Numéro 9 - Septembre 2021

Bulletin des arrêts de la chambre criminelle

SAISIES

Crim., 15 septembre 2021, n° 20-84.674(B)

Cassation

Saisies spéciales – Requêtes relatives à l'exécution de la saisie – Compétence du magistrat à l'origine de la saisie ou du juge d'instruction

Si le liquidateur judiciaire peut être considéré comme le représentant des créanciers, il ne peut toutefois pas bénéficier de la qualité de créancier muni d'un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible au sens des dispositions de l'article 706-146 du code de procédure pénale qui, en conséquence, ne peuvent servir de fondement à l'ordonnance autorisant le liquidateur, représentant du propriétaire du bien saisi, à vendre celui-ci.

En revanche, en application de l'article 706-144 du même code, le magistrat qui a ordonné la saisie d'un bien ou le juge d'instruction en cas d'ouverture d'une information judiciaire postérieurement à la saisie sont compétents pour statuer sur toutes les requêtes relatives à l'exécution de la saisie, en sollicitant au besoin l'avis du procureur de la République.

Il se déduit de ce texte que le juge des libertés et de la détention, pendant l'enquête, ou le juge d'instruction, au cours de l'information judiciaire, est compétent pour autoriser, par ordonnance motivée rendue à la requête du propriétaire du bien ou du droit objet d'une saisie pénale spéciale, ou son représentant, et après avis du procureur de la République, l'aliénation de ce bien, lorsque le maintien de la saisie du bien ou du droit en la forme n'est pas nécessaire et que la vente n'apparaît pas frauduleuse.

Ce magistrat doit également déterminer les conditions de cet acte, et décider du report de la saisie sur le prix de vente qui doit être consigné auprès de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) après, le cas échéant, désintéressement des créanciers titulaires d'une sûreté ayant pris rang antérieurement à la date à laquelle la saisie pénale spéciale est devenue opposable.

Saisies spéciales – Décision autorisant l'aliénation du bien ou du droit – Appel – Qualité – Partie intéressée

Aux termes de l'article 706-144 du code de procédure pénale, seuls le requérant et le procureur de la République peuvent, dans un délai de dix jours à compter de la notification de la décision, faire appel de celle-ci devant la chambre de l'instruction. Toutefois, il résulte tant des dispositions de l'article 706-152 du code de procédure pénale que de celles de l'article 99-2, alinéa 2, du même code que les conditions de recevabilité de l'appel des décisions emportant aliénation avant jugement des biens placés sous main de justice sont plus larges que celles des décisions de saisie pénale spéciale qui ne peuvent être contestées devant la chambre de l'instruction que par le procureur de la République, le propriétaire du bien ou du droit saisi, et les tiers ayant des droits sur ce bien ou sur ce droit. Il se déduit de ces éléments que toute partie intéressée peut déférer devant la chambre de l'instruction toute décision autorisant le propriétaire du bien ou du droit saisi ou son représentant, à aliéner ledit bien ou droit. En conséquence, encourt la cassation, l'arrêt de chambre de l'instruction qui déclare irrecevable l'appel formé par une personne mise en examen, par ailleurs associée d'une société détenant des parts dans une autre société propriétaire du bien saisi, contre l'ordonnance de ce magistrat ayant autorisé le liquidateur judiciaire de celle-ci à procéder à la vente dudit bien, en constatant qu'elle n'a pas la qualité de personne ayant des droits sur celui-ci.

Mme [X] [Y], épouse [L], a formé un pourvoi contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nancy, en date du 26 mars 2020, qui a déclaré irrecevable son appel de l'ordonnance du juge d'instruction ayant autorisé la vente d'un bien saisi.

