé l'article 1er de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale ;

Mais attendu que l'arrêt énonce, d'une part, que l'article 509-2 du code de procédure civile et la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 concernent la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, d'autre part, que selon son article 1er, cette Convention est applicable à ces deux matières, quelle que soit la nature de la juridiction ; que la cour d'appel en a exactement déduit que la condamnation au paiement d'une indemnité au titre des honoraires de conseil exposés par la victime devant la juridiction pénale saisie d'une demande civile relevait du champ d'application de cette Convention ; que le moyen n'est pas fondé ;

Mais sur la troisième branche du moyen :

Vu les articles 34 de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007, ensemble l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Attendu que, pour accorder l'exequatur au jugement, l'arrêt retient que le fait que l'indemnité procède d'une appréciation souveraine du juge préserve la décision d'une réaction de l'ordre public international et qu'en outre, le montant de cette indemnité doit être relativisé compte tenu de l'évolution de la parité entre l'euro et le franc suisse, du niveau plus élevé en Suisse qu'en France des rémunérations et des prix et du peu d'éléments pour apprécier l'importance, la complexité, la longueur de l'affaire ou sa mise en perspective avec d'autres instances ;

Qu'en statuant ainsi, alors que l'exercice par le juge étranger de son office en équité ne fait pas, par principe, obstacle au contrôle par le juge de l'exequatur de l'éventuelle atteinte à l'ordre public international, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre branche du moyen :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déclare l'appel interjeté par M. D... Y... irrecevable, l'arrêt rendu le 11 mai 2017, entre les parties, par la cour d'appel de Chambéry ; remet, en conséquence, sauf sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Grenoble.

- Président : Mme Batut - Rapporteur : M. Hascher - Avocat général : M. Sassoust - Avocat(s) : SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret ; SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel -

Textes visés :

Article 1 de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 concernant la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale ; article 509-2 du code de procédure civile ; article 34 de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 concernant la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale ; article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Rapprochement(s) :

Sur l'interprétation de la notion de matière civile retenue par la Cour de justice de l'Union européenne, cf. : CJCE, arrêt du 21 avril 1993, Sonntag, C-172/91 ; CJUE, arrêt du 22 octobre 2015, Aannemingsbedrijf Aertssen NV et Aertssen Terrassements SA, C-523/14.

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