Numéro 9 - Septembre 2023

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES

Crim., 5 septembre 2023, n° 22-84.763, (B), FRH

Cassation

Article 10, § 2 – Liberté d'expression – Presse – Diffamation – Bonne foi – Propos s'inscrivant dans le cadre d'un débat d'intérêt général – Conditions – Base factuelle suffisante – Propos ne dépassant pas les limites admissibles de la liberté d'expression – Recherche nécessaire

Pour apprécier si l'excuse de bonne foi peut être retenue au bénéfice du prévenu poursuivi du chef de diffamation publique, il appartient aux juges, en premier lieu, d'énoncer précisément les faits et circonstances leur permettant de juger, en application de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, si les propos litigieux s'inscrivent dans un débat d'intérêt général et s'ils reposent sur une base factuelle suffisante, notions qui recouvrent celles de but légitime d'information et d'enquête sérieuse, puis, en deuxième lieu, lorsque ces deux conditions sont réunies, si l'auteur des propos a conservé prudence et mesure dans l'expression et était dénué d'animosité personnelle, ces deux derniers critères devant être alors appréciés moins strictement.

M. [R] [V] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, chambre 5-2, en date du 28 juin 2022, qui, pour diffamation publique, l'a condamné à 10 000 euros d'amende avec sursis, a ordonné la publication de la décision, et a prononcé sur les intérêts civils.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. Le 21 février 2020, M. [L] [J] a porté plainte et s'est constitué partie civile du chef de diffamation publique envers un particulier à la suite d'un article publié le 20 décembre 2019 par son associé, M. [R] [V], sur sa page [2], intitulé « ma décennie à transformer [1], découverte de la fraude, faire face aux représailles et à la fin : l'espoir ». Cet article imputait à M. [J] plusieurs comportements délictueux et manquements aux réglementations applicables, dans le cadre de la gestion de la société de fabrication et de commercialisation de produits cosmétiques au sein de laquelle ils travaillaient ensemble.

3. Le tribunal correctionnel a notamment rejeté l'exception de nullité de l'acte initial de poursuites, déclaré M. [V] coupable du chef susvisé, l'a condamné à 10 000 euros d'amende avec sursis et a prononcé sur les intérêts civils.

4. Le prévenu et le ministère public, puis la partie civile, ont relevé appel de cette décision.

Examen des moyens

Sur le premier moyen et le deuxième moyen, pris en sa première branche

5. Les griefs ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Mais sur le deuxième moyen, pris en ses autres branches

Enoncé du moyen

6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [V] coupable des faits de diffamation envers particulier par parole, écrit, image ou moyen de communication au public par voie électronique qui lui étaient reprochés, alors :

« 2°/ en toute hypothèse, que sont justifiés les propos diffamatoires portant sur un sujet d'intérêt général et reposant sur une base factuelle suffisante ; que l'existence d'un sujet d'intérêt général et d'une base factuelle suffisante suffisent à justifier des propos diffamatoires indifféremment des critères traditionnels de la bonne foi ; qu'en se bornant à analyser la justification des propos poursuivis au regard des critères de la bonne foi sans rechercher, ainsi qu'elle y était pourtant invitée (dernières écritures d'appel de l'exposant, p. 11, in fine) si les propos en question portaient sur un sujet d'intérêt général lié à la santé publique et reposaient sur une base factuelle suffisante, critères distincts des quatre critères de la bonne foi, traditionnellement retenus au bénéfice de l'auteur de propos diffamatoires, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 appliqué à la lumière dudit article ;

3°/ en toute hypothèse, que, en matière de diffamation, lorsque l'auteur des propos soutient qu'il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s'exprimait dans un but légitime, était dénué d'animosité personnelle, s'est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l'expression, de rechercher d'abord, en application de ce même texte, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, si lesdits propos s'inscrivent dans un débat d'intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, afin, s'ils constatent que ces deux conditions sont réunies, d'apprécier moins strictement ces quatre critères, notamment s'agissant de l'absence d'animosité personnelle et de la prudence dans l'expression ; qu'en se bornant à examiner si M. [V] s'exprimait dans un but légitime, était dénué d'animosité personnelle et s'était appuyé sur une enquête sérieuse sans rechercher si les propos qui lui étaient reprochés s'inscrivaient dans un débat d'intérêt général et reposaient sur une base factuelle suffisante, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 appliqué à la lumière dudit article. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 593 du code de procédure pénale :

7. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties.

L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.

8. Pour refuser au prévenu le bénéfice de la bonne foi et confirmer le jugement, l'arrêt attaqué, après avoir énoncé que les propos poursuivis portent atteinte à l'honneur ou à la considération de la partie civile, retient en substance que les pièces produites par M. [V], précisément énumérées et analysées, ne permettent pas de corroborer les faits dénoncés dans la publication litigieuse ni de considérer que ce dernier ait agi de bonne foi en tant que lanceur d'alerte.

9. Les juges ajoutent que le terme de « représailles », dans un contexte de mésentente entre M. [V] et M. [J], est exclusif de bonne foi en ce qu'il est excessif.

10. Ils concluent que le prévenu ne peut arguer de sa bonne foi dès lors que les faits dénoncés reposent sur une enquête partiale qui ne peut être qualifiée de sérieuse, qu'ils n'ont pas été divulgués dans un but légitime d'information et en l'absence d'animosité personnelle, puisque la société de M. [V] est directement concurrente de celle de M. [J], que les deux hommes ne s'entendent plus et que le premier a par ailleurs essayé de faire nommer un administrateur provisoire pour exclure le second de sa société, demande dont il a été définitivement débouté.

11. En se déterminant ainsi, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.

12. En effet, lorsque l'auteur des propos soutient qu'il était de bonne foi, il appartient au juge de rechercher, en premier lieu, en application de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, si lesdits propos s'inscrivent dans un débat d'intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, notions qui recouvrent celles de légitimité du but de l'information et d'enquête sérieuse, afin, en second lieu, si ces deux conditions sont réunies, d'apprécier moins strictement les critères de l'absence d'animosité personnelle et de la prudence et mesure dans l'expression.

13. La cassation est par conséquent encourue, sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres griefs.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu d'examiner les troisième et quatrième moyens de cassation proposés, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, en date du 28 juin 2022, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel d'Aix-en-Provence et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.

Arrêt rendu en formation restreinte hors RNSM.

- Président : M. Bonnal - Rapporteur : Mme Merloz - Avocat général : M. Tarabeux - Avocat(s) : SCP Delamarre et Jehannin ; SCP Waquet, Farge et Hazan -

Textes visés :

Article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; article 593 du code de procédure pénale.

Rapprochement(s) :

Crim., 28 juin 2017, pourvoi n° 16-80.064, Bull. crim. 2017, n° 178 (cassation sans renvoi), et les arrêts cités ; Crim., 15 octobre 2019, pourvoi n° 18-83.255, Bull. crim. (cassation).

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