LA COUR,

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. Le procureur de la République a ouvert une information des chefs de banqueroute, infractions à la loi sur les sociétés, aide au séjour irrégulier, travail dissimulé et blanchiment concernant les activités des sociétés Château de [Localité 1] et [Localité 1], et de la société civile immobilière Domaine du château de [Localité 1], toutes créées sous l'égide de M. [F] [S], ressortissant ukrénien soupçonné d'avoir commis en Ukraine une vaste escroquerie portant sur douze millions d'euros et qui entretient une liaison avec Mme [Y].

3. Les investigations ont révélé que la société Domaine du château de [Localité 1], détenue à 99 % par la société civile GACM de droit luxembourgeois dans laquelle la demanderesse est associée, dirigée par M. [Z] [U], chauffeur de M. [S], et ayant pour gérant de fait ce dernier, a acquis le château de [Localité 1] le 30 octobre 2015, à l'aide de fonds dont l'origine apparaît douteuse. Mme [Y], mise en examen des chefs précités affirme avoir financé cet achat grâce à des fonds personnels.

4. Le 31 octobre 2018, le juge d'instruction a ordonné la saisie du château ainsi que de l'immeuble de la société Hostellerie de [Localité 1].

5. Par jugement du 8 octobre 2019, le tribunal de commerce de Dijon a prononcé la liquidation judiciaire des sociétés Château de [Localité 1] et [Localité 1], et de la société civile immobilière Domaine du château de [Localité 1] et a désigné la société MP Associés en qualité de liquidateur judiciaire.

6. Le 21 octobre 2019, celle-ci, précisant ne pouvoir assurer l'entretien et le gardiennage du château, a déposé une requête auprès du juge d'instruction sollicitant la mainlevée de la saisie pénale de ce bien en vue d'obtenir l'autorisation du juge commissaire de le vendre aux enchères publiques.

7. Le 19 décembre 2019, le juge d'instruction a autorisé le liquidateur judiciaire à procéder à la vente aux enchères du bien et de ses dépendances, par une ordonnance à l'encontre de laquelle Mme [Y] a interjeté appel.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

8. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré irrecevable l'appel interjeté par Mme [X] [Y], épouse [L], contre l'ordonnance du juge d'instruction du 19 décembre 2019, alors :

« 1°/ qu'est un tiers ayant des droits au sens de l'article 706-150 du code de procédure pénale toute personne physique ou morale, qui, en raison des parts sociales qu'elle détient dans une SCI propriétaire d'un immeuble, est directement intéressée aux conséquences d'une mesure portant atteinte à la propriété de ce bien ; qu'en déclarant irrecevable l'appel interjeté par Mme [Y], épouse [L], associée de la société GACM, elle-même associée et titulaire de parts de la SCI « Domaine du château de [Localité 1] », contre l'ordonnance d'autorisation d'aliénation de ce bien, lorsque cette ordonnance, qui autorise un acte de disposition sur cet immeuble, porte nécessairement atteinte aux droits des associés de la SCI qui en est le propriétaire, la chambre de l'instruction a méconnu les articles 706-150, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

2°/ que le juge qui autorise la vente d'un immeuble objet d'une mesure de saisie doit apprécier le caractère proportionné de l'atteinte portée aux droits des tiers directement intéressés ; qu'en déclarant irrecevable l'appel interjeté par Mme [Y], épouse [L], contre l'ordonnance d'autorisation d'aliénation du « Domaine du château de [Localité 1] », sans s'expliquer sur la nécessité et la proportionnalité de l'atteinte portée au droit de propriété du demandeur en autorisant l'aliénation de ce bien, la chambre de l'instruction a méconnu les articles 6, § 1, de la Convention des droits de l'homme, 1er du protocole additionnel à cette convention, 706-150, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

3°/ qu'en déclarant irrecevable l'appel interjeté par Mme [Y], épouse [L], privant ainsi l'exposante de toute possibilité de contester la régularité de l'ordonnance d'autorisation d'aliénation du « Domaine du château de [Localité 1] », lorsqu'elle mettait précisément en cause la régularité de cet acte de disposition et que celui-ci porte nécessairement atteinte à ses droits d'associée de la SCI qui en est la propriétaire, la chambre de l'instruction a méconnu son droit à un recours effectif garanti par les articles 6 et 13 de la Convention des droits de l'homme. »

Réponse de la Cour

- Détermination préalable du texte applicable :

9. Pour prononcer sur les conditions de recevabilité de l'appel formé par Mme [Y], il est nécessaire de s'interroger préalablement sur la pertinence du fondement légal de l'ordonnance rendue par le juge d'instruction.

10. En effet, ce dernier, pour autoriser le liquidateur de la société Domaine de [Localité 1], propriétaire du château de [Localité 1], à vendre ce bien immobilier sur le fondement de l'article 706-146 du code de procédure pénale, relève, notamment, que le requérant est le liquidateur des sociétés Château de [Localité 1], [Localité 1] et de la société Domaine du château de [Localité 1] et qu'il entre dans ses missions, d'une part, de représenter les intérêts des créanciers de l'ensemble de ces procédures de liquidation judiciaire et dès lors, notamment, les victimes des infractions qui sont reprochées aux mis en examen, d'autre part, d'exercer les droits patrimoniaux des sociétés en liquidation.

11. L'article 706-146 susvisé prévoit que si le maintien de la saisie du bien en la forme n'est pas nécessaire, un créancier muni d'un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible peut être autorisé, dans les conditions prévues à l'article 706-144, à engager ou reprendre une procédure civile d'exécution sur le bien conformément aux règles applicables à ces procédures.

12. Si le liquidateur judiciaire peut être considéré comme le représentant des créanciers, il ne peut toutefois pas bénéficier de la qualité de créancier muni d'un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible au sens des dispositions susvisées qui, en conséquence, ne peuvent servir de fondement à l'ordonnance autorisant le liquidateur, représentant du propriétaire du bien saisi, à vendre celui-ci.

13. En revanche, en application de l'article 706-144 du même code, le magistrat qui a ordonné la saisie d'un bien ou le juge d'instruction en cas d'ouverture d'une information judiciaire postérieurement à la saisie sont compétents pour statuer sur toutes les requêtes relatives à l'exécution de la saisie, en sollicitant au besoin l'avis du procureur de la République.

14. Il se déduit de ce texte que le juge des libertés et de la détention, pendant l'enquête, ou le juge d'instruction, au cours de l'information judiciaire, est compétent pour autoriser, par ordonnance motivée rendue à la requête du propriétaire du bien ou du droit objet d'une saisie pénale spéciale, ou son représentant, et après avis du procureur de la République, l'aliénation de ce bien, lorsque le maintien de la saisie du bien ou du droit en la forme n'est pas nécessaire et que la vente n'apparaît pas frauduleuse.

15. Ce magistrat doit également déterminer les conditions de cet acte, et décider du report de la saisie sur le prix de vente qui doit être consigné auprès de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) après, le cas échéant, désintéressement des créanciers titulaires d'une sûreté ayant pris rang antérieurement à la date à laquelle la saisie pénale spéciale est devenue opposable.

- Réponse au moyen :

Vu les articles 1er du Protocole n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 6, § 1, de ladite Convention et 706-144 du code de procédure pénale :

16. Aux termes de l'article 706-144 du code de procédure pénale, seuls le requérant et le procureur de la République peuvent, dans un délai de dix jours à compter de la notification de la décision, faire appel de celle-ci devant la chambre de l'instruction.

17. Cependant, il se déduit des deux premiers textes, tels qu'interprétés par la Cour européenne des droits de l'homme, que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens et que, si ces dispositions ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général, les intéressés doivent bénéficier d'une procédure équitable qui comprend notamment le caractère contradictoire de l'instance.

18. Dans le même sens, les dispositions de l'article 706-152 du code de procédure pénale, issues de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016, qui prévoient la faculté pour le juge ayant ordonné une saisie immobilière, dans l'hypothèse où les frais de conservation de l'immeuble sont disproportionnés par rapport à sa valeur en l'état, d'autoriser l'AGRASC à l'aliéner, autorisent les parties intéressées et les tiers ayant des droits sur le bien à déférer la décision à la chambre de l'instruction.

19. Cette dernière formulation figure à l'identique à l'avant-dernier alinéa de l'article 99-2 du code de procédure pénale, qui autorise, dans son alinéa 2, le juge d'instruction à remettre à l'AGRASC, en vue de leur aliénation, les biens meubles corporels placés sous main de justice dont la conservation n'est plus nécessaire à la manifestation de la vérité et dont la confiscation est prévue par la loi, lorsque le maintien de la saisie serait de nature à diminuer la valeur du bien.

20. Les conditions de recevabilité de l'appel des décisions emportant aliénation avant jugement des biens placés sous main de justice sont ainsi plus larges que celles des décisions de saisie pénale spéciale qui ne peuvent être contestées devant la chambre de l'instruction que par le procureur de la République, le propriétaire du bien ou du droit saisi, et les tiers ayant des droits sur ce bien ou sur ce droit.

21. Cette différence se justifie par le fait que les décisions de saisie pénale spéciale ont pour seul effet de rendre indisponible le bien qui en est l'objet, alors que les décisions emportant aliénation d'un tel bien entraînent la substitution au bien saisi d'une somme d'argent, et sont susceptibles d'avoir des effets sur la situation juridique de tiers qui ne sont cependant pas titulaires de droit sur l'objet placé sous main de justice.

22. Il s'en déduit que toute partie intéressée peut déférer devant la chambre de l'instruction toute décision autorisant le propriétaire du bien ou du droit saisi ou son représentant, à aliéner ledit bien ou droit.

23. Par partie intéressée, il faut entendre toute personne ayant un intérêt à s'opposer à une telle décision.

24. En l'espèce, pour déclarer irrecevable l'appel de Mme [Y], l'arrêt attaqué, après avoir rappelé les termes des articles 706-144, 706-146 et 706-150 du code de procédure pénale, énonce qu'il résulte de ces dispositions que seul le propriétaire du bien immobilier ou les tiers ayant des droits sur le bien disposent de la qualité et d'un intérêt à agir en contestation de l'ordonnance du juge d'instruction emportant aliénation dudit bien immobilier.

25. Les juges ajoutent que le château de [Localité 1] a été racheté par la société de droit français Domaine du château de [Localité 1] dont les parts sociales étaient détenues à 99 % par la société civile GACM de droit luxembourgeois représentée par Mmes [V] [R] et [X] [Y], l'autre associée de la première société étant Mme [R] qui a vendu son unique part sociale à la société [Localité 1] créée officiellement par M. [U] le 15 novembre 2017.

26. Ils concluent que Mme [Y], en tant qu'associée de la société GACM, société elle-même associée et titulaire de parts de la société Domaine du Château de [Localité 1], seule propriétaire du bien saisi, n'a pas la qualité de tiers ayant des droits sur le bien et n'a donc pas qualité pour exercer un recours contre l'ordonnance rendue par le juge d'instruction.

27. En prononçant ainsi, sans rechercher si Mme [Y], associée de la société GACM, laquelle est propriétaire de 99 % des parts de la société à laquelle appartient le bien saisi, avait un intérêt à contester la décision du juge d'instruction autorisant la vente litigieuse, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés.

28. La cassation est par conséquent encourue.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nancy, en date du 26 mars 2020, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;

RENVOIE la cause et les parties devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nancy, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nancy et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.

- Président : M. Soulard - Rapporteur : Mme Planchon - Avocat général : M. Valat - Avocat(s) : SCP Rousseau et Tapie -

Textes visés :

Articles 706-144 et 706-146 du code de procédure pénale ; articles 706-144, 706-152 et 99-2 du code de procédure pénale.

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